La maraude du Vieux Touque
Chapitre 75 : Retour en sa demeure - la route de l'Est
2942 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 10/05/2020 20:42
Les amoureux eurent tôt fait de trouver leur équilibre dans ce voyage en tête-à-tête. Le soir même ils descendirent dans le val de la Bruinen et en passèrent le gué. Le lendemain, ils allaient bon train de bois de pins en bosquets de feuillus clairsemés. Les teintes chaudes s’étaient éteintes et une pluie fine, poussée par le vent du nord, ralentissait la progression du poney qui regrettait les écuries et les champs de Fondcombe.
Deux jours plus tard, après avoir passé le pont de la Mitheithel, ils approchèrent de la dernière auberge, qu’Arathorn avait rebâtie et réapprovisionnée. La fumée épaisse d’un feu de cheminée avertissait de loin qu’un âtre attendait là le voyageur. Une ferme fortifiée leur apparut bientôt, alors que la nuit tombait. Les visiteurs frappèrent à la porte de chêne renforcée d’acier. Un homme solide leur ouvrit le portail après les avoir dûment examinés. L’endroit ressemblait plus à un château assiégé qu’à un relais de poste, mais c’était là l’une des volontés de feu Arathorn. La cour pouvait recevoir les troupeaux d’ovins des environs. D’amples réserves rentrées à l’automne encombraient les greniers. Une fois le poney à l’abri, ils pénétrèrent le corps de logis, et y furent accueillis par Argonui lui-même.
Gerry prit soin d’exprimer une certaine déférence militaire envers le nouveau chef des Dúnedain d’Arnor. De toute évidence ils étaient attendus, on veillait sur leur voyage. Mais Gerry eut aussi la sensation qu’on cherchait à lui démontrer la réalité et le succès des actions économiques d’Arathorn.
Avant d’aller se coucher, Gerry confia à Argonui les dernières paroles de son père le concernant. Il s’en montra très touché. Le chef des rangers fut également frappé qu’Arathorn l’associât à Gandalf dans ses dernières pensées à propos de la destinée des Dunedain.
Le couple resta une journée à l’abri à l’auberge, rebuté par une pluie glaciale et torrentielle. Les rôdeurs qui n’avaient pas rencontré Gerry furent avides d’entendre l’histoire de l’expédition. Bien qu’il lui fût pénible de se comporter en vétéran des guerres gobelines, il leur donna satisfaction, non sans rehausser le rôle de leur ancien capitaine. En fin de compte, les dúnedain garderaient le souvenir d’une expédition héroïque qui avait vaincu tous les obstacles, même un couple de dragons, mais dont les deux capitaines avaient payé l’exploit de leur vie.
Les voyageurs reprirent leur périple le long de la route de l’est. Au nord s’étendait la désolation où seuls quelques troupeaux vaquaient à la belle saison. Au sud les halliers abritaient de rares hameaux réimplantés par Arathorn. Les emplacements où campèrent Avacuna et Gerry étaient assez fréquentés pendant la belle saison, mais ils ne rencontrèrent pas âme qui vive pendant plusieurs jours. Un midi, pourtant, ils dépassèrent dans la brume une charrette de nains tirée par un âne. Comme les voyageurs se saluaient gravement et échangeaient quelques nouvelles, Gerry se demanda si l’un d’eux n’était pas présent à l’auberge de l’Oie Saoule, le jour où il s’était comporté de façon si bizarre.
Le lendemain ils passèrent au pied du Mont Venteux, grand promontoire au nord de la route, qui portait encore les stigmates des lointaines guerres du nord. Ils campèrent un peu plus loin près des marais aux cousins, se nourrissant des quenouilles dont Gandalf lui avaient vanté les mérites culinaires, il y avait une éternité. Heureusement, en cette période hivernale, les moustiques et les nick-brickeux, sortes de parasites bruyants des marais, les laissèrent tranquilles.
Enfin ils atteignirent la colline de Bree, un soir d’averse. Avacuna était très excitée, mais Gerry lui fit passer une petite inspection préalable avant de se présenter à la porte est – elle avait vraiment l’air d’une hobbite ! Le gardien, un gaillard maigre et rustaud, ne vit aucun danger dans ce couple de hobbits, en dehors du fait incongru qu’il ne les connaissait point et qu’ils se présentaient par la porte est. Mais cela suffit à les retarder passablement, jusqu’à ce que Gerry eût décliné son identité en haussant quelque peu le ton. Les voyageurs poussèrent jusqu’au centre du village, où ils logèrent à l’enseigne du Poney Fringant.
Le patron, un gros homme chauve, répondant au nom de Fortuné Poiredebeurré, les reçut comme des princes. Gerry jugea plus prudent de laisser le chevreau avec le poney à l’écurie, ce qui ne fut guère du goût de sa maîtresse. Fortuné resta un instant interloqué lorsque Gerry énonça son nom et présenta la jeune madame Touque à ses côtés, mais en bon hôtelier il se reprit bien vite et rameuta sa valetaille. Une chambre cossue, basse et proche du sol leur fut allouée. Lorsqu’ils se furent rafraîchis et rassasiés, un vieux hobbit vint débarrasser et s’enquérir si tout était à leur convenance. Le couple fut invité à faire un tour dans la salle commune. Gerry fatigué aurait volontiers décliné, mais il accepta par égard pour Avacuna, animée d’une grande curiosité.
La grande salle, réchauffée par un âtre généreux et lambrissée de panneaux cossus, leur fit un accueil soigné. Le maître de céans distribuait brocs et bouteilles comme rarement un soir d’hiver. Le couple se rendit rapidement compte que des événements inhabituels dans la Comté avaient attiré l’attention des gens du cru sur un nom aussi prestigieux que celui de Touque. Aussi l’auberge était-elle pleine de curieux qui grossissaient les rangs des habitués. Gerry fut donc contraint de conter par le menu ses voyages dans l’est pour visiter les hommes d’au-delà des montagnes en compagnie d’un magicien, et comment il avait rencontré et épousé Mlle Adamante Replet, ici présente et désormais Mme Gérontius Touque.
Ces nouvelles bouleversèrent la conception que l’on se faisait du destin de « Monsieur Gerry ». Les commentaires les plus variés fusèrent au sujet de « l’affaire », au grand désarroi du hobbit qui n’y comprenait rien. Pour mettre un peu d’ordre dans ce brouhaha, Madame Poiredebeurré, une grande femme énergique et rougeaude, et qui jouissait de passablement plus d’entendement que la plupart de ses clients, fit faire silence et exposa les nouvelles de la Comté en les dépouillant des affabulations de la populace de Bree :
– Le bruit a couru il y a quelques mois, vers la fin du printemps, que le Thain avait décidé de mettre des cailloux dans les poches de son fils 1, comme on dit par chez nous dans le pays de Bree, sauf votre respect, Monsieur Gerry. Les mauvaises langues ont rapporté que des dizaines de pères – hum, enfin des pères de jeunes filles, si vous me suivez – ont défilé aux Coteaux de Touque pour de mystérieuses affaires en rapport avec vous. Et de quelles affaires il s’agissait, vous le savez mieux que nous autres ! C’est à peu près à ce moment-là qu’un malheureux a été happé par les sables mouvants, dans le sud au-delà de Longoulet sur le Brandevin, tout près du manoir des Sonnecor. On l’a pas retrouvé, mais on a cru que c’était vous. Mais d’autres rumeurs ont rapporté que ce magicien, un vieux bonhomme que nous connaissons ici, vous avait tiré l’oreille et emmené on ne sait où. Mais nous autres de Bree, on en était sûrs puisque le vieux Bob, ici présent, s’était rendu à la foire du printemps de Thalion lorsque les troubles ont commencé avec les types noirs. Et il a discuté chez Hobbegar Fouine, l’aubergiste de là-bas. Il prétend qu’on y a vu Monsieur Gerry avec le vieux Gandalf partir en catimini dans la cambrousse avec les types noirs aux trousses. En fin de compte, dans la Comté on vous a présumé mort depuis le début de l’hiver. Il faut dire qu’il y en a un certain nombre, là-bas du côté de Châteaubrande ou même de Longuefaille, qui auraient p’têt intérêt à ce que vous le restiez, si vous me suivez ! Et d’après ce qu’on raconte ici – et je tiens toujours pour Bree, si vous me comprenez, sauf votre respect – il y a du changement dans l’air de la Comté, et c’est pas forcément pour le meilleur… Pasqu’avec les types noirs et les troubles, il y a eu quêque pénurie, et les vivres auraient pu être mieux réparties…
Mme Poiredebeurré s’arrêta enfin, le souffle court. Sa tirade énergique avait été tout du long, ponctuée d’approbations gouailleuses, de rectifications mineures et de précisions imagées de la part de la compagnie.
Gerry avait perçu le regard égrillard d’Avacuna lors de l’allusion aux légions de jeunes filles. Pourtant elle était restée sereine, absorbée dans l’observation de ces mœurs villageoises, si étonnantes pour elle.
Après un sourire à sa bien-aimée, Gerry se leva, s’éclaircit la voix et lança à la cantonade :
– Eh bien, mes chers amis, je voudrais tout d’abord vous dire combien il est plaisant pour mon épouse et moi-même de reprendre contact avec la civilisation, en passant par la bonne ville de Bree ! Et pour fêter cela, permettez-moi de sacrifier à la vénérable tradition de la tournée du voyageur !
Une salve d’applaudissements accueillit cette déclaration liminaire encourageante.
– J’ai plaisir à voir qu’ici, dans le pays de Bree, on ne se laisse pas duper par le premier ragot venu, surtout s’il vient de la Comté !
Un tonnerre de vivats ponctua ce compliment choisi, et quelques rires apprécièrent le second degré. Lorsque le calme revint, Fortuné Poiredebeurré et son épouse distribuaient les chopes promises.
– Je suis sûr que mon retour va dissiper tout malentendu concernant mon engagement aux côtés de mon père et du clan Touque pour organiser le secours aux familles dans le besoin et promouvoir les échanges commerciaux avec nos excellents voisins.
La réaction fut plus mitigée. De nombreuses familles hobbites du pays de Bree étaient apparentées aux Brandebouc à l’est du Brandevin. L’ancien antagonisme entre les Vieilbouc et les Touque n’y était pas oublié. Ce discours de fermeté à l’adresse des détracteurs du Thain avait été compris. En revanche les membres du conseil de Bree, tant Grandes Gens que Petites Personnes, applaudissaient aux promesses commerciales, secondés par les marchands et colporteurs.
– Les arrangements exceptionnels – mais excellents ! – qu’a conclus le Pays de Bree, montrent quel prix vous savez donner à la paix et à l’ordre. Tout comme vous, je ne laisserai pas s’installer la discorde dans la Comté, et surtout pas dans ma propre famille !
Une approbation largement partagée vint saluer ces considérations assez conservatrices. Après tout, la stabilité dans la Comté était nécessaire à la prospérité dans la région. Mais il était bien loin, le temps où ce garnement de Monsieur Gerry gambadait sur son poney avec de trop nombreuses plumes à son chapeau ! Voilà qu’il parlait en chef, à présent, et avec un ton mûr qu’il savait ne pas laisser paraître trop rassis !
Enfin Gerry voulut donner un aperçu des nouvelles d’au-delà du microcosme habituel des villageois. Par la même occasion, il associait à sa personne l’image d’un hobbit averti, ayant quelque connivence avec les pouvoirs occultes du monde :
– Enfin, soyez assurés que les exactions des « types noirs » qui ont assombri ces derniers mois sont désormais derrière nous. Les rôdeurs les ont vaincus et nous allons pouvoir reprendre nos affaires en bons voisins. Vous pouvez dormir en paix !
Là-dessus, Gerry et Avacuna regagnèrent leur chambre. Ils avaient donné au Pays de Bree de quoi occuper ses soirées durant quelques semaines. Ce soir-là Avacuna interrogea longuement Gerry quant aux mœurs des Hobbits – et particulièrement celles des jeunes libertins – et les explications se prolongèrent fort avant dans la nuit !
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Les voyageurs reprirent la route de bonne heure le lendemain matin. Ils l’ignoraient encore, mais ce fut ce jour-là que les rôdeurs se montrèrent de retour aux alentours du pays. C’est dire si le prestige de Gérontius en fut accru – on le peignit comme le compagnon des magiciens et des rôdeurs, partant un matin pour éradiquer les brigands et revenant une belle à son bras. Sa parole était haute, honnête et prophétique. Et sa bourse libérale...
Mais pour le moment, Gerry avait hâte de rentrer au pays. La perspective d’un défilé des pères de ses anciennes conquêtes devant le Thain l’avait passablement inquiété. Sous un ciel de plomb, les voyageurs forcèrent l’allure le long d’une belle route pavée, bordée d’arbres séculaires, et parvinrent au pont des arbalètes dans la soirée. Ils logèrent à l’auberge du pont, où ils constatèrent une effervescence inhabituelle.
Les chefs de clans avaient animé la scène depuis que le vieux Fortimbras s’était trouvé déstabilisé par la disparition mystérieuse de son fils et les diffamations orchestrées par quelques familles. Gerry mesurait mieux à présent les difficultés que devaient ressentir son père. Mais l’assistance lui confirma, les uns effarés par sa présence, les autres avec une satisfaction malsaine, qu’il était présumé mort ! Un procès était même ouvert à Grand-Cave pour répondre à de sombres affaires d’héritage !
Les voyageurs ne prirent guère le temps de profiter des paysages de la Comté. Un Touque des Coteaux qui se trouvait à l’Auberge du pont ce matin-là leur prêta un poney pour qu’ils pussent rallier Bourg-de-Touque au plus tôt. Pourtant Avacuna apprécia la douceur des collines et le serpentin de l’Eau, la charmante et laborieuse mise en valeur des terres, les jardins miniatures qui lui rappelaient sa vallée cachée.
Le couple parvint aux portes de Bourg-de-Touque dans la soirée. Les villageois s’assemblèrent dans la rue comme la rumeur de leur arrivée se répandait comme rats en moisson. Quelques vivats de ses amis et parents fusèrent, mais également quelques plaisanteries assez lestes sur le thème de l’éternel séducteur. Gerry décida donc immédiatement de couper court. Il poussa jusqu’à la place du village, où ils démontèrent et grimpèrent sur la large margelle du lavoir. On apprécia la haute taille et l’air incisif de Gerry, mais ce furent ses habits, cape elfique sur gilet rapiécé, qui frappèrent tous ceux qui le connaissaient comme un dandy accompli.
– Chers amis, famille chérie entre toutes, j’ai l’immense plaisir de vous annoncer mon retour parmi vous et de vous présenter mon épouse Adamante.
Avacuna fit une petite révérence fort gracieuse et modeste. Après un moment de silence abasourdi et incrédule, les cousins directs les plus âgés de Gerry lancèrent des vivats, entraînant le village avec eux. Il est juste de dire que quelques jeunes filles, cousines éloignées, perdirent alors leurs dernières illusions, mais leurs larmes furent prises pour des manifestations de joie. Avacuna parvint à prononcer quelques mots au milieu d’une foule surexcitée :
– Mon nom est Adamante Replet, à présent épouse Gérontius Touque. Je suis profondément émue de l’accueil chaleureux que vous avez réservé à notre retour impromptu. Et j’espère que nous pourrons réitérer ici, la fête et la cérémonie qui furent tenues dans l’est, dans mon lointain pays.
Cette déclaration très énigmatique maintenait dans le flou l’origine généalogique et géographique exacte de la belle – or les Hobbits sont très tatillons sur ces sujets – mais elle laissait clairement entendre qu’il y aurait une grande réunion festive avec force plats et libations. Cette annonce, pour spontanée, n’était pas moins imprudente, car Fortimbras était fort jaloux de ses finances. Mais tout compte fait, la déclaration était assez habile, car elle cristallisa immédiatement autour de Gerry la perspective d’une unité rétablie. Avacuna envoya son chevreau parmi les moutons qui observaient eux aussi la scène, avec moins d’avidité et d’émotion que les hobbits, il faut le reconnaître. Les cousins prirent en charge le poney, et le couple fut escorté jusqu’à la demeure ancestrale par le grand portail du Bourg.
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NOTES
1 De nos jours, on dirait plutôt « mettre du plomb dans la cervelle ».