La maraude du Vieux Touque

Chapitre 33 : Le conseil des rois en exil - Omelette et gymnastique

2347 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/01/2020 22:42

Soudain un bruit fracassant fit sursauter tout le monde. Bárin s’était resservi de l’hydromel à la framboise, avant de quitter la table. Les vapeurs d’alcool accumulées pendant tout le repas avaient alourdi ses gestes, d’ordinaire assez lestes pour un nain d’une si forte corpulence. En reposant le flacon vide, il avait bousculé son œuf, qui avait roulé lentement jusqu’au bord de la table en oscillant. Lorsque Bárin s’en était aperçu, il n’avait eu que le temps de lancer sa main dans le vide pour interrompre la chute. Mais il avait raté son coup, donnant à l’œuf une impulsion supplémentaire, ce qui l’avait envoyé s’écraser à quelques pas d’Elrond.

La salle resta figée d’effroi. L’insulte était de taille. Thráin devint rouge de honte, et Bárin violet de confusion, d’une nuance qui rappelait la framboise ingurgitée. Elrond souriant se tourna vers Bárin puis s’agenouilla devant l’œuf :

– Il est de tradition, chez nous, de faire porter le chapeau d’impatience à celui de nos jeunes elfes qui, le premier, par curiosité, brise son œuf du printemps ! Bien entendu, Bárin, vous en serez dispensé puisque ce gage vous avait été caché ! Voyons ce que le sort vous avait réservé… N’ayez crainte, cher hôte, vous n’avez brisé aucune vie innocente !

Dans les débris de l’œuf, Elrond ramassa de petits ustensiles qu’il remit à Bárin, qui s’était approché en tremblant. Les nains environnèrent Elrond et Thráin, tandis que Bárin faisait jouer le mécanisme. Il eut bientôt en main trois couverts pliables – couteau, fourchette et cuillère, d’un travail magnifique, d’argent et de nacre. Bárin se confondit en excuses et en remerciements. Elrond l’interrogea d’un air entendu :

– Ces couverts de voyage ont été contrariés dans leur maturation. Suffiront-ils ainsi à votre appétit, Maître nain ?

Un nain à barbe et cheveux blancs avoua tout haut ce que les autres pensaient tout bas :

– Les couverts de Bárin ne sont jamais assez grands ou solides pour lui. Ce cadeau me parait parfaitement adapté : ces couverts le rappelleront peut-être à plus de tempérance et de mesure… 

Les plus jeunes nains, que la seule pensée de voir Bárin se restreindre sur la nourriture et sur la boisson, retenaient mal leurs gloussements. Bientôt ce furent tous les nains qui s’esclaffèrent d’un rire nerveux, malgré le sourire gêné de Thráin et Bárin.

L’incident était clos. Les elfes se détendirent eux aussi et tous les convives se rendirent dans la salle du feu. Luinloth avisant Gerry, lui glissa :

– Est-ce vous qui avez grisé ce pauvre nain ?

– Je plaide non-coupable ! Mais la réception est passée bien près d’une catastrophe…

– Jeune hobbit, chuchota la Dame avec un sourire complice, apprenez que ce ne sont pas les pierres qui bâtissent la maison, mais les hôtes. Vous seriez bien avisé de vous en inspirer. 

.oOo.

Dans la salle du feu, d’autres divertissements attendaient les convives. Bientôt les nains étaient répartis en petits groupes pensifs, assis sur les coussins, se laissant bercer par le charme elfique des chansons et des danses. Rùmil chanta un lai de Beleriand au grand plaisir de sa promise, et tous deux s’entretinrent de longs moments. Gerry se trouva à côté de sa dame. Voyant son air absent, elle l’interrogea :

– Mon écuyer, il convient de se montrer plus cordial et joyeux au seuil de la nouvelle année elfique ! Qu’avez-vous donc ?

– L’œuf que j’ai reçu m’intrigue énormément. Croyez-vous que Maître Elrond ait une pensée particulière pour chacun d’entre nous ?

– J’en ai douté autrefois, mais j’ai fini par m’en persuader ! Le doute fait partie du charme de ces cadeaux. Ne laissez pas la curiosité ou l’impatience en gâcher la valeur. Faites-lui confiance. Il y a quelques années, Gandalf et mon époux ont reçu le même œuf. J’ai été rongée de dépit pendant plusieurs jours. Pensez ! D’ordinaires les paires d’œufs sont destinées aux jeunes époux ! Mais au milieu de l’été, deux jolies petites grives jumelles sont venues au jour. Arathorn et Gandalf les ont élevées. Elles sont très intelligentes et capable de parler, à leur façon. Elles sont maintenant les meilleurs messagers que tous deux puissent trouver. J’ai donc pardonné sa facétie à Maître Elrond, puisque ces grives protègent mon époux de certains dangers et me donnent de ses nouvelles. 

Luinloth parlait encore au hobbit des coutumes elfiques de cette belle demeure, lorsque Gandalf, sa pipe aux lèvres, vint le lui enlever, accompagné de Thráin. Le grand chef nain était vivement intéressé par les prouesses de fumée, aussi Gerry et Gandalf lui firent-ils une brillante démonstration, enchaînant figures géométriques et animales. Le nain s’amusa beaucoup de ces petits tours et de la curieuse harmonie entre un vieux magicien madré et un innocent petit hobbit.

Thráin parla un peu de ses voyages et de ses allées et venues au travers de la Comté, demandant à Gerry comment était venue aux Semi-Hommes la coutume de fumer. Le hobbit conta l’histoire du vieux Tobold Sonnecor, en des termes mélancoliques qui émurent le grand nain. Gerry avoua que tant de belles et merveilleuses choses, même ici à Fondcombe, ne pouvaient éclipser la douce sensation du chez soi.

– Comme une mère, une contrée natale ne se remplace pas !1, murmura Thráin rêveur.

Gerry devina que le nain pensait au Mont Solitaire.

– J’ai quitté la Comté il y a quelques semaines, et ses habitants me manquent déjà, avec leurs espoirs bien sages, leurs petits ennuis et leurs menus travers. La moindre anecdote, même la plus ridicule, me les rend plus attachants à présent. 

Le hobbit raconta quelques-uns de ses souvenirs, tout empreints de l’innocence et de l’humour de la Comté.

– … Le maire de la Comté, Gilles Piedvaillant, avait inauguré un nouveau trou, qui devait servir de mairie aux Grands Smials. Il en avait pressé la construction, afin de permettre son inauguration le jour de la grande foire de mi-année. Il faisait chaud, et il avait tellement mangé et bu qu’après son discours, il s’était endormi sous la voûte, au frais. Son ronflement légendaire avait fait fuir un à un tous ses concitoyens hilares. Et le malheur a voulu que la voûte, trop rapidement consolidée, s’est effondrée sur lui ! Heureusement, il s’en est tiré sans une égratignure ! Mais l’on raconte dans toute la Comté que c’est son ronflement qui a fait céder les cintres !

– J’étais présent lorsque c’est arrivé, intervint Gandalf en souriant. Nous n’avons ri qu’après l’avoir dégagé des décombres, aussi blanchi que son boulanger de père autrefois ! Il clignait des yeux de hibou et s’est immédiatement fâché contre la bande de galopins qui avait bâclé le travail !

Les compagnons devisèrent jusque tard dans la nuit. Gerry se rendit compte que Gandalf aimait profondément la Comté et ses habitants. Il en parlait comme un père, à la fois bienveillant et sévère. Le magicien rappela que les Hobbits n’avaient pas toujours connu cette insouciante sérénité :

– C’est sans doute de périodes troubles du passé que ce petit peuple tire son étonnante endurance !

– Il me reste encore à prouver mon endurance, objecta Gerry dubitatif. Je n’ose imaginer les épreuves subies par la maison de Durin… Bárin m’a conté votre terrible épreuve. J’admire votre pugnacité, ajouta-t-il à l’adresse de Thráin qui répondit :

– À la fin de la guerre contre les gobelins, nous n’avons pas su pousser notre avantage et reprendre l’héritage de nos pères. Pourtant le besoin de vengeance s’est enraciné en nous. Nous l’avons transmis à nos fils comme une malédiction ! La porter nuit et jour est le seul honneur qui leur reste et leur fait office de richesse !

– Vos fils vous accompagnent-ils ?

– Mon fils Thorin est resté dans les montagnes bleues, bien contre son gré ! Mais son devoir est d’engendrer des descendants avant de partir en quête. Peut-être aurais-je dû lui remettre les attributs de notre lignée… 

À ces mots les yeux de Gandalf s’allumèrent. Ainsi le grand nain avait la prémonition qu’une transmission des trésors de sa maison serait bientôt nécessaire… En silence, le vieillard rumina longuement ce présage.

.oOo.

Longtemps après l’aube, un soleil radieux pointa au-dessus des chutes à l’est de la vallée elfique. Les nains ronflaient dans l’aile du bâtiment qui leur était dévolue. Le concert de bourdonnements des basses, entremêlés de vrombissements plus aigus, modulés sur tous les rythmes, parvenait jusqu’au couloir, faisant rire aux larmes les serviteurs.

Gerry ne ronflait pas, mais il aurait certainement prolongé sa matinée au lit sans l’arrivée de Rùmil, pimpant et enjoué. L’elfe ouvrit les portes-fenêtres en fanfare :

– Le Seigneur dúnadan, votre maître à présent, m’a prié de vous secouer, ô Maître Loir ! Votre place est à ses côtés et non au fond du duvet. Il vous mande pour l’accompagner tantôt au conseil. Mais auparavant il a ordonné votre première leçon !

– Sans manger ? Sans prendre le temps d’une toilette matinale ?

– Sans manger, certainement ! Sans prendre le temps, certainement ! Mais sans toilette, certainement pas ! lança Rùmil en riant.

Notre hobbit se mit torse nu sur la véranda, s’aspergea de l’eau de la bassine et se frotta la tête et le visage énergiquement. Il se vêtit rapidement, ceignit son ceinturon avec sa dague et courut derrière le jeune elfe rejoindre les dúnedain qui s’étaient déjà rassemblés.

Une grande terrasse ovale pavée de marbre reluisait au soleil, ceinte de gradins habilement taillés dans la roche, et envahis des racines de grands pins. Un bâtiment de porphyre assez bas, qui abritait une multitude d’armes d’entraînement et des décors de théâtre, formait l’assise de la terrasse. Les colonnades roses prolongeaient les orgues basaltiques naturelles qui se dressaient dans le prolongement des chutes d’eau. En contrebas s’étageaient des potagers en terrasses et des pentes de vergers, jusqu’à la rivière chantant son air matinal.

Dame Luinloth jouait avec nonchalance avec son petit-fils, assise dans les gradins. Quelques jeunes hommes suivaient une leçon de tir à l’arc sous la surveillance d’un grand elfe que Gerry avait croisé le soir précédent. Ses cheveux d’argent étaient retenus en arrière par une coiffe métallique élaborée et gracieuse. Il maniait l’arc avec une précision et une rapidité qui paraissaient surnaturelles.

Un peu à l’écart, Arathorn échangeait des passes d’arme avec un vigoureux sabreur elfe aux cheveux noirs. Un instant Gerry crut reconnaître maître Elrond, sous une forme plus jeune. Mais ses traits étaient plus durs et son regard plus adent.

Le hobbit était en retard, quoique hors d’haleine. Il fut reçu sans ménagement et commença par effectuer deux douzaines de montées et redescentes des gradins, au pas de course. Puis ses devoirs lui furent énumérés, sous le regard amusé et compatissant des jeunes archers, qui se souvenaient de leurs débuts. Il fut question de ponctualité, de rigueur, de dépassement de soi, de privations, en somme de tout le contraire de l’éthique et des habitudes d’un gentil-hobbit choyé par la vie.

Après quoi ses aptitudes furent explorées avec minutie, sous l’œil expert d’Arathorn. Le capitaine des rôdeurs décida de le laisser manier la fronde, art dans lequel Gerry avait développé une habileté respectable. De toute manière les grands arcs des Elfes et des Hommes n’étaient pas adaptés à sa morphologie. Mais le plus urgent était d’enseigner au hobbit les rudiments de l’escrime, pour qu’il puisse survivre au corps à corps. Paradoxalement son atout essentiel résidait dans sa petite taille, qui amenait ses assaillants à sous-estimer le danger d’une vive contre-attaque, après une parade inattendue.

Sous le regard acéré de l’elfe aux cheveux de jais, Gerry subit donc avec courage les assauts répétés d’Arathorn, qui reproduisait inlassablement les mêmes mouvements de base, jusqu’à ce que le hobbit ne puisse même plus lever les bras.

– Vous pouvez courir vous laver et vous restaurer, Gerry ! lui lança finalement Arathorn en souriant à son épouse.

Gerry se dirigeait d’un pas las vers la demeure d’Elrond, lorsqu’une voix mélodieuse mais autoritaire l’interpella du haut des gradins :

– Gérontius Touque ! Nous n’en avons pas fini !... Cet après-midi vous étudierez avec moi ! Je crois que nous pourrons vous dispenser de leçons de savoir-vivre, cependant votre lecture laisse à désirer, m’a-t-on rapporté ! Mais pour le moment, obéissez à votre maître et ne soyez pas en retard au conseil !

Gerry se jura qu’il ne s’agenouillerait plus jamais à la légère ! Il obtempéra dans un demi-sommeil, refit une toilette bien méritée et se rendit à la salle du conseil, devant laquelle il attendit son lige.

.oOo.

NOTES

1 Albert Memmi

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