La maraude du Vieux Touque

Chapitre 73 : Retour en sa demeure - Le cadeau de la Dame

2936 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 05/05/2020 02:17

Gerry confia Avacuna à Idril, et déjà les deux filles babillaient avec animation. Puis le jeune elfe conduisit son ami à sa chambre, où le hobbit se rafraîchit et revêtit des vêtements décents. Les effets d’elfes qu’on lui prêtait s’ajustaient à présent à sa taille de grand et robuste hobbit. Ainsi paré, Gerry eût fait sensation à Grand-Cave, songea-t-il devant le miroir. Ces exigences de l’étiquette des Dùnedain lui paraissaient un peu dérisoires, mais s’y soumettre l’avait peut-être un peu aidé à se préparer à l’épreuve.

La gorge serrée, il partit donc en quête de la dame des Dúnedain, dirigeant ses pas vers le jardin. S’approchant de la rotonde où la dame et son époux avaient coutume, jadis, de goûter la paix de la vallée, il avisa un petit garçon qui grimpait aux branches d’un arbre bas. Le petit bondissait d’échelles de corde en plates-formes de rondins, brandissant une épée de bois et pourfendant des gobelins imaginaires. Une grive surveillait l’enfant du haut des branches supérieures, ponctuant ses exploits de gazouillements de louanges.

– Ernil y periannath1, Aremel ! cria Halafin joyeusement, après avoir aperçu notre héros.

La dame alarmée accourut, relevant les pans de sa robe bleu nuit. Montant la pente de gazon, elle s’arrêta lorsqu’elle aperçut Gerry, porta la main à sa bouche pour masquer un tremblement des lèvres. Mais ses yeux rougis et sa mine exténuée montraient assez que les nouvelles qui l’avaient atteinte, lui avaient déjà retiré l’espoir. En pleurs, la dame produisait un cruel effort pour se dominer. Luinloth accueillit le hobbit par des paroles courtoises, et le supplia de lui donner des certitudes à propos de son époux, qui seules à présent pouvaient lui apporter quelque réconfort.

– Vous avez deviné, écuyer des Dúnedain, que la nouvelle du départ de mon époux pour les salles de Mandos m’a été annoncée, dit-elle en levant un regard éploré vers la petite grive. Mais je vous conjure de me rapporter tout ce dont vous avez été un témoin direct, même si cela vous est pénible.

Gerry s’inclina, appelant à lui tout le courage et le discernement pour répondre à l’injonction sans aggraver la peine de sa dame. Il raconta d’abord l’opposition croissante entre les deux capitaines et l’habileté d’Arathorn à se poser en champion de l’alliance au-delà de toute querelle, tout en clamant le droit et l’intérêt des Dúnedain. Le hobbit peignit l’adoration et le vœu de Bera de chaste et poignante façon. La dame, surprise des mœurs et du courage de la femme des forêts, reçut comme un baume le rapport de la fidélité de son époux. Elle rappela dans un sanglot qu’il avait toujours su s’attirer les bonnes grâces des guerriers valeureux et des personnes d’honneur.

Gerry décrivit les exploits de son suzerain, écourtant ses propres mérites et passant sous silence des périodes entières moins reluisantes pour Arathorn. Il mentionna les querelles qui avaient opposé les capitaines à propos des trésors recouvrés, sous l’arbitrage distant de Gandalf. Le hobbit en était aux explorations des mines de Barum-Nahal, quand Luinloth commença à suspecter un biais dans le rapport de son écuyer, car le magicien n’y était mentionné que sporadiquement, à titre mineur. Mais c’est alors que les pensées cachées de Gandalf lui furent révélées, lorsque Gerry conta l’arrivée des dragons et le combat désastreux qui s’était ensuivi.

La voix du hobbit s’abaissa lorsqu’il en arriva à la duplicité d’Arathorn. La gorge nouée et incapable d’accuser son seigneur, il fit une pause avant d’énoncer les pertes subies, en amalgamant les combats dans la mine et la bataille contre les rôdeurs noirs plus tard dans la vallée. Mais la dame se rendait compte qu’un point essentiel manquait au récit. Pâle et tendue, elle demanda dans un souffle :

– Une trahison ?

Gerry détourna les yeux, craignant de lire sur le beau visage de sa dame, la douleur que, sans nul doute, lui infligerait la félonie de son époux, enfin révélée :

– Oui Madame…

– Mon mari, tombé par la trahison de ceux dont j’ai soutenu l’alliance ! La valeur des biens recouvrés dans la mine leur aura tourné la tête ! éclata-t-elle en sanglots.

Gerry tressaillit. L’amour et la foi de la dame en son époux lui voilaient l’insoutenable vérité, que notre hobbit n’eut pas le cœur de rétablir. Il retira de son cou le Naugwar, que dissimulaient ses vêtements. C’est d’un air misérable et usé qu’il mit genou en terre pour présenter le somptueux bijou à sa dame :

– Voici ce que j’ai reçu en gage des mains de mon seigneur, en rançon des griefs et pour apaiser les cœurs… 2

La dame reçu la merveille sans ciller, murmurant seulement avec colère et détermination :

– C’est donc là le prix du sang de mon époux ! Je répugne à l’idée que ce triste trophée soit l’apanage de la lignée d’Isildur ! J’aviserai s’il pourra contribuer à rétablir l’honneur de notre maison !

Le chagrin la plongea dans des pleurs sans fin, penchée sur l’incomparable collier répandu dans son giron. Gerry, les larmes aux yeux lui-même, lui prit timidement la main et la baisa :

– Dites-moi comment je puis alléger votre peine, madame.

– Pouvez-vous me dire quelles furent ses dernières pensées ?

– Monseigneur Arathorn m’a prié de déposer à vos pieds le témoignage du seul amour de sa vie et de vous assurer qu’il s’en est allé la conscience en paix, d’avoir œuvré pour le bien de son peuple en réparant ses fautes…

Le hobbit sortit alors de sa blague un petit trésor qu’il avait coupé du rameau qu’Arathorn avait porté tout au long du voyage. Tremblant, il remit à Luinloth le bouton blanc, maintenant fripé. La dame resta longuement les lèvres serrées. Devant elle, Gerry, torturé par des devoirs contraires, se demandait si son propre silence, qui taisait des forfaits odieux, ne ferait pas en définitive plus de mal que de bien. Dans le doute, il fit comme lui avait conseillé Gandalf et écouta son cœur. Il y enfouit le secret d’Arathorn. Ce qui importait le plus à ses yeux à présent était d’alléger la douleur de la dame. Luinloth lui confia enfin, séchant ses larmes :

– Vous m’avez soulagée de l’incertitude. Apprenez-moi maintenant où git mon époux.

– Mon Seigneur Arathorn repose à présent à la passe de l’aigle, un col des monts de brumes situé loin dans le nord de Rhudaur, veillant sur la route qu’il avait cherchée à ouvrir. Ingold le brave, Bera des Bearnides et moi-même avons enseveli sa dépouille en ce haut lieu pour qu’à jamais il contemple le fief de sa lignée.

– Vous nous avez bien servis, Gérontius fils de Fortimbras. Je ne doute point que mon époux vous eût en haute estime, puisque c’est vous qui m’apportez témoignage de ses dernières pensées. Laissez-moi seule à présent. Je vous implore de veiller sur mon petit-fils durant ma retraite et de le distraire comme vous le pourrez.

Gerry s’inclina et il en fut comme la dame avait demandé. Gerry et Avacuna demeurèrent à Fondcombe quelques temps, le hobbit reprenant des forces et partageant son temps entre le chevet de Bera et les jeux avec Halafin, le plus souvent en compagnie d’Avacuna, qui redécouvrait l’émerveillement des chansons et des splendeurs elfiques. Il voyait de loin, de temps à autre, dame Luinloth qui méditait seule sous la coupole ou aux abords des chutes. Le hobbit assista aussi à la convalescence de Bera, qui reprit sa force d’autrefois. Ayant côtoyé la folie, elle était revenue des limbes, porteuse du don de poésie. Les mots transcendaient à présent les sentiments qui affluaient, aussi puissants mais plus clairs qu’autrefois. La Bearnide rencontra Luinloth plusieurs fois, et toutes deux parlèrent longuement. Si Bera en ressortit renforcée, la dame des Dúnedain fut sans doute éclairée sur l’expédition malheureuse par la vision originale du peuple de Bearn.

Plusieurs semaines après l’arrivée des voyageurs, vers la fin du mois de Hithui, Dame Luinloth convoqua Gerry dans un salon de la maison d’Elrond. Le visage à présent plus serein, elle s’adressa à lui avec un entrain un peu artificiel :

– Vous voilà déchargé du double fardeau de la mission d’Arathorn et de la triste nouvelle de son départ ! Parlez-moi à présent de vous, maître hobbit ! Qu’avez-vous découvert lors de vos voyages ?

Le sourire un peu forcé de Luinloth et ses regards mélancoliques trahissaient tout de même une arrière-pensée un peu taquine. Gerry sut qu’il était temps de parler d’Avacuna et d’avenir.

– Ma dame, voyager en compagnie de Gandalf et partir en campagne avec d’aussi fameux capitaines, a un peu secoué le hobbit inculte et suffisant que je devais certainement être à vos yeux. En parcourant le monde vaste et mystérieux, j’y ai trouvé tant de choses inattendues, tour à tour belles ou laides, redoutables ou secourables, qu’il me semble à présent un peu moins mystérieux et encore plus vaste. Pour tout vous avouer, je me sens aujourd’hui bien plus petit que le jour où je suis parti, même si j’ai pris quelques pouces !

– C’est là preuve de sagesse. Vous me paraissez prêt à remplir les services que mon époux et moi attendions de vous.

Gerry patienta, la gorge nouée. La dame allait énoncer sa prochaine mission. Mais elle rit en voyant son air angoissé :

– Il n’a jamais été question d’exiger de vous ce qui excède vos capacités. Notre souhait était de mettre votre fidélité et votre endurance à l’épreuve, ce que vous avez fait avec courage, une discrète dignité et un brin de chance. Vous êtes désormais apte à prendre votre place dans le dessein que nous avons conçu pour vous : retournez chez vous, auprès des vôtres. Gardez-y vivant le souvenir du Roi, nourrissez la flamme de l’espoir et coopérez avec nos compagnies de rôdeurs. Apportez l’aide que vous pourrez à vos voisins et aux peuples libres, et tenez-vous prêts, vous et vos descendants, à faire renaître le royaume lorsque s’avanceront les héritiers d’Isildur. C’est là votre mission.

– Je pensais que vous souhaiteriez me garder près de vous…

– Prenez garde, Gérontius, je pourrais vous prendre au mot ! Mais Eriador a besoin de chefs tels que votre père, ou vous-même lorsque votre temps viendra, pour mener la Comté sur le chemin de l’honneur, de la prospérité et du bonheur. Votre voyage vous a enseigné le goût pour ces vertus, dans l’espoir que vous sauriez les reconnaître et les encourager au sein de votre propre peuple.

Le hobbit hésitant répondit lentement, comme pour lui-même :

– L’honneur et la lâcheté, le bonheur et la souffrance sont partout comparables en Terre du Milieu, me semble-t-il. Il est étrange de devoir quitter les siens pour comprendre les vertus qu’ils partagent avec les peuples libres. Mais il y a quelque chose, je veux dire… un sentiment que je n’avais point éprouvé avant ce voyage.

– Et quel est-il ? demanda la dame avec un petit pétillement dans le regard.

Gerry se tortilla comme un gamin pris en faute :

– J’ai rencontré la personne qui me convient, et à qui, je crois, je pourrais bien convenir…

– Vous « croyez » ? Vous-est-il venu à l’esprit qu’il faudrait avant toute chose vous enquérir de son avis ?

Gerry prit une couleur pivoine :

– En vérité nous avons engagé notre foi et rêvé ensemble à quelques projets.

– A la bonne heure ! J’aimerais beaucoup connaître ces projets, si vous m’y autorisez. Mais avant tout, que diriez-vous de me présenter votre âme sœur ?

Il en fut ainsi. Gerry eut a posteriori l’impression que Dame Luinloth n’ignorait rien de ses aventures sentimentales. Mais il se laissa faire de bonne grâce. Avacuna entra dans la salle, flanquée de Rùmil et de sa promise Idril, qui avait sympathisé avec la jeune femme.

Avacuna avait revêtu une robe de taffetas de soie qu’Idril lui avait confectionnée. La dame la considéra avec bienveillance mais soupira : les bras gracieux chargés d’une gerbe de fleurs séchées étaient bien ceux d’une jeune femme athlétique, mais lorsqu’elle s’assit en soulevant sa robe, la chasseresse laissait voir son long pied qui rappelait la patte du lynx. Ses oreilles de félin, quoi que discrètes et accordées à sa magnifique chevelure, révélaient immédiatement son origine féérique. La jeune femme rayonnait de bonheur dans ce lieu dont elle profitait de chaque instant.

La dame les entretint longuement, écouta leurs projets, éprouvant la volonté que partageaient ces deux jeunes gens, leur désir d’une vie mortelle ardente et prolifique. Pourtant Luinloth se rendit compte que les deux amoureux fuyaient un peu en avant, en espérant pouvoir s’arrêter dans la Comté, mais sans l’assurance d’y parvenir. Pour sa part, la dame ne doutait pas des difficultés incessantes qu’induirait la présence d’une fée au sein de la société hobbite. Sa décision prise, la dame les fit s’avancer devant elle. Elle parut grandir lorsqu’elle déclara d’une voix forte et ferme :

– La dame des Dunedain vous donne sa bénédiction ! Puissiez-vous prospérer de corps et d’esprit, dans l’harmonie de vos différences. Pour vous y aider tous deux, je vous remets, Avacuna, ce collier pour le porter toujours.

Sur un coussin de velours que lui tendait Rùmil, la dame prit le collier des nains et le passa autour du cou d’Avacuna :

– Je vous commande de le tenir caché et vous enjoins de ne pas vous en séparer tant que vous demeurerez dans la Comté. Ainsi votre long cheminement de fée des forêts, ne paraîtra pas plus étrange aux parents de Gerry, qu’une tournure d’esprit du pays de Bree ou que les mœurs des hobbits vagabonds d’Eregion avant la création de la Comté. Aux yeux de tous, vous porterez un colifichet des nains, gagné par votre époux dans ses voyages lointains.

À ces mots, la rivière de pierreries et de mithril se fondit sur Avacuna en un sage pendentif, tandis que les oreilles de sa porteuse s’amenuisaient sous les tresses souples de sa chevelure. La dame quitta le ton du commandement et sourit aux jeunes gens, d’un air las.

Un peu éberlué, Gerry examina sa bien-aimée : à présent, un pied de hobbite, à peine velu, dépassait sous sa robe, et un sourire enjôleur se dessinait – sans félines moustaches – sur ses joues roses de bonheur. Aux yeux du hobbit, sa belle n’avait guère changé, si ce n’est peut-être, une rondeur plus prononcée des hanches, qui adoucissait sa musculature accomplie.

Mais le cadeau de la dame avait surtout conféré à Avacuna la sérénité qui lui manquait. Désormais la fée avancerait dans sa vie choisie, apte à transmettre le don de la vie mortelle, pratique, riche et tranquille comme il est d’usage chez les Hobbits.

Ainsi le collier des nains, dont Gerry s’était dessaisi, revenait croiser sa route, sous le patronage avisé de sa suzeraine. Il ne s’en doutait pas encore, mais il devrait toujours se rappeler, chaque fois que le sage bijou scintillerait un peu trop sur la gorge gracieuse de son épouse, une très ancienne faute, commise tout à la fois pour l’amour de son seigneur et par un peu de lâcheté. Dans le fond de son esprit qui flottait alors sur un petit nuage, il savait bien que cette merveille pourrait faire des jaloux et qu’il faudrait la bien cacher – mais notre héros, un peu troublé par ce cadeau ambigu, n’osa pas le refuser, d’autant que ce n’était pas à lui qu’on l’offrait !

Le hobbit reçut un gros livre de l’histoire des royaumes du nord, écrit de la main même de la dame :

– Ainsi vous pourrez parfaire vos lettres et étudier les politiques des Hommes, tout en pensant un peu à moi.

Le couple s’inclina cérémonieusement devant la dame.

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NOTES

1 Le prince des semi-hommes, Grand-Mère !

2 La lectrice se rappelle sans doute qu’Arathorn lui a ordonné de rendre le bijou à qui de droit, pour réparer ses torts.

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