La maraude du Vieux Touque
Chapitre 36 : Le serment de la Bearnide - Col et montée
4638 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 17/01/2020 09:38
À l’aube, on s’était assemblés sur le perron de la demeure d’Elrond. Toute la maisonnée était réunie pour souhaiter bonne fortune aux voyageurs. Mais les beaux visages elfiques, plus graves que d’ordinaire, semblaient voilés d’une étrange réserve.
Les nains avaient revêtu leurs tenues de voyage – rustiques tuniques colorées, broignes de cuir clouté, armures de lames ou de mailles. Leur troupe clinquante et désordonnée rompait sans cesse les rangs, l’un à chercher une pipe dans une fonte, l’autre un mouchoir au fond d’une poche, un troisième à rajuster une amarre, certains à goûter les provisions et tous à apostropher joyeusement le voisin. Leurs armes, graissées de frais et amoureusement affûtées, brillaient de lueurs conquérantes. Les nains étaient juchés sur de grands poneys de montagne aux longs poils, au milieu d’un fouillis de paquets et de baluchons solidement arrimés. Deux montures supplémentaires portaient le matériel destiné à la mine. Les pauvres bêtes sentaient bien que les jours de paresse étaient terminés, et elles frissonnaient lamentablement dans la grisaille du petit matin triste.
Quatre dúnedain demeuraient à l’écart, en compagnie sobre et bien ordonnée, vêtus de capes et de cuirs. Ils ne les montaient pas, mais chacun avait harnaché un mulet légèrement chargé. La forme bariolée et courtaude de Gerry se tenait derrière eux, aux basques des sombres silhouettes des hommes, avec son petit poney Gilles, qui tentait d’enfouir son museau dans le cou de son maître.
Thráin comprit que les mulets devaient certainement servir au retour. Combien de richesses ces gens comptaient-ils ramener avec eux ? Mais les dúnedain sachant mieux que quiconque les exigences des chemins que le groupe aurait à emprunter, il ne fit pas de commentaire. Gandalf les avait imités, allant à pied, son modeste baluchon en bandoulière, une épée au côté et son solide bâton en main. Mais lui aussi menait un mulet, chargé de mystérieux paquets et de caisses portant la rune « G ».
Le groupe des jeunes filles elfes entonna un chant d’adieux, lent et triste, mais non sans espoir. Rùmil plaisantait avec Gerry pour lui relever un peu le moral. Mais le cœur du petit hobbit se serrait à la pensée de quitter ce lieu de paix et d’harmonie, pour se lancer dans une aventure qu’il ne ressentait pas véritablement comme sienne. C’était donc cela, le quotidien du héros, le revers de la rutilante médaille de la gloire ! Sa promesse chevillée à l’esprit, il serra les dents et se contraignit à avancer, pour les yeux de sa dame, l’honneur de la Comté et peut-être également, pour conserver un peu l’estime de lui-même, qui lui avait paru perdre un peu de son lustre ces temps derniers.
Dame Luinloth lui confia un livre en souriant :
– Peut-être lirez-vous un peu en pensant à moi, le soir au campement ?
Le hobbit s’inclina sans rien promettre.
La dame se tourna vers son époux. Elle lui tendit le rameau d’un arbre elfique. La tradition voulait que ce cadeau conservât sa fraîcheur et protégeât son porteur tant qu’il restait fidèle à ses vœux. Le dúnadan embrassa son épouse et son petit-fils, rangea le rameau dans son carquois et passa ses compagnons en revue.
Elrond eut un mot réconfortant pour chacun. Gerry n’entendit pas ce que le semi-elfe confia à Thráin et Arathorn, mais son visage était aussi tendu que celui de Gandalf. Le magicien songeur pesait, en son esprit sagace, les prémonitions que dame Luinloth avait rêvées :
« Ce qui est d’or, parfois, point ne reluit,
Ceux qui errent, tous ne sont pas perdus.
L’ancien qui est fort point ne dépérit,
Les racines, de gel ne sont perclues.
Des cendres un feu sera ravivé,
La lumière des ombres percera,
Renouvelant les splendeurs dispersées.
Le fief repeuplé royaume sera.
Modeste écuyer, fidèle à l’hommage,
Égaré du Comté, prêtant courage,
En chemin traqué d’âpres maléfices,
Par amour consent bien des sacrifices,
Sans chercher là plus qu’un peu de bonheur.
Veilleur candide au chevet de l’honneur
Souverain des enfants de Valandil. »
Ces vers invitaient à espérer mais son cœur se laissait troubler par un détail : pourquoi l’écuyer était-il seul à être cité ? Dans les contes, la fonction d’écuyer était de témoigner de la mort de son seigneur. Au temps jadis, Ohtar avait rapporté la nouvelle du désastre des Champs aux Iris. Plus proche d’eux, Nár avait conté l’odieux récit du trépas de Thror. ??
Gandalf chassa ses doutes et raffermit sa volonté.
Le maître de Fondcombe se pencha vers Gerry, lui sourit avec bienveillance et chuchota :
– Vous trouverez plus qu’une moitié de vous-même dans cette aventure, si vous n’en abandonnez pas l’essentiel !
Le hobbit ne put dénouer l’écheveau de ce Linnod1, mais il aurait bien des jours pour y réfléchir.
Elrond se tourna enfin vers la compagnie :
– Vous quittez cette maison avec l’espoir au cœur, de voir fleurir votre souhait le plus cher et porter des fruits d’avenir. Puissiez-vous veiller sur vos compagnons avant de chérir vos propres rêves ! Cheminez avec la bénédiction des Elfes, des Nains et des Hommes !
.oOo.
La compagnie s’ébranla enfin dans les chants d’adieu et de bonne chance. Thráin menait ses onze compagnons en tête, accompagné de Gandalf. Arathorn et Gerry leur emboitèrent le pas, les dúnedain prenant la suite, de leur longue et lente foulée de rôdeurs. Ils traversèrent le pont étroit de la Sonoronne et entamèrent la montée vers le plateau, accompagnés de mélodieux chants d’oiseaux.
Gerry regarda en arrière avec un pincement au cœur, alors que la colonne s’enfonçait dans la brume au sortir des halliers. Il cessa de flotter dans le temps bienheureux de la vallée, pour revenir aux amères réalités du monde extérieur. Les poneys commencèrent à renâcler : la pente plus forte du sentier, la température moins clémente, la rumeur du pays sauvage, tout contribuait à entraver leur progression. Gandalf flatta son mulet qui voulut bien obtempérer, mais la plupart des nains, pestant et ronchonnant, durent mettre pied à terre sous l’œil goguenard des rôdeurs. La bonne humeur gaillarde du perron s’étiolait rapidement…
Une fois sur le plateau, ils furent accueillis par le grand silence d’une brise légère, entrecoupée, de temps en temps, par les adieux facétieux des gardiens elfes, invisibles dans les sous-bois. Elladan, le fils d’Elrond, avait tenu à explorer et sécuriser un large périmètre autour de la combe pour faciliter le départ de leurs hôtes. Les dúnedain sourirent aux petits quolibets qui fusaient, et saluèrent en retour, mais les nains se rembrunirent. Ils cheminèrent longuement dans les bois vers le sud-est, avant de déboucher abruptement sur une grande route, qui ondulait en grimpant vers les collines à l’est.
Le temps était clair et la température montait lentement. De leurs voix basses et rauques, les nains entonnèrent un chant de marche, puis finirent par regagner leurs selles, toujours chantant. Les dúnedain quant à eux, voyageaient en silence, ombres rapides et furtives, à peine remarquées des animaux eux-mêmes… lorsqu’ils le pouvaient. Se traîner sur la route avec cette bande bruyante les mettait mal à l’aise. Mais Arathorn laissa brailler la troupe la première journée. Au camp le soir, lorsque furent distribués les tours de garde, il provoqua un petit conseil pour mettre les choses au point. Aidé de Gandalf, il obtint un commandement de principe pour le voyage jusqu’aux mines, recommandant le silence et l’écoute.
La compagnie peina de longs jours durant, grimpant une pente de plus en plus raide. Nains et dúnedain, qui ne parlaient guère entre eux, ne s’adressaient pas du tout la parole d’un groupe à l’autre. Chacun puisait dans ses souvenirs ou ses espoirs pour mobiliser son courage et exercer sa volonté. Arathorn songeait avec nostalgie à la douceur de la vallée cachée et aux proches qu’il y savait en sécurité. Bárin se remémorait l’excellence des mets et revivait ses visites au maître des cuisines de Fondcombe. Quelques nains, Nár et Màr en particulier, rêvaient aux prouesses qu’ils pourraient réaliser à la forge. Ils avaient partagé quelques tours de main avec les forgerons elfes d’Imladris, qui avaient suivi Elrond après le sac d’Ost-in-Edhil.
Le petit hobbit, quant à lui, sondant la brume grise et incertaine de l’horizon occidental, imaginait ses parents et ses amis, dans les champs ou autour d’une pinte, à l’auberge après le labeur du jour. Il s’étonna lui-même de ses pensées, mais il décela également un étrange et lancinant sentiment de manque. Assise au creux de ses souvenirs, une hobbite semblait l’attendre, mais son sourire énigmatique gardait un cruel anonymat.
Gerry frissonna. Depuis le petit-déjeuner du matin, il n’avait pas pu se réchauffer, l’air devenant frais à cette altitude. Le long de la pente, marcheurs, poneys et mulets avaient maintenant adopté un rythme de croisière acceptable. La route, qui se faisait plus ténue, laissait parfois quelques doutes lorsqu’un croisement se présentait. Ces montagnes étaient traversées de bien des sentiers, mais la plupart menaient à de dangereux cul-de sac. Le hobbit demanda tout haut qui avait bien pu les tracer. Gandalf lui jeta un regard de travers :
– Vous n’avez pas envie de le savoir !
Les rôdeurs formaient à présent l’avant-garde et l’arrière-garde de la colonne, évitant les pièges, dégageant le passage et secourant les retardataires. Thráin prit ombrage de cette prise en main. Tard un après-midi, il reconnut un abri de route, manifestement construit par des nains, un peu à l’écart du sentier, et voulut y passer la nuit, mais Arathorn s’y opposa, en arguant qu’ils avaient encore deux heures de marche avant de poser leurs baluchons. La rapidité était la meilleure stratégie, car la plupart des cols étaient tenus par des choses mauvaises. Gandalf, qui conservait lui-même une excellente mémoire de ces sentiers, avait prié Thráin de faire confiance à Arathorn, dont la connaissance des gobelins et de ces montagnes était sans égale.
Pourtant le chef dúnadan se montrait graduellement plus inquiet, au fil de leur montée. Quelques heures auparavant, une petite grive s’était posée sur son épaule et l’avait abreuvé d’une jacasserie effrénée, qui avait assombri l’humeur de son maître. Arathorn expliqua que bien qu’il fût certain de la route, il attendait de rencontrer des signes laissés par ses éclaireurs. Il envoya en avant Hirgon2, son pisteur le plus habile.
Le grand rôdeur taciturne revint le lendemain matin, alors que la compagnie reprenait son ascension, porteur de mauvaises nouvelles :
– Le col se trouve à quatre heures de marche devant nous. Lorsque je l’ai atteint hier soir, je l’ai trouvé tenu par l’ennemi ! Il n’était pas possible à notre compagnie nombreuse, de passer inaperçu. J’ai donc occis les deux gobelins qui montaient la garde puis j’ai précipité les corps dans le ravin. On ne les retrouvera pas. Au matin, à la lumière du jour, j’ai pu trouver l’entrée d’une caverne, non loin. Elle est bien camouflée mais le chef gobelin y était resté par paresse et couardise. Je l’ai surpris et tué. Je pense que c’est l’entrée de leurs galeries, alors j’ai provoqué un éboulement qui les bloquera pour quelques temps.
Le guerrier exhiba une entaille sur sa targe de cuir, où brillaient les traces d’une gelée dégoûtante.
– En tout cas je doute qu’ils sortent de jour. Nous devrions nous hâter et profiter de ce répit. Ces répugnantes créatures empoisonnent leurs armes…
Gerry fut émerveillé par l’efficacité des dúnedain en guerre. Arathorn félicita Hirgon et partit en avant avec Gilhael.
Après une heure de montée rapide et harassante, les deux hommes tombèrent sur un petit monticule, à l’évidence laissé par des rôdeurs. Les signes indiquaient que l’équipe passée trois semaines auparavant n’avait rien remarqué d’anormal. Les deux rôdeurs forcèrent l’allure, courant à petite foulée à l’assaut de la plus rude pente. Allongeant le souffle en silence dans l’air glacé des éboulis rocheux, ils atteignirent rapidement le col.
De grandes plaques de neige s’attardaient sur les pentes tournées vers le septentrion. Un vent froid soufflait entre les rochers, chuchotant de lugubres avertissements. Tandis qu’Arathorn montait la garde devant l’éboulement de pierres et de rochers qu’avait déclenché Hirgon, Gilhael explora le versant oriental. Le rôdeur remarqua les traces d’un parti d’orques descendant puis remontant le sentier.
Arathorn en conclut que ses éclaireurs, envoyés quelques semaines plus tôt, avaient été repérés et pourchassés lors de leur passage. Pourtant des nouvelles lui étaient parvenues, indiquant que le groupe était au complet et n’avait pas été inquiété, plusieurs jours après le passage du col. Les gobelins entendaient-ils donc les pister et repérer leur itinéraire plutôt que les exterminer ? Ou encore, les créatures avaient-elles été semées par les rôdeurs, plus habiles qu’eux ? …
Lorsque la colonne eut rejoint le col, Thráin ordonna que fût complètement bouchée la sortie de caverne. Gerry, très impressionné, contempla la force de travail d’une douzaine de nains, entamés dans leur orgueil, et qui comptaient eux aussi montrer leur supériorité en guerre. Le travail titanesque fut effectué en un temps record. Gandalf ajouta discrètement à l’ouvrage quelque injonction de scellement, pendant que la compagnie se restaurait rapidement. Le groupe repartit vers midi, et dévala la pente avec une grande rapidité. Arathorn laissa Gilhael en arrière garde, pour protéger leur descente à découvert, jusqu’à la limite des pins.
La chance fut avec la compagnie. Le temps changea brutalement, et la pluie se mit à tomber. Arathorn la bénit car leurs traces en seraient effacées. Mais le ciel s’assombrissant rapidement, l’averse fut bientôt suivie d’éclairs qui frappèrent au hasard les sommets de la montagne autour de la compagnie qui se hâtait sous la pluie.
De temps en temps, des blocs de pierre arrachés aux sommets dévalaient la pente, devant ou derrière la compagnie ou même entre les poneys, comme lancés par des géants dans un grondement de rire tonitruant.
La compagnie gagnait l’abri d’un surplomb, lorsqu’un rocher heurta le poney de Frerin, qui tomba et se blessa le postérieur gauche. Comme l’animal boitait et saignait, la compagnie dut faire halte au premier méplat dans la forêt et tacha de soulager la monture.
On se rendit alors compte que l’œuf elfique de Frerin, porté par la pauvre bête, avait été brisé dans la chute, avec quelques autres menus objets. Le jeune nain déballa les restes de son œuf avec précaution. Il découvrit un flacon de forme ovoïde, en métal étamé, résistant aux chocs. Frerin ouvrit le flacon, renifla les vapeurs avec précaution et fit une grimace de dégoût.
Bárin, toujours en quête de sensations gastronomiques, se proposa pour goûter la mixture elfique, mais Arathorn le lui déconseilla fermement. Se tournant vers Gandalf avec un air interrogateur et dubitatif, Frerin lui demanda à quoi pouvait servir une boisson à l’odeur aussi déplaisante. Gandalf la porta à ses narines et crut reconnaître un pot-au-feu de laurier et de girofle. À son tour le magicien tendit le flacon à Ingold qui huma la potion et déclara :
– Je pense qu’il s’agit d’un baume pour soigner les blessures musculaires, les foulures ou les affections des articulations. Elle agit certainement par contact, en cataplasme si possible. Bien qu’elle possède des vertus antiseptiques, il n’est pas recommandé de la répandre sur une plaie ni l’ingérer, sauf comme puissant vomitif.
Un demi-sourire aux lèvres, Arathorn ajouta, avec une pensée reconnaissante pour Maître Elrond :
– Peut-être ce cadeau vient-il à point pour vous aider à soigner votre monture, Frerin ?
Un peu déconcertés par l’étrange pouvoir prémonitoire du seigneur elfe, les nains échangèrent des regards, où se mêlaient l’incrédulité, la reconnaissance et un soupçon d’effroi. Ingold dut donc aider Frerin, un peu hésitant, à appliquer un peu du précieux baume, en massant l’antérieur du poney.
.oOo.
Le lendemain matin, la compagnie se leva sans avoir véritablement pris de repos – toute la nuit, une pluie fine et froide s’était insinuée avec obstination dans leurs linges, en dépit de toutes les protections. Malgré la fatigue, les guérisseurs – le rôdeur et le nain, qui commençaient à sympathiser – examinaient l’animal avec satisfaction, lorsque Gilhael les rejoignit, surgissant brusquement du rideau de bruine.
Le traqueur annonça qu’il n’avait rien remarqué au col, sinon des bruits sourds sous la roche à partir d’une heure avancée de la nuit.
– Cette mésaventure apprendra aux gobelins, à excaver plusieurs sorties à leurs galeries ! lança le rôdeur.
Aux premières lueurs de l’aube, Gilhael s’était esquivé, conformément aux ordres, alors que les gobelins semblaient n’avoir fait aucun progrès notoire.
Forte de ces renseignements, la compagnie conclut qu’elle n’aurait rien à craindre, pour peu qu’elle forçât un peu la prochaine étape. La monture blessée semblant miraculeusement rétablie, la troupe reprit le sentier, impatiente de s’éloigner de cet horrible endroit.
Mais le capitaine estimait qu’il valait mieux ménager leurs forces, tant pour la cohésion du groupe, que pour leurs chances de succès sur le long terme. La compagnie parcourut lentement leur étape suivante, sous une pluie pénétrante et insistante. Ingold et Arathorn se relayaient en queue de colonne pour effacer leurs traces, tandis que Gilhael et Hirgon allaient à l’avant, en éclaireurs.
Mais ils ne furent pas inquiétés, grâce à l’habileté des rôdeurs. Arathorn, sa grive sur l’épaule, l’envoyait parfois reconnaitre le terrain alentours. La compagnie suivait la route, à nouveau large et bien délimitée sous les sapins, en direction du sud-est. Thráin désapprouvait cette stratégie, considérant comme une perte de temps de rejoindre la grande forêt, loin au-delà du fleuve Anduin. Comme le chef nain grommelait une fois encore, Arathorn l’apostropha assez fermement :
– Notre nombre et notre équipement ne nous permet pas de cheminer à flanc de montagne. Couper à l’aveuglette en direction du nord nous obligerait à des détours permanents, longs et dangereux pour les montures. Nous progressons rapidement sur cette route, sans risque de blesser nos animaux de bât. En outre notre itinéraire jusqu’à l’orée de la forêt ne nous distingue en rien de voyageurs ordinaires. Nous nous dirigerons alors vers le nord, dans une contrée abritée, plus facile à traverser, où nous pourrons chasser et nourrir nos montures sans aucune difficulté. La précipitation irréfléchie nous mènerait au désastre, noble Thráin !
Bien entendu le raisonnement du rôdeur se tenait, quoiqu’il ignorât la capacité des Nains à endurer les chemins de montagne, ce qui était assez irritant pour Thráin. Avant que le chef nain ne prononçât quelque protestation désagréable, Gandalf usa de son crédit sur un ton plus conciliant :
– Mon cher Thráin, je vous conjure d’accorder crédit, comme je le fais, à l’habileté des dúnedain. Pour l’heure, la prudence est la plus sûre garantie de succès…
Le surlendemain, en fin d’après-midi, ils atteignirent des terres grasses, où les bosquets d’ormes et de hêtres avoisinaient des prairies fleurissant de mille couleurs sous des nuées d’abeilles. À la tombée du jour, ils approchèrent du gué de l’Anduin.
Le puissant fleuve charriait des eaux lourdes de glaise, gonflées des neiges fondues loin au nord dans les montagnes grises. De petits fortins en bois avaient été construits sur les deux berges. Ils protégeaient l’arrimage des cordes tendues pour sécuriser le passage de la rivière. Ces redoutes permettaient de tenir le gué contre d’éventuels assaillants. Quelques trophées – têtes de gobelin empalées sur des lances et peaux de ouargue tendues sur des sagaies – prévenaient le voyageur que les Hommes de la Forêt ne plaisantaient pas : le péage du gué était élevé, mais c’était là le juste prix de la sécurité, au beau milieu des terres sauvages.
À l’approche de la compagnie, des silhouettes d’archers s’agitèrent sur les remparts de bois.
Gandalf, Thráin et Arathorn s’avancèrent pour parlementer un moment avec les gardiens. Des hommes et des femmes, forts et bruns, les tenaient en joue de leurs grands arcs. La tenue camouflée des rôdeurs, qui tranchait avec les vêtements de peaux brodés de motifs colorés des maîtres du gué, éveilla quelques remarques soupçonneuses, mais finalement la compagnie fut autorisée à passer. Accrochée aux filins, la troupe traversa le passage et monta la berge orientale, sous la surveillance des archers.
Ce soir-là, nains et dúnedain purent allumer quelques feux près du fortin oriental. Ils mangèrent chaud et de bien meilleure chère que les jours précédents. Leur moral en fut grandement amélioré, même si Thráin et Nár s’étaient offusqués du lourd péage imposé par les forestiers. La compagnie avait reçu des instructions strictes quant aux informations à donner : ils étaient des commerçants se rendant à Esgaroth-sur-le-long-lac, pour affaires. Les nains purent faire quelques échanges, cédant des armes contre de belles fourrures. Ils montèrent une petite forge de fortune et réparèrent quelques haches. Et ce travail leur fit chaud au cœur, car de toute évidence, ces armes servaient au cou des gobelins et des ouargues, elles n’étaient pas de simples cognées.
Le jour suivant, la compagnie prit ostensiblement la route de l’est, de bon matin, sous le regard des gardes du gué, qui saluèrent gravement les voyageurs.
Mais après une lieue environ, ils s’assurèrent qu’ils n’étaient pas observés, puis quittèrent la route vers le nord, au milieu d’un tronçon bien sec, où une petite grive sautillait d’un air effronté. En s’enfonçant dans la forêt, les dúnedain effacèrent méticuleusement leurs empreintes, sur un sillon entier. Les nains durent démonter, leurs poneys fatiguant plus rapidement sur ce terrain gras en dehors de la route. Alors Arathorn les fit obliquer légèrement sur leur droite, grimpant la pente vers des terrains moins gorgés d’eau.
Tout en cheminant, les nains firent le compte de leurs dépenses et de leurs gains au comptoir des Forestiers du gué, concluant en bons commerçants qu’ils avaient tiré leur épingle du jeu. Gerry, qui depuis un moment rêvait aux fêtes de Grand-Cave à la mi-année, demanda qui avait payé pour lui.
Hirgon répondit en riant que les gardiens avaient hésité à charger Gerry comme un enfant, mais ils s’étaient souvenus des légendes de leurs ancêtres dans lesquelles les petits Holbytla aux pieds velus habitaient les bords de la rivière :
– Les légendes ont surgit dans la journée de nos hôtes ! À leurs yeux nous sommes intouchables grâce à vous, Gerry !
– C’est une chance, ma bourse est au plus bas ! lança le hobbit d’un ton enjoué.
– Une part du trésor vous reviendra, intervint Arathorn. En attendant les dúnedain couvrent votre part des dépenses de l’expédition.
– Je ne vois pas bien ce que je pourrais faire, une fois à la montagne des nains. Avant de découvrir que les Forestiers de Rhovanion me considéraient comme une légende vivante, j’avais l’impression désagréable de n’être qu’un paquet inutile !
– Soyez assuré, maître Gerry, qu’on a toujours besoin d’un cambrioleur lorsqu’il s’agit d’explorer une mine inconnue, assura le nain Bárin.
Thráin n’aimait pas du tout le tour que prenait la conversation. Il s’immisça d’un air hautain :
– Il va de soi que les émoluments de maître Gerry, dont je partage les doutes, seront défalqués de la part des dúnedain, tout comme celle de Maître Gandalf.
Arathorn ne pouvait évidemment pas passer outre cette provocation manifeste :
– Bien que la présence de notre digne magicien honore et renforce notre troupe, les dúnedain n’ont nullement requis sa participation. Néanmoins, si sa haute compétence ne lui gagnait pas votre reconnaissance, il va sans dire que les dúnedain pourvoiraient à ses émoluments ! Mais je préfère croire, Roi Thráin, que votre mémoire est plus incertaine que votre parole ! Peut-être devrions-nous coucher sur le papier l’accord juré à Fondcombe, de peur que les circonstances ne nous poussent à l’interpréter de façon trop fluctuante ?
Ulcéré, bien qu’il fût l’auteur de la première agression verbale, Thráin arborait à présent un teint pourpre. Gandalf grommela :
– Rassurez-vous, Thráin, s’il vous reste des doutes à mon sujet, je n’emporterai que la part que vous voudrez bien me donner l’un et l’autre. Mais peut-être ces questions matérielles seront-elles facilitées lorsque plusieurs d’entre nous seront morts et que les survivants se seront plusieurs fois mutuellement sauvés la vie !
Cette sortie calma les ardeurs de rhétorique, sinon les ressentiments. Gandalf changea négligemment de sujet, entretenant le hobbit des origines de ses ancêtres, le long de l’Anduin.
La compagnie adopta alors un rythme rapide, s’arrêtant rarement, marchant longuement et silencieusement, se coulant d’un hallier à l’autre. Les traqueurs partaient souvent en avant, laissant leur animal de bât à la garde de Gerry ou de leurs compagnons. Ainsi quittèrent-ils les terres des Hommes de la Forêt, bois profonds et riantes clairières, que défendait la vaillance de ce peuple farouche, contre la menace de Dol Guldûr.
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NOTES
1 Maxime, conseil, énigme
2 Ce nom signifie « Pierre seigneuriale » en sindarin. On peut imaginer qu’il s’agit d’une noble lignée qui soutient le Roi par tradition familiale.