La maraude du Vieux Touque

Chapitre 35 : Le conseil des rois en exil - Alliance

2572 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 14/01/2020 22:56

Le chef des Dunedain et l’héritier de Durin se faisaient face, le visage dur et les poings fermés, devant le conseil silencieux.

La dame prit alors la parole d’un ton doux mais ferme :

– Je vous demande à tous de retrouver la raison. Voici deux rois en exil ! Voici deux fiers guerriers qui luttent pour rétablir la dignité de leurs lignées et la grandeur de leurs peuples ! Vont-ils faire alliance ou se dresseront-ils l’un contre l’autre pour des raisons d’orgueil personnel ? 

Gandalf plissa des yeux et cacha son sourire en feignant de lisser ses moustaches. Arathorn s’assit. Thráin s’inclina respectueusement devant la dame et retourna s’assoir lui aussi :

– Le trésor conquis par les dúnedain fut pris à l’ennemi de haute lutte et leur appartient de droit. Nous garderons ces pièces en souvenir de la sagesse de la dame. Seul l’avenir dira si elles proviennent vraiment de Barum-Nahal. 

Amadoué par la générosité du nain, Arathorn prit lentement la parole :

– Noble Thráin, je souhaite notre alliance. Vous avez l’indubitable droit de rechercher à conquérir cet endroit. Vous seul avez le pouvoir de rassembler là votre peuple pour en faire une place forte. J’ai moi aussi pour ambition de rebâtir mon royaume. Nous avons commencé il y a des années, à revitaliser certaines contrées, à sécuriser nos routes. Pour aller plus loin, j’ai besoin d’alliés, de voisins amicaux. Une voie entre Eriador et Rhovanion, tenue par des alliés sûrs, serait une bénédiction. Des allers et venues entre les Montagnes Bleues et les Monts de Brume, une voie commerciale sécurisée vers Rhovanion seraient pour Arthedain, le déclenchement d’un redressement. Une route commerciale florissante à travers les Monts de Brume, protégée et justement taxée par un royaume libre, serait un gage de prospérité pour votre peuple, Durin. Une alliance entre le puissant royaume de Barum-Nahal et Arnor serait la clé de l’avenir. Voilà ce que je veux réussir avec vous, Roi Thráin. Je vous offre mon aide et mon épée pour recouvrer votre bien et bâtir une alliance durable.

Thráin avait retrouvé tous ses esprits et distinguait parfaitement, derrière la noblesse des propos, où se trouvait son propre intérêt :

– Pourquoi le peuple de Durin ne pourrait-il pas recouvrer son bien par lui-même, seul ?

Arathorn se tourna un instant vers Luinloth et esquissa un sourire : les véritables négociations venaient de commencer.

– Les dúnedain ont une connaissance approfondie des montagnes qui bordent l’ancien Rhudaur. Nos hommes surveillent les landes d’Etten en permanence. Nous connaissons les habitudes et les forces des clans orques. Nous avons consolidé les cartes que nous avions, celles que nous avons trouvées ici même à Fondcombe, et les précieuses informations glanées par nos chasseurs. J’ai envoyé deux équipes en reconnaissance. Nous avons localisé l’Ettencaras, ou Barum-Nahal si vous préférez, grâce aux traces que mes rôdeurs ont suivies. Nous explorons en ce moment même les approches par l’ouest et l’est. Nous détenons un atout maître !

Le teint de Thráin s’était altéré au fil de la démonstration, et devint presque livide lorsque Arathorn porta l’estocade :

– Or il est évident que vous devez faire vite, puisque nous ne sommes pas les seuls à connaître l’existence d’un trésor. Je dois vous dire que depuis trois jours nous n’avons plus de nouvelles du rôdeur envoyé sur la piste du char dans les montagnes.

Le grand nain pesa longuement cette argumentation.

– Et quelle part du trésor de Barum-Nahal revendiquerez-vous une fois notre victoire accomplie ?

– Pour le prix de cette alliance, les dúnedain demandent un quart du trésor que nous trouverons ensemble. 

Thráin avait pris sa décision, mais il négocia encore :

– Et qui fournira le matériel et l’équipement pour cette expédition ?

-Mes hommes sont à pied d’œuvre depuis plusieurs jours pour réunir montures, vivres et matériel.

Elrond intervint :

– Cette question me parait secondaire. Ma maison suppléera amples fournitures pour votre voyage, si vous maintenez ce projet. 

Gandalf se leva alors et lança de sa voix rocailleuse :

– Si vous maintenez ce projet ! Quelle belle histoire on racontera dans les chaumières d’Eriador et les salles des Montagnes Bleues dans quelques années ! Deux rois reconstruisent l’embryon de leurs royaumes ! Une douzaine de nains et une demi-douzaine d’hommes répondent à de mystérieux signes et recouvrent sans coup férir une richesse fabuleuse ! Car c’est à peine s’il faut tenir compte des dangers du voyage, des pentes arides et inhospitalières des montagnes, des tribus orques qui grouillent dans ces régions, des abords hantés de la vallée et des éruptions imprévisibles d’un volcan…

Le ton débonnaire du vieillard avait progressivement viré à l’ardente harangue :

– Mais dans ces calculs interviennent d’autres créatures, orgueilleuses et indépendantes, imprévisibles comme les giboulées d’avril mais plus mobiles qu’un volcan ! Thráin, vous omettez obstinément cette menace comme si vous n’aviez pas subi ses calamités ! Oui, je parle des dragons, qui ne sont ni aveugles ni sourds. Car il serait vain d’imaginer que ranimer la rumeur d’un tel trésor ne susciterait pas la convoitise de vos nouveaux voisins. Nous connaissons au moins deux grands vers – Corlagon le rouge et Scorba le furieux – qui nichent dans les montagnes enserrant l’ancien Angmar.

Toute l’assistance, hormis le Dunadan, s’était un peu recroquevillée sur sa chaise. Le magicien fulminait :

– Ce nom d’Angmar vous fait-il blêmir, Arathorn ? Comme je vous l’ai maintes fois exposé, nous devons éradiquer cette menace. Seule la sécurité de vos frontières pourra permettre une nouvelle croissance d’Arthedain. Expliquez-moi comment vous pourriez échapper à une invasion comparable à celle de l’an mille neuf cent septante quatre du troisième âge, hormis par le secret ? Si vous relevez le royaume, les dragons se réveilleront, et attirés par l’or, ils vous détruiront !

Gandalf arpentait la pièce, au milieu du conseil :

– Et vous, Thráin, votre cœur de nain ne frémit-il pas à l’idée qu’un humain vainquit seul la grande Scatha ? Laissez pour le moment cette rumeur de mine. Vous ne pourriez pas en profiter. Partez plutôt en guerre contre Scorba tant qu’il n’est pas sur ses gardes ! Nous devons éradiquer les dragons !

– Baruk ! s’exclamèrent en chœur les trois nains, en se levant et en brandissant leurs haches d’armes.

Arathorn sentait l’assistance lui échapper. Il lança son va-tout :

– Nous ne sommes pas encore assez forts pour provoquer les grands vers en guerre ! Menons une expédition préliminaire, moins dangereuse et plus lucrative. Prenons une place forte, qui permettra de lancer l’attaque victorieuse. Préparons cette vengeance en mettant toutes les chances de notre côté.

Les défauts de cette argumentation, apparemment raisonnable, n’échappèrent pas à Thráin. Arathorn s’associait par trop à la vengeance des nains. Une fois le trésor recouvré, il ne s’aventurerait évidemment pas dans une expédition visant à détruire les dragons des Monts de Brume. Mais l’appât de l’or et la possibilité d’un regain de prestige pour sa lignée, s’avérèrent les plus forts. Thráin caressait le rêve de fortifier Barum-Nahal contre les grands vers, après l’avoir conquise…

Le chef nain se leva. Son visage majestueux restait fermé mais il prononça avec force :

– Moi Thráin, fils de Thror, j’accepte la proposition d’Arathorn Dúnadan. Joignons nos forces pour retrouver et investir Barum-Nahal. Un quart des revenus de cette expédition reviendra aux dúnedain. Nous serons dès lors alliés et conclurons un accord commercial avantageux. 

Comme Elrond ne s’opposait manifestement pas à l’accord, Gandalf se rassit et en termina, ulcéré :

– Je crois que je vais me joindre à cette folie ! Rien n’est pire qu’un rêveur idéaliste, sinon deux. Il faut un cerveau lucide dans cette expédition !

Arathorn et Thráin se serrèrent solennellement la main, entourés des leurs comme témoins. Elrond leva la main et conclut :

– Je ne saurais m’opposer à une proposition d’alliance entre deux peuples libres. Mais je vous mets doublement en garde ! Contre vos divergences tout d’abord, car le but que vous poursuivez est lointain. Vous devrez certainement faire des concessions importantes l’un à l’autre au cours de cette entreprise. Contre les signes de votre destin, ensuite, car mon cœur me prédit que le chemin du renouveau de vos lignées sera long. 

Arathorn ne pouvait entendre ce discours. Il répliqua :

– Chacun d’entre nous a son rôle à jouer dans l’accomplissement du chant de la création, en gardant espoir et patience mais sans retarder ce qui doit être tenté ! 

Elrond soupira :

– Le destin des mortels est voilé d’incertitude. Puissent votre volonté et votre courage vous mener au succès dont vous languissez ! Enfin je vous enjoins à tous deux de ne pas tout risquer dans cette aventure : vos deux héritiers Argonui et Thorin doivent rester à l’abri. Tel est mon jugement et l’obligation que je donne à tous deux, si ma bénédiction vous importe. Mon cœur est troublé car une fois de plus, le conseil des puissants et des sages ne tient pas compte des plus anciennes créatures de ces montagnes. Enfin… peut-être vous porteront elles une aide inattendue !

Le conseil prit fin, l’assistance se dispersa comme des pétales égrenés des branches par une brise de printemps. Le magicien pensif marmonnait dans sa barbe blanche d’un air maussade en quittant la plate-forme. Sous les arcades de marbre, Elrond le rejoignit en le prenant par le bras :

– Accompagnons ce que nous ne pouvons empêcher, Gandalf ! Ces deux caractères, pour nobles qu’ils soient, se laisseraient facilement emporter. Ils auront besoin de votre sagesse et de votre capacité à les rassembler, avant la fin de cette hasardeuse histoire.

– J’aviserai sur place quant à ce qu’il y a lieu de faire… si nous atteignons le volcan !

Mais le hobbit passait là, se hâtant vers ses devoirs de l’après-midi dans les senteurs de jasmin. La studieuse précipitation du jeune Touque tira un sourire au magicien, qui héla le garnement :

– Que pensez-vous de tout cela, mon cher Gerry ? 

Le hobbit, heureux de la diversion mais un peu embarrassé, se sentait tiraillé entre la fidélité à l’idéal de son seigneur et les aspirations profondes de son propre peuple :

– Oh, si vous voulez le savoir, je pense que les affaires de dragons sont un peu au-dessus de mes avis ! Mais je respecte le besoin d’un chez-soi, d’un smials tranquille, la satisfaction d’une terre bien cultivée et léguée par mes aïeux. Les miens n’ont pas compris ce que d’autres ont fait pour leur sécurité et leur bien-être. Je voudrais être de ceux qui redonnent une maison à ceux qui protègent la mienne. J’aimerais aider Arathorn à rebâtir son royaume et Thráin à retrouver un foyer, s’ils pensent que les services d’un hobbit peuvent être d’utilité, ce dont je doute tout de même un peu.

Gandalf regarda Elrond d’un air entendu, comme pour conclure un débat commencé il y a longtemps. Elrond sourit à Gerry :

– Hobbit lige, vous accompagnerez donc Arathorn dans son expédition ! Profitez bien de ses leçons durant le voyage !

.oOo.

Les jours suivants laissèrent un souvenir enchanté mais vague à notre hobbit. Le temps passait à Fondcombe comme une douce pluie de printemps couronnée d’arcs-en-ciel, qui délassait et revigorait les mortels, mais fondait les jours dans une félicité indistincte. Bien plus tard, Gerry se rappellerait surtout ses conversations légères avec les elfes de la vallée cachée, ou ses heures de contemplation rêveuse, bien qu’il y eût quantité de choses belles ou édifiantes à découvrir à Imladris. Bien sûr il s’acquittait de son service et poursuivait son éducation, encadré par sa dame et son seigneur. Dans les jardins enchanteurs, il peaufinait son escrime et sa lecture – sans zèle excessif naturellement – tandis que nains et dúnedain se préparaient activement.

Des nouvelles parvinrent des éclaireurs envoyés de part et d’autre des Monts de Brume. L’équipe orientale avait localisé assez facilement une longue vallée sinueuse menant au grand volcan Ettencaras. Mais l’équipe occidentale s’était heurtée à une activité inhabituelle des clans orques du Rhudaur septentrional. Sur le conseil d’Elladan, Arathorn décida d’emprunter la vallée de l’Anduin pour parvenir jusqu’à l’Ettencaras. Elrond suivit l’avis de son fils et collabora avec les rôdeurs pour disposer à l’ouest des montagnes, un rideau de guetteurs pour porter secours à l’expédition en cas de besoin. L’itinéraire adopté traversait les Monts de Brume puis l’Anduin, après quoi la compagnie longerait les frondaisons de Vertbois-le-grand vers le nord, dans le plus grand secret. Enfin ils retraverseraient l’Anduin pour longer la rivière Eithelang 1, qui rencontrait la Mithlin 2 près des ruines d’une cité des Hommes.

Un matin, après un cours d’escrime particulièrement éprouvant, Gerry assista à un conseil des dúnedain. Il y apprit que l’expédition partirait le lendemain. Arathorn, trois rôdeurs et Gerry en feraient partie, tandis que les autres iraient renforcer la lutte contre les orques par le versant ouest des Monts de Brume. Cette stratégie permettrait à la compagnie de progresser vers la mine par la vallée de l’Anduin, avec un espoir raisonnable de demeurer secrète, tandis qu’une pression militaire était maintenue par l’ouest, favorisant le retour.

Réalisant brutalement que son seigneur quittait Fondcombe le lendemain, Gerry se préoccupa enfin de faire quelques préparatifs pour son propre compte. Il s’enquit de son poney, qu’il trouva gambadant avec les pur-sang des prairies à l’ouest de la combe. Gilles était ragaillardi, mais Gerry eut bien du mal à le conduire à l’écurie, car sa monture était bien plus intéressée par une certaine jument.

Notre hobbit s’affaira toute la journée dans un rêve éveillé, comme si son esprit voyait son corps faire tous ces préparatifs sans le concours de sa volonté. Mais il fallut bien, finalement, contraindre corps et esprit à quitter ce refuge.

.oOo.

NOTES

1 « Sources du flot long », la rivière Langwell, contraction de langflood welling

2 Le « Chant gris », la rivière Greylin

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