La maraude du Vieux Touque

Chapitre 72 : Retour en sa demeure - Rattrapés

2205 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 03/05/2020 13:37

Un après-midi, l’elfe à la foulée légère pria ses compagnons de presser le pas. Depuis une lieue, il avait paru préoccupé.

Interrogé, Elrohir répondit seulement qu’il craignait d’être pisté. Les compagnons progressèrent donc plus rapidement, aux aguets. Le pays sauvage défilait lentement, dans un silence froid. Deux ou trois milles plus loin, dans une pente clairsemée et rocailleuse, Gerry entendit un bruit curieux sur sa gauche. Il serait passé outre s’il n’avait cru voir, en même temps, à l’extrême limite de son champ de vision, une forme étrange sauter dans les broussailles. Le hobbit s’exclama :

– Oh, là ! Ça a fait han ! Et puis ça s’est abaissé dans les buissons quand j’ai regardé !

Elrohir et Avacuna accoururent à ses côtés et observèrent longuement les pentes vers l’amont. L’inquiétude semblait avoir quitté l’elfe qui les entraîna pourtant en avant. Après une vingtaine de minutes de marche furtive sous une barre rocheuse, il les fit mettre en embuscade à la faveur d’une entaille dans la falaise. La large brèche, qui barrait la pente, fournissait des postes de tir en hauteur où Avacuna et Gerry prirent position, dissimulés dans les rochers, tandis que Elrohir s’éloignait de quelques pas et s’évanouissait au milieu des ormes, en aval.

L’attente fut longue pour Gerry, qui ne la supportait que dans le rôle de chasseur, ce dont il n’était guère assuré en l’occurrence. Au bout d’une heure, Elrohir aperçut la grive de Gerry qui pérorait furieusement en voletant en cercles sous le ciel bas. L’oiseau avait découvert un intrus. L’elfe sortit calmement de sa cachette et désigna à ses compagnons le haut de la barre rocheuse, de son bras silencieusement tendu.

Un grand ours brun se tenait au sommet de la fracture, assis tranquillement à les observer. Lorsque les trois amis se furent détendus et eurent ri d’eux-mêmes, l’ours se retira posément, suivant le faîte de la crête vers le sud. Les compagnons, perplexes, en suivirent le pied en surveillant le sommet. Après un mille, une nouvelle fracture, plus importante, avait abattu un large pan de la falaise, formant un éboulis de blocs imposants, disposés comme un gigantesque escalier un peu chaotique. L’elfe s’aventura en éclaireur pour explorer l’amas rocheux. Rapidement, il appela à lui ses deux compagnons qui le rejoignirent.

Un peu en contrebas, une femme, l’air hagard et famélique, les observait, assise sur un tronc couché. Sa silhouette nue était saisissante, environnée des rigueurs et des beautés du pays sauvage. Elle écarta de son visage les longs cheveux noirs gagnés par le blanc, et sourit doucement à leur approche, versant quelques larmes lorsque Gerry, tout près d’elle, la reconnut enfin.

– Bera ! Je vous croyais perdue pour toujours !

Le hobbit étreignit la grande femme, à la désagréable surprise d’Avacuna qui évalua sa rivale avec les yeux de chasseresse. Mais la femme-ours ne montrait dans ses gestes qu’une tendresse de mère :

– Je vous ai cru parti pour le grand voyage, vous aussi. Je ne relevai dans la pente neigeuse aucune de vos menues empreintes, ni ne sentis votre odeur en contrebas sur la sente. Mais je trouvai les restes des mules et leur chargement au fond d’un ravin, bien loin en contrebas du col de l’aigle, sans aucune trace de votre petite personne. Vous vous étiez comme envolé ! Vous imaginez mon chagrin d’avoir failli à la dernière mission qu’Il m’avait confiée ! Je passai quelques jours misérables à me remettre des blessures de notre ennemi et du choc de l’avalanche.

Bera leur conta la mort du fidèle Ingold, qui s’était sacrifié pour abattre le terrible loup-garou. Gagnée par un étrange mal, elle-même avait alors erré pendant de nombreux jours aux alentours de la passe, en proie à une fièvre maligne. Léchant ses blessures et incapable de s’éloigner de la tombe d’Arathorn, la grande ourse avait mis en déroute une horde de gobelins qui s’y étaient aventurés par une belle journée. Gerry interrompit plusieurs fois la Bearnide, tentant d’obtenir des détails sur cette bataille, à laquelle il croyait presque avoir pris part. Les grands aigles, en fin de compte, avaient mis les derniers orques en déroute et la passe était restée inviolée.

– Les orques craindront désormais le col de l’aigle, doublement nommé ! gronda Bera d’un air sinistre.

Elrohir s’avança alors et vêtit la femme de sa cape elfique, qu’elle ceignit à la taille.

– Mon père à Fondcombe a eu connaissance de la bataille du col. À présent l’ourse et l’aigle seront craints de pair dans ces montagnes. Recevez les éloges des Hommes et des Elfes ! dit-il en s’inclinant.

Bera acheva son histoire, relatant sa longue errance le long des premières pentes abruptes des monts de brume, toujours vers le sud à la recherche de traces de Gerry. Elle avait longuement ruminé la faillite de sa mission – protéger le hobbit – affaiblie par un double chagrin et une affection qui gagnait tous ses membres. Bientôt elle n’avait plus été capable de se nourrir et d’aller de l’avant sous sa forme humaine.

Perdant l’espoir de retrouver notre héros, Bera se réfugia sous sa peau d’ourse, décidant qu’elle mourrait en combattant ses ennemis, plutôt que de revenir en son village pour y faire face au déshonneur. Elle regagnait la passe de l’aigle lorsqu’elle croisa des traces, qu’elle reconnut, accompagnées d’empreintes de gros lynx. Avec un espoir renouvelé, elle les avait suivis alors de toute la vitesse qu’elle avait pu déployer.

Le regard las de Bera croisa celui d’Avacuna, qui y lut le destin des Hommes : le chagrin infini d’une séparation au-delà des cercles du monde et la folie désespérée d’un honneur perdu. Pleine de sollicitude pour ce courage malheureux, elle se tourna vers Gerry avec un regard implorant – lui seul saurait trouver les mots justes. Le hobbit se lança donc du ton convaincu mais modeste qui faisait ordinairement son succès :

– O Bera ! Vous avez fait le serment d’accompagner votre élu vers son destin. Cette promesse est désormais accomplie, même si elle ne vous procure qu’amertume. Vous avez également juré de me ramener à bon port. Cet engagement aussi est sur le point d’être tenu, et au péril de votre vie ! Vous avez débarrassé le monde d’un fléau et moi-même d’un horrible cauchemar. Votre parole est sauve et votre honneur intact. En vérité la dame des Bearnides s’est élevée à la dignité des héros les plus renommés !

Un sourire pale accueillit ces paroles de réconfort, car plus aucune larme ne restait à la grande femme. Mais à travers sa peine, la Bearnide avait tout de même retrouvé l’estime d’elle-même. Et à cet instant plus d’une femme vouait à Gerry une reconnaissance éperdue.

Elrohir les invita alors à reprendre leur chemin et les conduisit, au pas fatigué de Bera, à quelques milles plus au sud. De courtes collines de rochers et de bruyères se succédaient comme une armée de moutons allongés dans la brume, qui s’étendait en nappe à perte de vue. Au creux de chaque combe, des sapins et des arbustes subsistaient souvent, relativement abrités du vent dont on devinait qu’il balayait sans relâche le paysage désolé. L’elfe les conduisit dans l’une de ces combes, profond et impénétrable lacis de branches épineuses.

Au cœur du bosquet, il trouva un petit passage qui menait à une hutte habilement dissimulée. C’est là, dans ce poste avancé des défenses secrètes de Fondcombe, qu’ils passèrent la nuit après un solide repas. Aucun des hôtes ne le remarqua, mais deux elfes se relayaient en permanence pour veiller, dissimulés au sommet d’un sapin, scrutant les approches de la vallée cachée. Elrohir chargea la grive de porter un message à Elrond, l’avertissant qu’une noble dame avait besoin de ses soins attentifs.

Le lendemain Bera leur sembla plus reposée mais ses membres et son visage avaient pris une teinte grise assez préoccupante. Après une rasade de cordial qui anima la Bearnide, ils partirent au lever du jour froid et venteux, le chevreau se protégeant frileusement dans les jambes d’Avacuna.

Vers midi, alors que la pluie commençait à cingler, ils atteignirent un petit promontoire rocheux qu’ils escaladèrent en aidant Bera. Au tout dernier moment ils s’aperçurent qu’un elfe vêtu de gris les observait patiemment, assis au milieu des rochers. Le grand manteau dont était drapé le gardien avait la curieuse propriété d’épouser les formes et les couleurs qui l’environnaient. Sur un signe du guetteur, ils s’engouffrèrent dans un creux entre les rochers et descendirent un long escalier de pierre, au bas duquel les accueillit Erestor.

Ils débouchèrent au pied de la falaise septentrionale de la vallée cachée d’Imladris. Les terrasses chargées de fruits s’étageaient en couleurs pastelles entre les bosquets sombres tandis que les elfes se hâtaient d’emporter Bera vers la dernière maison simple à l’ouest de la mer.

Bientôt Gerry fut au chevet de la grande femme qui avait perdu connaissance. Maître Elrond parut et se pencha vers la malade, concentrant son attention sur le visage dur et émacié. Il peina longuement à son côté, drainant les toxines qui empoisonnaient ses veines. Mais la malade se mit à s’agiter. En son sein se déroulait la lutte primordiale de l’ours solitaire face à la meute de loups. Crocs et griffes déchiraient ses entrailles et son esprit devant Elrond impuissant. Au moment où la lutte semblait perdue, l’elfe invita Gerry à prendre la main de Bera et lui parla :

– Fille de Barwen, reviens vers les forêts de ton peuple. Les oursons de ton clan pleurent leur mère et l’appellent à grand cri ! Entends l’appel de la vie sylvestre !

La main de Bera se serra sur celle de Gerry, qui sentit sous les veines palpiter la force vitale déclinante de l’ourse et sangloter l’amante esseulée. Le hobbit y discerna également le feu dévorant du lycanthrope, la folie destructrice des loups-garous de l’ancien monde. Mais l’exhortation d’Elrond avait rappelé l’instinct protecteur de la mère ourse qui se dressa face aux loups. Son ourson – ou était-ce Gerry ? – l’appelait à l’aide par-delà la mort de son père putatif – ou était-ce son parrain et seigneur ? Bera resta seule dans la clairière de son cœur, mettant en déroute le lâche venin des loups. Comme elle respirait à présent avec calme, maître Elrond lui fit administrer une liqueur et posa lui-même un cataplasme.

– Voilà qui exsudera le restant du poison et de la folie, souffla l’elfe majestueux, qui semblait avoir peiné. Mais à quoi s’éveillera-t-elle, chagrin ou espoir ? Sans doute pourrez-vous l’aider, perian, vous qui avez voyagé en sa compagnie. Et peut-être saurez-vous m’en dire plus sur cette femme extraordinaire ?

Gerry conta la rencontre singulière sous les frondaisons de la grande forêt de Rhovanion, l’amour déçu et trop peu découragé, et enfin le terrible serment de suivre sans espoir un homme aux ambitions démesurées.

– Peut-être la mort de mon Seigneur Arathorn fut-elle pour Bera une délivrance, dont elle n’a pas encore profité.

– Elle trouvera ici gîte et réconfort. Une fois prête, elle rencontrera aussi infortunée qu’elle et cela pourrait l’aider.

Elrond n’en révéla pas plus pour le moment. Il sortit de la chambre en donnant ses instructions à la gardienne de la maison de guérison.

Lorsque Gerry, absorbé dans de graves pensées, sortit lui aussi, un jeune elfe sautilla jusqu’à lui en battant des mains.

– Rùmil ! s’exclama Gerry en l’étreignant.

– Soyez le bienvenu, maître Gérontius ! Ayant ouï la nouvelle de votre retour, j’ai pris la liberté de préparer une collation digne de votre appétit d’ogre ! s’écria l’elfe en tirant un charriot de victuailles.

– Pas maintenant, Rùmil ! répondit le hobbit avec un accent préoccupé dans la voix.

Le jeune elfe en eut le souffle coupé. Voyant sa déception, le hobbit le rassura d’un pâle sourire :

– Gardez bien tout cela, mon cher Rùmil. Je dois tout d’abord m’acquitter d’un triste devoir…

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