La maraude du Vieux Touque

Chapitre 37 : Le serment de la Bearnide - Essaimage

4645 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour il y a presque 5 ans

Le soir suivant, Arathorn fit un effort pour briser la glace et souder quelque peu la compagnie. À Fondcombe, il était parvenu à réunir une bonne quantité d’herbe à pipe, grâce aux maîtres-herboristes d’Elrond qui en cultivaient et préparaient toutes sortes de feuilles pour leurs onguents. Il les avait fait sécher et couper, pour son usage personnel et pour en offrir à Gandalf et Gerry, lorsqu’ils parviendraient au bout de leurs réserves. Il avait également fait faire plus d’une pipe en bois, qu’il avait emportées.

Pendant la fête du printemps, Arathorn avait remarqué l’intérêt de Thráin pour les jeux de fumée. Au campement du soir, il s’approcha du roi nain, et fort courtoisement, lui fit cadeau d’une pipe et lui proposa de se joindre à la leçon animée par Gerry. La manœuvre, quoique politique, n’en fut pas moins appréciée des nains, en particulier de Nár et Màr, les conseillers et parents de Thráin. Finalement toute la compagnie se retrouva autour du feu, à commenter les progrès des fumeurs sous la baguette du hobbit.

Nains et dúnedain se détendirent autour de ronds de fumées colorées, assez tard dans la soirée. Arathorn distribua libéralement ses pipes supplémentaires – à Màr, Nár et Ingold. Par la suite plusieurs nains s’attelèrent à confectionner un tuyau et un foyer emboitables pour eux-mêmes. Les esprits étaient apaisés et c’eût été une soirée parfaite, si le souvenir d’un ancien mal n’était venu la troubler.

Après une figure particulièrement réussie, que seul Gandalf parvint à surpasser, Gerry fut pris d’une quinte apparemment anodine, qui fit rire l’assistance. Pourtant un poids lui resta sur le cœur, un goût d’huile brûlée qui lui collait à l’estomac et irritait ses poumons. Gerry cessa de fumer, au grand étonnement de Gandalf. Lorsqu’on s’aperçut que le hobbit devenait bien pâle, Arathorn l’envoya s’étendre et se couvrir chaudement. Et tout le campement en profita pour aller se coucher.

Mais ce ne fut que plus tard dans la nuit, lorsque Gerry eut la sensation d’une douloureuse boule de sang calciné qui lui obstruait la poitrine, que Gandalf, qui veillait sur lui, fut pris d’un doute. Le magicien pria Arathorn de vérifier et doubler la garde ce soir-là. Le rôdeur comprit ce que craignait Gandalf, lorsqu’il le vit placer les animaux de bât au centre des trois feux de la compagnie.

Au milieu de la nuit, le hobbit se plaignit d’hallucinations : un masque grimaçant aux crocs sanglants était revenu dans ses cauchemars pour le tourmenter ! Gandalf, impuissant, le vit sombrer dans une transe inquiétante.

C’est à ce moment que Hirgon donna l’alerte : des formes sombres s’approchaient furtivement.

Aussitôt le campement fut en tumulte. Thráin et Arathorn répartirent la compagnie pour protéger les feux et les montures. Des grognements étranges s’élevèrent tout autour des compagnons, sarabande hystérique de cris animaux et de malédictions gutturales. Gerry ouvrit des yeux exorbités, son corps entier tétanisé.

Gandalf cala solidement le hobbit à l’abri d’une grosse souche puis se redressa, en brandissant son bâton. D’un geste de sa main, les feux devinrent plus lumineux, révélant de nombreuses paires d’yeux malveillants cernant le campement.

Mais il s’en fallait de beaucoup que la compagnie ne cédât à la panique. Les nains, avec une lueur farouche dans le regard, se mirent en formation de combat, que les dúnedain à la main lourde rejoignirent tout naturellement. Au centre du triangle défendu, Gandalf et les archers scrutaient les environs. La détermination lucide des guerriers dans la bataille les avait tous envahis. Autour du havre de lumière, sifflaient des quolibets malveillants dans une langue innommable, tandis que commençaient à pleuvoir quelques traits mal ajustés.

Le nain Fràr, un neveu de Màr, et les dúnedain décochèrent alors quelques flèches, avec parcimonie, chaque fois qu’ils pouvaient toucher à coup sûr. Plusieurs paires d’yeux obliques s’affaissèrent dans un râle. On voyait alors quelque silhouette difforme, aux longs bras poilus, se tordre dans les ronces en éructant.

Alors un souffle glacé traversa la compagnie. Quelque chose de terrible approchait. Les grognements inhumains s’atténuèrent, certains se muant en petits cris plaintifs. Une chappe oppressante se répandit sous les branches dans la pénombre. Un hurlement différent retentit soudain, qui hérissa l’épiderme de tous les vivants. Gandalf et Arathorn l’avaient déjà entendu, de l’autre côté des montagnes. Gerry, lui, l’avait reconnu bien avant de l’entendre.

Un loup-garou s’avança, gigantesque, suivi d’une horde de sbires, grotesques formes aux membres tors et noirs et au faces boursouflées. Quelle race impie le nécromancien avait-il ourdie dans ses catacombes, qui s’avançait à présent, cuirassée de fer dans la nuit ? De grands gobelins simiesques, encombrés de crocs incongrus, se massaient là, brandissant leurs massues, horribles de force brute, juchés sur de ridicules jambes grelettes et velues.

La cohorte chargea, beuglant et clignant des yeux devant le feu du magicien. Thráin ordonna aux nains de tenir leurs positions. Une volée de flèches siffla, fauchant trois gobelins. Un trait atteignit le monstre au poitrail, qui l’enleva comme une épine importune. Thráin et Arathorn se joignirent au rang de nains qui faisait face à l’assaut. Il y avait là Màr, Fràr et Nὸrin. Le choc envoya ce dernier et les deux capitaines à terre, mais le loup-garou était blessé à la tête. L’assaut simultané de tous côtés qui suivit cette attaque frontale brisa entièrement la formation de défense de la compagnie. Gandalf frappait de taille et d’estoc, protégeant le hobbit et les montures. Mais nains et dúnedain tenaient bon, si bien que l’assaut finit par s’étioler, hormis de la part du monstre, qui donnait de dangereux coups de griffes, en restant la plupart du temps hors de portée.

Un rugissement monta alors des bois. La plupart des gobelins se débandèrent immédiatement, tandis que le loup-garou, seul face à la compagnie, hésitait puis battait en retraite. Arathorn s’arma de son arc et de flèches spécialement forgées, et se lança à sa poursuite. Thráin lui cria de revenir, ordonnant la reformation en défense de la compagnie. Mais le chef dúnadan voulait en finir !

Il s’élança dans la pénombre et regretta immédiatement de ne pas porter de torche. Il s’était déjà éloigné de quelques perches, lorsqu’il fut assailli par plusieurs énormes gobelins noirs. Le premier tomba, l’œil transpercé d’une flèche. Le rôdeur tira son épée, acculé le dos à un arbre par quatre gros mâles.

Les choses auraient mal tourné pour lui, sans l’aide d’un ours gigantesque, qui surgit soudain d’un fourré !

D’un coup de patte, il rompit les jambes d’un gobelin et de sa gueule en happa un autre par l’échine, la brisant net. Arathorn profita de la surprise de ses assaillants, pour plonger son arme dans la gueule hérissée de crocs du gobelin le plus proche, si bien que le dernier s’enfuit sans demander son reste. Arathorn resta un moment en garde, face à l’ours qui se détourna et se rua plus loin, dans un fourré d’où provenaient des hurlements et les bruits d’un furieux corps-à-corps.

Arathorn distinguait mal ce qui se déroulait sous les feuilles, et s’approcha. Enfin il discerna deux grands ours aux prises avec le loup-garou. L’un d’eux, terrassé, allait subir le coup de grâce, lorsque le second saisit le monstre à l’épaule. Le loup-garou s’en débarrassa d’un coup de patte formidable. La chance sourit alors au dúnadan : Gandalf approchait avec sa lumière, qui révéla un instant le torse du monstre. Le rôdeur arma son tir et lâcha le trait vif-argent. Forgée par Elrond et ses parents Noldor, cette flèche de mithril1 portait la haine séculaire des Elfes pour les choses mauvaises tapies dans les ténèbres.

Elle atteignit le monstre au cœur. La créature trébucha, se saisit de l’empennage des deux mains et tenta de le retirer, mais il s’effondra en gargouillant d’indicibles imprécations, avant de s’éteindre dans un grandement rauque.

Gandalf et Arathorn s’approchèrent prudemment du fourré. Les deux ours filèrent, laissant le cadavre hideux encore secoué de soubresauts. Le dúnadan sectionna la tête tandis que Gandalf s’acharnait sur la poitrine de l’abomination.

Le retour au camp fut triomphal. Les blessures de la compagnie étaient mineures, hormis une vilaine morsure au bras gauche dont souffrait Bafur. L’anéantissement du monstre avait donné comme un coup de fouet à Gerry, bien qu’il se sentît encore terriblement nauséeux. Les combattants se congratulèrent, les deux capitaines se félicitant mutuellement pour la victoire. Arathorn montra la tête du loup-garou à la compagnie. Elle présentait maintenant l’aspect d’un horrible mélange d’humain et de canidé. Gerry, en particulier, en fut horrifié, comme si le monstre surgissait à nouveau vivant devant lui. Mais cette face horriblement mutilée lui rappelait ce brigand qui, devant l’âtre de l’Oie Saoule, loin au-delà des montagnes, l’avait menacé de ses regards envieux.

Bien vite, Gandalf escamota le trophée hideux et s’éloigna pour le brûler. Le magicien y mit une application toute particulière, peaufinant ses exhortations pyrotechniques, qui semblaient en bute à une sorcellerie puissante et ancienne. Le vieillard dut invoquer le feu salvateur d’Anor pour consumer le crâne monstrueux, à l’endroit où gisait l’épouvantable corps. Il s’assura que tous les restes de l’abomination retournassent au néant, mais les chairs maudites, longues à quitter ce monde, dégagèrent une atroce puanteur. Le hobbit, encore bien faible, courut vomir à l’écart.

La compagnie s’éloigna du bûcher, pour réinstaller son camp plus loin, mais le souvenir poisseux de la pestilence les poursuivit longtemps.

Enfin ils s’installèrent à nouveau et, malgré la fatigue, adoptèrent les mêmes dispositions de défense, qui venaient de si bien leur réussir. Le savoir et l’habileté d’Ingold furent mis à contribution pour aider les blessés, avec le support de Nὸrin. Une nouvelle garde fut établie, et le campement tacha de finir sa nuit, après cette magnifique victoire.

Mais le petit Gerry s’enfonçait dans un coma de plus en plus préoccupant, comme il l’avait fait à Fondcombe. Après deux heures de veille, Arathorn, Ingold et Gandalf avouèrent leur impuissance. Perplexe et inquiet, le vieil homme tirait lamentablement sur sa barbe, à court de ressources.

En désespoir de cause, Arathorn ouvrit son sac, dont il tira un paquet. Il ouvrit délicatement son œuf de la fête du printemps. Confiant dans le pouvoir prémonitoire d’Elrond, il en attendait beaucoup.

Ce qu’il y trouva ne le déçut pas – un grand nombre de feuilles, fraîches et fripées comme si elles venaient de se dégager du bourgeon. Se rappelant les gestes de son épouse, il les reproduisit en pensant à elle : le capitaine des rôdeurs choisit quelques feuilles et les brisa en menus éclats au-dessus d’une théière de fortune, en invoquant la protection des Valier. Une mousse claire se forma à la surface du liquide en ébullition, dégageant une douce fragrance de printemps, saine et neuve.

Fut-ce la pensée de la dame ou le pouvoir thaumaturgique du descendant des Rois, ou encore la disparition des restes calcinés du loup-garou ? Toujours est-il que le hobbit se mit à respirer normalement. Retrouvant un teint de vivant, Gerry ouvrit un œil et lança :

– J’ai un petit creux ! 

On lui accorda bien volontiers un repas nocturne, et Gandalf put enfin trouver le sommeil.

.oOo.

À l’aube le lendemain, Krὸrin lança à nouveau l’alarme.

Un homme et une femme se présentaient au camp, en paix. Leur aspect parut étrange aux dúnedain et aux nains, mais Gandalf pensait bien savoir qui ils étaient. Le couple était vêtu de façon assez fruste, de peaux de daim, lacées de laine colorée.

L’homme, très velu et musculeux, dépassait Arathorn de plus d’une tête. Se balançant d’un pied sur l’autre, il reposait son énorme massue sur l’épaule. Son visage, mangé par une barbe noire et drue, scrutait tour à tour chaque membre de la compagnie. Le gardien des bois, protecteur des êtres vivants du Vertbois, semblait sonder le cœur des bipèdes, seuls capables de mensonge. Il fit un salut de la main, sa paume immense étendue au-dessus de lui, à la façon des Forestiers.

La femme atteignait la taille du plus grand des dúnedain. Ses membres puissants, couverts d’un duvet brun, maniaient une cognée que le hobbit n’aurait pas pu soulever. Gerry se réveilla, car le brouhaha familier du camp au réveil, avait abruptement cédé à un silence attentif, à l’arrivée des visiteurs.

La femme salua elle aussi. Son visage, d’une beauté sombre et farouche, s’éclairait parfois d’un sourire timide, lorsqu’elle trouvait enfin les mots qu’elle cherchait dans le langage commun. Elle s’adressa à Arathorn, avec un accent du nord, qui roulait les r comme grognerait un ourson :

– Mon clan me nomme Bera. Voici mon frère Bearn, le mâle dominant de notre clan. Nous vous accueillons à présent que la danse furieuse en parure d’ours2 est apaisée. Que vos ruches débordent de miel !

La femme, à la diction un peu hésitante, avait lourdement insisté pour présenter son frère. Gandalf s’avança pour donner la réponse appropriée :

– Puissent vos réserves durer tout au long de vos sommeils d’hiver ! 

Bera et Bearn se tournèrent vers lui et s’inclinèrent devant Gandalf. Le couple semblait sensible au pouvoir des anciens et des dominants. Les deux géants réitérèrent leur salut devant Thráin, qui plastronnait, sa grande hache à la main. La femme parla encore au nom du couple, son frère hochant de la tête en fin de chaque phrase :

– Que le père du clan des Naugrim soit remercié ! Bearn, le seigneur de cette terre, reconnait en vous de puissants guerriers ! Soyez les bienvenus dans le giron du clan !

Bera dévisageait Arathorn avec une insistance maladroite. Les sourires timides et les regards hésitants de la jeune femme tranchaient avec son port fier et sa formidable présence.

Comme le dúnadan, un peu gêné de cet intérêt, qui semblait trahir une espérance un peu trop intime, s’interrogeait sur ce que signifiait exactement « dans le giron du clan », Gandalf s’interposa :

– Notre clan sollicite de Bearn l’autorisation de passer par ses terres. Nous sommes, comme vous l’avez vu, des ennemis des abominations de Dol Guldûr ! Nous avons affaire dans le nord et notre quête ne souffre aucun délai !

Une détresse soudaine tira les traits de Bera. Son visage faisait peine à contempler, malgré le magnétisme animal et la force immense de la géante. Comme elle baissait la tête d’un air abattu, Bearn s’avança, un feu dans le regard et sa massue sur l’épaule, et rugit d’un air fort contrarié :

– Clans de nous mariés en bataille cette nuit ! Bearn secourt votre clan ! Dominant de votre clan sauve Bera ! Double dette d’honneur à jamais ! Nous conduirons vous sur nos terres ! Nos sagas contées ensemble ! 

Gandalf, qui connaissait un peu la langue des Bearnides, ne sut démêler si l’expression « conter ensemble » signifiait « se raconter mutuellement » ou « mêler nos histoires ». Il n’eut pas le temps d’y réfléchir. Gerry, qui n’avait pas vraiment assisté au combat de la nuit et l’avait entendu raconter, ignorait les conjectures que formulaient tous les membres de la compagnie3. Il demanda ingénument :

– Mais où sont les ours ?

Bearn lança un regard furieux dans sa direction, se demandant comment un ourson de cette taille pouvait songer à parler ainsi devant les aînés de son clan ! En voyant que la colère semblait encore accroître l’imposante présence du géant, Dwalor, la voix altérée, implora Gerry de laisser Gandalf mener les discussions, d’un ton si anxieux, que le hobbit abandonna pour le moment l’idée de comprendre ce qui se passait.

De toute évidence le maître des lieux n’appréciait guère d’être contredit. Dans la mesure où les demeures de Bearn se situaient plus au nord et proches de leur itinéraire, Gandalf ne vit aucune objection à partager quelques contes épiques dans la demeure de Bearn, et accepta l’invitation… qu’il semblait du reste très difficile de refuser.

Le rôdeur tenait malgré tout à battre les environs pour découvrir où leurs agresseurs avaient fui. Pendant que la compagnie rassemblait ses affaires et chargeait le blessé sur son poney, il ordonna à ses pisteurs d’effectuer une rapide inspection des environs, sur un demi mille. Ils revinrent précipitamment après quelques minutes. Tous apportaient la même nouvelle : les voyageurs étaient cernés d’ours bruns !

Bera, remarquant l’agitation et la contrariété d’Arathorn, vint le prendre gentiment par le bras :

– Le mâle dominant ne doit pas s’inquiéter pour sa tribu ! Nos frères les ours la protègent des ouargues et des choses mauvaises. Ils se sont rassemblés à l’appel du chef Bearn.

– Où sont passés les… les abominations ?

Bera dévisagea Arathorn, interloquée de devoir lui apprendre des choses que même les enfants de son clan connaissaient déjà tous :

– Elles ont fui vers la montagne maudite. Tu as tué le Vargúlfr4 ! C’est un grand exploit ! Tu as sauvé Bera de la mort des lupins ! Il y en a d’autres, ils viendront ! Mais c’est aujourd’hui soleil de victoire et de joie, car Bera sait dans son cœur que tu les repousseras tous !

Arathorn voulut répondre, mais Bearn donna le signal du départ.

En route, les poneys montraient des signes de nervosité, mais la Bearnide parvenait à les calmer tout simplement, en les caressant ou en les regardant dans les yeux. En tête de la compagnie marchait Bearn, aux côtés duquel trottinait Gandalf. Pour soutenir l’allure, Thráin s’était juché sur son poney. Les nains montés suivaient en bloc compact autour de Bera, comme une portée de lapereaux gambadant autour de leur maman.

Les dúnedain fermaient la marche, impressionnés par la grâce féline de la géante, mais un peu inquiets de cette puissance, qui pouvait se déchaîner tout-à-coup en cas de contrariété. Arathorn, bien conscient du trouble de ses hommes – et de son hobbit– sentait qu’il ne pouvait pas repousser les avances de la femme Bearnide sans risquer de déclencher une dangereuse déception. Charmé par le naturel un peu désarmant de la fille des Bois, il tachait de répondre à son babillage, sans la heurter ni lui donner de faux espoirs.

La changeuse de peau, aux traits jeunes et naïfs, mais durs et énergiques, sollicitait sans cesse Arathorn pour lui tenir compagnie, et l’entendre parler de lui. Elle avait d’abord pris Gerry pour le jeune frère d’Arathorn, ou tout du moins une sorte de filleul. Le hobbit présentant l’aimable particularité d’une abondante toison sur le dessus des pieds, sans doute se sentait-elle en terrain de connaissance, mais la jeune femme semblait craindre que Gerry ne fût un fils du si convoité « mâle dominant ». Une fois rassurée, elle battit des mains et redoubla d’attentions. Aussi les nains, et particulièrement Thráin, auraient-ils trouvé la situation particulièrement cocasse, s’ils n’avaient eu conscience que leurs hôtes pouvaient à tout moment recouvrer leur terrifiante forme d’ours.

La compagnie chemina longuement sous les frondaisons verdoyantes. Au passage de Bearn, les arbres et les fougères géantes, les rongeurs et les oiseaux, le gibier fauve ou noir, tout le sous-bois semblait saluer son maître, son rejeton devenu homme par la grâce d’esprits sylvains, pour régner sur la forêt sauvage. L’humus aux pieds des grands chênes, fumait en volutes aux senteurs de fonges. Le soleil filtrait à travers la canopée vert sombre et dorait la brume sylvestre, enroulant son fils d’une tendre écharpe de lumière.

À la suite du changeur de peau, la compagnie pénétra dans un vaste espace, ceint de grands chênes centenaires dont les hautes branches s’entrelaçaient comme un immense toit végétal. Leurs pas sur le tapis de feuilles résonnaient sous la voute protectrice, comme dans la grande salle d’un château d’hommes.

Au centre de la clairière, on distinguait un peu du ciel limpide. Un rayon de soleil pénétrait en oblique par l’ouverture, illuminant de son pinceau pastel, des essaims bourdonnants et le gazon semé de fougères. Une douzaine d’arbres avaient succombé aux coups d’on ne sait quel titan, laissant là leurs souches, gigantesques trônes de bois aux dossiers de tigelles fleuries. De petites campanules émaillaient d’argent, le vert tendre de l’herbe, qui perçait la couche de feuilles dentelées.

Bearn s’assit en tailleur sur une des souches, invitant les voyageurs à s’approcher, réunis dans le recueillement solennel du sanctuaire et la majesté de l’instant. Le maître régnait en son royaume, il avait un devoir sacré à accomplir.

La compagnie fit cercle autour de lui, se reculant à distance respectueuse, aussi rapidement que leur permettait la politesse. Un broussin rougeâtre bourgeonnait au flanc de la souche-chaise de Bearn, excroissance creuse qui dégouttait de miel. Les abeilles vaquaient autour de cette ruche, indifférentes aux desseins des humains. Gandalf fut le seul à s’assoir, les autres compagnons se sentant trop impressionnés. Quant à Arathorn, que Bera avait pris par le bras, il fut bien obligé de rester où il était, devant l’espèce de trône du changeur de forme.

Bearn, recueilli sur sa souche, posa ses coudes sur ses genoux et ferma les yeux. Le changeur de peau se recueillit profondément. Une sourde psalmodie, basse et lente, s’éleva de sa puissante poitrine, tour à tour berceuse rassurante et complainte funèbre, au diapason du bourdonnement des abeilles.

Après un long moment de profond recueillement, une grosse avette vint se poser sur son poing tendu. Puis elle fut lentement rejointe par d’autres, divaguant à la recherche de leur reine. Au bout de quelques minutes, ce furent des myriades d’insectes qui se mirent à sortir du broussin, s’agglutinant par bouffées aux abeilles déjà rassemblées sur l’avant-bras de Bearn.

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Enjambant les fougères avec la grâce du lynx, Bera entraîna Arathorn à l’écart, bien qu’il hésitât à s’éloigner du groupe. Tout autour d’eux, fourmillait la vitalité du printemps, dans la sève des sous-bois. Deux petits écureuils roux jouant à ses pieds, Bera parcourut la clairière, tressant une gracieuse couronne avec des branches de chêne en fleurs.

– Maintenant, tu cueilles des fleurs et tu fais une couronne toi aussi ! sourit malicieusement la jeune femme à l’adresse de son compagnon.

Arathorn, réticent, dut y consentir et la couronna à son tour, de campanules gracieuses. Avec un sourire timide, qui révélait l’espérance et l’inexpérience d’une jeune fille un peu vulnérable, Bera donna au dunadan, un rayon de miel et un collier de dents d’ours. Arathorn, très gêné, sentait se resserrer un collet dont il ne voulait pas.

Le bras du géant, immobile sur sa souche, ressemblait maintenant à une grappe surchargée, bruissant de fruits vivants. Bearn supportait la masse d’abeilles sans difficulté, laissant même les écureuils venir jouer dans son giron. Il poursuivait le chant du printemps, appelant l’essaim à bénir qui faisait allégeance aux lois de la forêt.

Lentement, le cône lumineux que dardait le soleil à travers la canopée, vint couronner Bearn. Comme réveillé par un appel intérieur, le géant se leva et étendit ses bras en croix en implorant avec ferveur, la faveur de la mère nourricière.

L’essaim prit lentement son envol – les abeilles quittaient le bras pour rejoindre l’autre poing.

Tenant toujours Arathorn fermement par le bras, Bera l’amena devant Bearn. Le chant du changeur de peau, envoûtant, s’élevait à nouveau pour appeler à l’épreuve. La compagnie, recueillie et incapable de détacher ses regards du ballet un peu hypnotique des insectes, écoutait la psalmodie profonde du géant.

À présent, Bearn portait la moitié de l’essaim sur chaque poing. Une nouvelle reine s’était révélée.

Alors le changeur de peau avança le bras. Aussitôt l’essaim nouveau le quitta pour flotter vers Bera, qui retenait Arathorn tout contre elle.

Lorsque Bera tendit devant elle sa main serrant celle du rôdeur, celui-ci tressaillit, devinant l’espoir de la jeune fille. Il dégagea sa main, prit la couronne de sur sa tête et la remit respectueusement entre les mains de la géante, dont le sourire disparut. Le profil royal de la jeune fille s’inclina tristement, comme elle laissait choir sa couronne.

L’essaim nouveau flottait dans la lumière, qui ne baignait plus que Bera, restée seule avec ses larmes. Les abeilles s’attardèrent pendant quelques instants, puis rejoignirent leur ruche, tandis que Bearn congédiait l’essaim du poing qui l’avait appelé.

L’immense changeur de peau, le front navré mais le regard déterminé, se leva majestueusement, rejoignit sa sœur et l’entretint fiévreusement. Le débat balança longuement, sous le regard inquiet de la compagnie. Sœur et frère conclurent leur conciliabule, l’une en larmes retenues, l’autre en fureur contenue, en convenant que la loi de l’hospitalité, sacrée chez les Bearnides, serait respectée.

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NOTES

1 Métal préféré des Elfes, le mithril, également appelé « argent véritable » (« True silver » en anglais) ressemble à l’argent par son reflet, à l’aluminium par sa légèreté, et à l’acier par sa résistance.

2 Traduction assez libre de Berserkr : chemise d’ours en vieux norrois.

3 Conjectures que nous espérons résolues par le lecteur !

4 Loup-garou, en vieux norrois.

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