La maraude du Vieux Touque

Chapitre 34 : Le conseil des rois en exil - Barum Nahal

2960 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 12/01/2020 20:07

Gandalf et Arathorn arrivèrent ensemble, déjà passablement énervés :

— … tout cela n’est pas encore à sa portée ! Pourquoi au juste souhaitez-vous l’entraîner dans cette aventure hasardeuse ? demandait le magicien.

— Je compte le mettre à contribution lorsque je serai sur place !

— Dites plutôt que votre épouse vous l’a demandé !

— Et quand bien même ? N’est-ce pas à la demande d’Elrond que vous souhaitez vous-même ne plus le quitter des yeux ?

— Il suffit ! Cette dispute est stérile. Si vous maintenez votre décision, j’irai avec vous et le hobbit, que vous le vouliez ou non !

Le hobbit dont il s’agissait jugea franchement incorrect que l’on parlât de lui en sa présence, comme s’il n’était un vulgaire paquet… Il allait protester, lorsque Arathorn, entrant sur la terrasse, lui fit signe de se taire et de le suivre.

Plusieurs elfes au visage grave et réservé étaient déjà présents. Dame Luinloth était assise aux côtés d’Arathorn, le visage attentif et sévère. Thráin fit son entrée, paré de sa cotte de mailles, armé en guerre et flanqué de ses deux oncles, nains de forte carrure au crâne dégarni et à la longue et fière barbe blanche.

La salle du conseil était en réalité une plate-forme bâtie en surplomb de la rivière. De gracieuses arches de pierre se joignaient en son centre, portant des plantes grimpantes qui, sautant d’une arche à l’autre, formaient un toit de feuilles vertes et rouges. L’air était immobile et seul le gazouillis d’un rossignol troublait le discret écho de la chute d’eau.

Tous se levèrent ou rejoignirent leurs places lorsqu’Elrond parut. Il les pria de s’assoir et prit la parole :

— Vous êtes venus par vos propres voies, par hasard semble-t-il, et vous trouvez réunis à ma table sans avoir imaginé soumettre vos desseins à un conseil. Soyez tous remerciés d’y consentir. Je me réjouis que les Peuples libres s’accordent un temps de concertation et de confiance pour décider de leurs actions, sous peine d’être vaincus séparément.

Elrond fit une pause après cette introduction, scrutant tour à tour les visages de tous les participants. Gerry, complètement caché, à deux pas derrière le siège de son seigneur, trouva le style terriblement pompeux et le ton assez pontifiant, et dut se mordre les lèvres pour ne pas rire.

Pourtant personne ne broncha…

Ayant obtenu cet assentiment de principe quant à l’importance d’une action combinée, le semi-elfe reprit, sans illusion quant aux difficultés à venir :

— Vous vous trouvez donc réunis parce que le souvenir d’une très ancienne demeure des Nains a resurgi hors de la brume des siècles… Thráin, chef de la Maison des Longues Barbes, descendant de Durin, l’aîné des sept pères des Nains, pourrait-il nous exposer ce qui l’amène parmi nous ?

Le grand nain se leva, reposant ses mains sur les têtes des deux haches de guerre glissées à sa ceinture.

— Depuis des décennies, la maison de Durin rumine sa rancœur. Nous avons déclenché la guerre des Nains et des Orques pour venger mon père Thror. L’amère victoire obtenue à Azalnubizar nous a privés de la confiance des autres clans, qui perdirent la fine fleur de leurs armées sans autre compensation que le devoir accompli. À présent, notre existence est celle des parias. Nous nous contentons de la place que l’on veut bien nous laisser, comme des invités non désirés. Mes proches vivent d’une petite mine de charbon des Montagnes Bleues, comme vassaux des Torses-larges.

Thráin fit une pause, soupira et reprit d’une voix forte :

— Cela suffit ! Nous voulons recouvrer nos biens, notre royaume, notre dignité ! Nous désirons plus que tout conquérir un point de ralliement pour les Nains de Durin, croître puis reconquérir notre demeure. Voilà le désir qui a grandi dans nos cœurs pendant toutes ces années d’errance. Nous attendions un signe. Et ce signe est arrivé ! En effet, Nár, mon oncle qui se tient à mes côtés, s’est rendu cet hiver en pèlerinage au royaume de sa défunte épouse, dans le nord des Montagnes Bleues. Les sources sacrées de Nogrod lui ont révélé le réveil de la Pierre de Vie de Barum-Nahal !

Le grand nain observa l’effet de sa révélation sur l’assistance.

Mais personne ne sembla comprendre son exaltation ni même reconnaître ce nom.

Seule Dame Luinloth demanda, d’un ton lent et recueilli :

— Cet augure semble capital pour votre lignée, mais il semble incompréhensible pour qui en sait moins. Pouvez-vous, s’il vous plaît, noble Thráin, nous expliquer qui ou ce qu’est Barum-Nahal ?

Le grand nain s’inclina :

— Barum-Nahal est l’endroit où notre aïeul foula la pierre pour la première fois. C’est le nom primordial que nous n’enseignons pas. Nous vous le révélons ici pour que vous réalisiez l’importance de ce sanctuaire pour le peuple des Nains. À Barum-Nahal, Durin forgea l’or pour la première fois. À Barum-Nahal, la pierre prit vie pour que Durin façonnât son épouse. Cette montagne est la source jaillissante de notre famille.

Un lourd silence tomba sur l’assemblée. Jamais personne n’avait reçu confession de nain si précieuse et si émouvante ! Gerry se demandait comment un endroit si important avait pu être perdu. Il en était à supposer qu’une catastrophe avait arraché la lignée de Durin à son trou douillet, lorsque Maître Elrond prit la parole :

— Nous mesurons pleinement, O Thráin, l’importance capitale de Barum-Nahal pour le peuple nain. Nous vous remercions pour votre confiance.

Mais Arathorn ne laissa pas le conseil s’émouvoir plus longtemps :

— Quels sont vos plans, noble Thráin ? Allez-vous investir Barum-Nahal et y rallier le peuple de Durin ?

Luinloth posa sa main sur celle de son époux. Le grand nain serra les dents pour répondre, tandis que ses deux parents s’approchaient pour le soutenir :

— À présent Barum-Nahal n’est plus guère qu’une légende, et son emplacement qu’une conjecture hasardeuse, car il fut envahi par des gobelins au temps des guerres entre Morgoth et les Elfes. Le sanctuaire fut, dit-on, reconquis au second âge par nos cousins des Barbes-raides, pour une brève période. Mais nos rivalités ne nous permirent pas d’en rester les maîtres. Les légendes racontent qu’un grand ver le hante depuis des lustres. Le peuple de Durin n’a plus recherché Barum-Nahal depuis des générations, et nous ignorons comment nous y rendre. Notre seul indice, que l’on devine à travers les bribes de tradition qui nous restent, serait qu’une route, au sud du Gundabad, y mène par le versant oriental des Monts de Brume. Cependant nous avons une certitude : la Pierre de Barum-Nahal peut à nouveau donner la vie !

Après une nouvelle pause, Thráin avoua en bougonnant un peu dans sa barbe :

— Nous sommes venus consulter Elrond semi-elfe pour nous conseiller et nous aider à retrouver notre sanctuaire. Nous le reprendrons ou nous mourrons en essayant !

Baruk ! s’exclamèrent les deux vieux nains en chœur, avec un accent farouche dans la voix.

— Et nous vous apporterons l’aide et les conseils dont vous avez besoin, conclut Elrond sur un ton apaisant.

Arathorn fut saisi d’une sueur froide mais il se maîtrisa. Comment son parent, le frère de son aïeul, pouvait-il prendre le parti de ses adversaires dans une course pour recouvrir la souveraineté ?

Elrond, dans sa grande sagesse, avait anticipé ce sentiment et jeta un regard appuyé au rôdeur. Il reprit le conte des années :

— Il y a bien longtemps, un peu moins de mille ans, les tribus de cavaliers du sud-est de Rhovanion étaient alliées au Gondor. Ils furent vaincus par une puissante confédération de peuples venus de l’est. Les survivants s’enfuirent et fondèrent un petit royaume, dans la vallée supérieure de l’Anduin, entre les montagnes et les frondaisons septentrionales de Vertbois-le-grand. Un de leurs chefs, Frumgar le magnifique, parvint à fédérer les Eotheod et à renforcer leurs défenses, repoussant les Orques du Gundabad. Mais un Grand Ver les harcelait.

Fram, le fils de Frumgar, à la suite d’un absurde défi, alla défier Scatha, qui nichait dans les grottes de l’ancien volcan Ettencaras, situé au cœur des Monts de Brume. Par la ruse, il parvint à défaire la puissante dragonne. Alors la légende de la richesse de Fram se répandit dans le nord, ainsi que d’étranges rumeurs d’abominations issues du nid du dragon. La nation des Barbes-raides, qui avaient été en possession des mines du volcan, pour un temps au second âge, réclama le trésor à Fram. Celui-ci leur répondit en leur envoyant une des dents de Scatha. Ainsi, fit-il dire à son messager, l’exigence des nains était-elle respectée, bien qu’indue, puisque jamais un nain ne posséderait de trésor aussi rare. La colère des Barbes-raides fut sans mesure.

La malédiction des richesses de Scatha venait de commencer, quand bien même ces trésors n’avaient peut-être jamais existé ! Les nains mortifiés tentèrent de réinvestir les mines d’Ettencaras. Les Eotheod également. Les éclaireurs envoyés par les uns et les autres disparaissaient dans la mine ou avant même de l’atteindre. Les deux factions, nains et Eotheod, prêtes à en découdre, s’en accusèrent, s’armant les unes contre les autres. Puis ils finirent par se préoccuper uniquement de contrer les mouvements de leur adversaire, perdant progressivement le volcan de vue. Une altercation à propos d’une place forte qui commandait le chemin de la mine tourna mal et Fram fut tué dans des circonstances mal élucidées.

Pendant quelques années, plusieurs expéditions furent montées par les Eotheod et divers groupes de nains, sans succès. Les rares survivants, dont la santé semblait profondément altérée, parlaient de gardiens implacables, de langues de feu acérées et de trahisons au sein de leurs expéditions. Des tombes jalonnent la vallée menant au volcan et à la mine, dit-on. Elles ont la réputation d’être hantées.

Au fil du temps, la raison première de ces combats et la réalité du trésor s’estompèrent devant le désir de vengeance, sans cesse renouvelé. Six cents ans après ces tueries, les Eotheod quittèrent la vallée de l’Anduin. L’emplacement de l’antre de Scatha est devenu obscur, même pour nous qui siégeons dans cette forteresse depuis le second âge du monde… Car de grandes éruptions volcaniques ont eu lieu dans ces parages, à plusieurs reprises. Plus personne n’y est allé réclamer d’hypothétique trésor depuis des lustres.

Thráin, qui s’était assis pour écouter Elrond, interrompit avec dépit :

— Pourquoi nous avoir raconté cette histoire ? Se pourrait-il que…

— Nous pensons ici à Fondcombe, que le volcan Ettencaras n’est autre que le site sacré de Barum-Nahal. Bien sûr l’entrée est à ce jour impossible à localiser précisément, car de nombreuses cheminées secondaires se sont déclarées et la forme des montagnes s’est modifiée. Les coulées de lave – les langues de feu de la légende – ont probablement enseveli toute richesse qu’il pouvait y avoir là. Mais si vous êtes persuadés, dans vos cœurs de nain, que la Pierre de Barum-Nahal est à nouveau en vie, vous devez vous en assurer. Peut-être Aulë laisse-t-il une dernière fois rejaillir la vie de l’ancien volcan qu’on croyait trop vieux1…

Arathorn et Luinloth en avaient assez entendu. Les révélations d’Elrond les avaient persuadés que seule la mort empêcherait les nains de tenter de retrouver leur sanctuaire. Ils se concertèrent rapidement. Luinloth décida son époux : descendant de rois, il devait écarter toute velléité de compétition et proposer une alliance. Gandalf les observait, attendant que le rôdeur affichât une position au vu de tous. Le dúnadan se leva, majestueux :

— Il me faut à présent partager avec vous les nouvelles que les nôtres ont ramenées des terres sauvages. Il y a trois lunes, les dúnedain chargés de surveiller la chaîne de montagnes qui borde la frontière méridionale du royaume perdu d’Angmar, surprirent une étrange équipée : une escouade d’orques traînait une carriole lourdement chargée, sans se soucier de la lumière du jour ! C’est là un comportement très inhabituel chez nos ennemis ! Il semble qu’ils tentaient de rallier le Mont Gram, qui n’est pourtant occupé que sporadiquement par des tribus de gobelins en guerre les unes avec les autres. Nous les avons interceptés et détruits. Mais nos hommes découvrirent alors plusieurs choses étranges.

Le dúnadan fit une pause pour jouir de l’effet sur son auditoire, suspendu à ses lèvres. Seul Gandalf laissa percevoir un léger agacement.

— Tout d’abord, la carriole était un char à bras, tel qu’en utilisent les Nains dans leurs mines, mais d’un genre ancien, entièrement en fer. Son chargement était de joyaux et de monnaies d’or. Mes rôdeurs en ont rapporté quelques-unes. Les voici…

Arathorn fit passer une bourse qui contenait quelques pièces, de tailles, d’épaisseur et de teneur en or très disparates. Elrond et les nains convinrent que certaines provenaient d’une mine naine du peuple des Barbes-raides, car elles portaient leur effigie, une barbe à trois pointes, surmontée d’un casque. Quelques-unes portaient le sceau de Durin, un marteau frappant une enclume. D’autres pièces évoquaient des origines obscures, diverses mais anciennes, telles le Gondor de la Lutte Fratricide. Mais certaines des monnaies les plus anciennes et usées, portaient un symbole qui fit frémir les Khazad.

Luinloth observait la réaction de Thráin. En diplomate avisée, elle offrit une pièce à chacun des nains présents, pendant que son époux poursuivait son exposé :

— Enfin et surtout, un être étrange et répugnant était entravé dans le char : un orque, plus grand et plus fort qu’un gobelin, couvert de scarifications et de brûlures. Il était mourant et ses propos ceux d’un dément. Il parlait de la terreur issue de tombes, de langues de feu qui le poursuivaient et… d’une source de vie palpitant au cœur de la montagne !

À ces mots, les nains s’exclamèrent, tressaillant d’indignation : des orques contemplant la pierre sacrée de Barum-Nahal ! Les uns levaient les bras au ciel, les autres se tiraient la barbe. Mais Arathorn poursuivit :

— Pourtant dans son délire, plusieurs indices concordants montrent que cet être a fui vers l’ouest, pendant plusieurs jours avec ses compagnons, avant de tomber dans une embuscade d’un clan ennemi. Nous pensons avoir anéanti le parti assaillant.

— Qu’est-ce qui vous permet de croire que l’horreur que vous décrivez venait de Barum-Nahal ? interrompit Thráin d’un ton offensé.

— Je peux seulement dire que la carriole provenait d’une mine naine, qu’elle transportait un trésor nain fort ancien, et que les divagations de cette créature rappellent vos propres légendes. De plus, la prémonition de votre parent Nár est venue peu de temps avant que nous ne capturions ce char. Il me semble, noble Thráin, que ces faits devraient faire naître en vous, sinon l’espoir, du moins le doute !

Le grand nain répondit, tremblant d’une colère rentrée :

— Nous n’admettons pas que ces signes aient pu vous parvenir, à vous, et non à l’héritier de Durin ! Où se trouve le trésor nain que vous prétendez avoir capturé, et dont vous n’avez restitué qu’un échantillon ridicule ?

Le regard dur, Arathorn répondit posément mais avec fermeté :

— La critique est un impôt que l’envie perçoit sur le mérite 2 ou la chance, Seigneur Thráin ! Prétendez-vous que nous avons mis en scène cette découverte ? Si c’était le cas, nous ne vous aurions rien volé. Pourtant vous insinuez également que nous sommes des voleurs ! Tâchez au moins d’assurer la cohérence dans vos accusations ! Je ne tolérerai pas que l’on mette encore ma parole en doute ! Vous voilà prévenu…

Thráin regrettait de s’être laissé aller à un ressentiment incontrôlé et bouillait d’être ainsi réprimandé. Mais Arathorn poursuivait :

— Mes rôdeurs ont suivi à rebours les traces de cette lourde carriole. Elle venait des Monts de Brume. Les chasseurs se sont séparés au pied des montagnes. L’un est revenu nous rapporter cette bourse et les étranges nouvelles que je vous ai contées. L’autre a suivi les traces dans les montagnes. Mais avant que mes hommes se séparent, ils ont enterré le trésor capturé. Vous admettrez qu’ils ne pouvaient le transporter sans danger !

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NOTES

1 Le lecteur préfère-t-il Jacques Brel en nain ou en elfe ?

2 Duc de Lévis

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