La maraude du Vieux Touque

Chapitre 28 : La vallée de la combe fendue - Herbe à pipe

2309 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 21/12/2019 21:18

L’allégresse du hobbit fut de courte durée.

On ne voyage pas avec un rôdeur en guerre comme l’on batifole dans la Comté avec sa bande de farceurs ! Les étapes furent longues et sinueuses, et les repas, froids et rapides. L’apprentissage d’écuyer-rôdeur semblait se borner au ramassage du bois, à la cueillette des baies sauvages, au fouissage de racines et surtout à la marche sempiternelle et aux veillées nocturnes. À peine la pipe du soir fut elle autorisée ! Encore fallut-il l’autorité de Gandalf pour la faire admettre. Arathorn l’apostropha d’un air moqueur :

– M’expliquerez-vous cette nouvelle marotte ? Voilà de nombreuses années que les habitants du petit pays de Bree cultivent et consomment l’herbe à pipe. Ils furent imités récemment au sud de la Comté. Et voilà que Gandalf le gris adopte lui aussi ce curieux rite ! J’ignorais que les magiciens s’adonnaient à ces petites manies… Cette herbe n’a pas de propriété connue, hormis son distillat que nos ancêtres de l’Ouïstrenesse utilisaient contre les douleurs et l’apathie. Souffrez-vous donc de douleurs ou de fatigues chroniques ?

Le charbon des pupilles de Gandalf s’était porté à incandescence sous ses sourcils hérissés. Le magicien allait répondre, lorsque Gerry s’interposa précipitamment :

– C’est Tobold Sonnecor qui inventa l’herbe à pipe dans la Comté il y a longtemps ! 

Un sourire aux lèvres, le dúnadan lui répondit d’un air docte :

– L’herbe à pipe de la Comté est très récente. Je suis beaucoup plus vieux que j’en ai l’air, vous savez ? C’est bien à Bree jadis que l’habitude de sécher les feuilles et les bourrer dans des pipes a été prise : il y a quelques siècles, à l’arrivée de tribus fuyant la vallée du Gwathlo. Le vieux Tobold a importé ces méthodes et a certainement mis à profit les variétés distinctes de plants, adaptées au climat du quartier Sud. Nos gardiens du gué de Sarn traitent parfois avec le maître du manoir Sonnecor, qui est le terroir le plus fameux. Mais l’herbe elle-même fut apportée au cours du second âge par les colons numénoréens, les ancêtres de mon peuple.

L’héritier du Thain se sentit vexé que soit contestée à la Comté la paternité de cet art. Alerté par l’air renfrogné du hobbit, le rôdeur reprit :

– Mais le quartier Sud a su donner ses lettres de noblesse au séchage et au fumage, et faire de la culture d’herbe à pipe une véritable industrie. Mon cher hobbit, voilà un savoir-faire et une richesse qui pourraient contribuer à vitaliser le commerce d’Eriador ! 

Le hobbit n’avait jamais envisagé sa verte Comté comme un haut-lieu économique, capable d’exporter des denrées rares et élaborées. Il fouilla dans sa mémoire, que ne stimulaient guère que la nourriture et la boisson ou les grâces et appâts féminins : la Comté n’avait jamais brillé par l’inventivité industrielle ou l’astuce commerciale de ses habitants, même dans les récits semi-légendaires de son origine, embellis, édulcorés et polis par des siècles de paix et d’isolement croissant. Gerry exprima une réticence instinctive à exposer les siens à l’inconnu :

– Mon peuple entretient une longue tradition de modeste prospérité : nous produisons ce dont nous avons besoin. Tout surplus est mis en conserve, si cela est possible, sans quoi nous nous résignons à le consommer malgré tout. Les progrès ou les merveilles, élaborés pas les Nains industrieux, les Elfes profonds ou les Hommes inventifs, ne nous touchent guère.

Gandalf, qui tirait sur sa pipe en prêtant l’oreille à l’échange avec amusement, vint contre toute attente épauler Arathorn :

– La plus haute tâche de la tradition est de rendre au progrès la politesse qu'elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la tradition comme la tradition a surgi du progrès. [1] 

Cette intervention ébahit le hobbit et irrita un peu le dúnadan, car Gerry était à présent entièrement occupé à démêler l’astucieux linnod [2].

– Une tradition n’est jamais qu’un progrès qui a réussi [3], résuma le dúnadan pour couper court. Il enchaîna avec conviction :

Votre peuple hobbit s’est remarquablement accommodé des traditions d’Arnor. Les trous inhospitaliers et humides de vos années d’errance ont profité des techniques de construction des Hommes. Vos coutumes ont amalgamé nos lois, qui régissaient l’occupation de la terre, son travail et sa défense. Et votre peuple a apporté sa contribution au maintien du royaume, à tel point qu’il lui a survécu.

Arathorn marqua une pause pour préparer ce qu’il avait à formuler :

– Vous autres Hobbits avez à présent vécu par vous-même une part du long labeur des rôdeurs au service de la tranquillité de la Comté. Nous ne demandons rien en échange : que la Comté reste libre et insouciante ! Nous ne voudrions pas qu’il en fût autrement. Mais si vous pennsez un seul instant que notre peine a pu nous gagner votre sympathie, vous devez considérer l’opportunité qui se présente. Votre peuple maîtrise les techniques de l’herbe à pipe. Étendre la production de cette denrée et l’acheminer au loin peut nous aider à rebâtir un Arnor prospère et fort ! Songez à la gloire d’apporter à vos voisins d’Eriador, une richesse qui les aide à se relever !

– Mais personne d’autre que nous ne fume l’herbe à pipe ! objecta le petit hobbit d’un ton incrédule.

Cette protestation du bon sens fit tomber Arathorn de l’enthousiasme aux dures réalités.

– Pourtant, un magicien s’y adonne déjà ! murmura-t-il avec espoir.

Puis il ajouta avec un air faussement cérémonieux :

– Maître hobbit, faisons un pacte : vous m’apprendrez l’art de l’herbe à pipe, en retour je vous enseignerai les voies des rôdeurs !

– C’est une chose entendue ! répondit le hobbit en réprimant un bâillement.

.oOo.

Le lendemain, le petit groupe reprit son chemin dès l’aube. Ils rejoignirent la route de l’est dans un bois de pins odorants. Gandalf conduisait le poney, qui trainait ses fers d’un air las et résigné. Le hobbit trottinait aux basques du dúnadan, qui arpentait la route du pas long et régulier des rôdeurs. Après une succession de collines boisées, une longue pente les mena au gué de la rivière Sonoronne. Gerry apprécia le contact de l’eau fraiche mais Arathorn le hissa sur le poney, car les eaux, grossies de la fonte tardive des neiges, ne lui permettaient pas de traverser sans danger.

Ils gravirent alors un raidillon parmi de grands mélèzes et débouchèrent sur un plateau de hautes herbes, semé d’énormes rocs gris. Traversant parfois des bosquets de sapins, ils cheminèrent quelques lieues dans un vent d’ouest vif et frais, qui lavait le ciel de ses nuées blanches.

Un peu après la pause de midi, ils quittèrent la route en direction du nord, dans un bois de conifères gris-vert. La pénombre sous les arbres les contraignit à ralentir le pas sur le tapis d’aiguilles. Les branches basses entravaient la marche et griffaient leurs jambes. Curieusement, ils trouvaient toujours plus facile de progresser de biais, vers leur droite, ou même de revenir sur leurs pas. Des craquements sourds et des froissements fugitifs fusaient des arbres noueux. Ils durent lutter contre un enchevêtrement croissant de racines et de branches, sentant sourdre autour d’eux la rumeur menaçante de la forêt en colère. Mais Gandalf tint le cap, écartant les ronces de son bâton.

Puis le sol devint très inégal, encombré de rochers coupants. Ils durent mobiliser toute leur force de caractère pour traverser cette rocaille. Le poney refusa d’avancer, effrayé par un serpent qui sifflait en sinuant devant lui. Arathorn écarta l’animal et entonna un petit air elfique aux oreilles de la monture, qui reprit péniblement sa marche. Gerry n’était pas à la fête, mais il supporta ces difficultés en serrant les dents. Un énorme tronçon de branche sèche tomba avec fracas devant lui, libérant d’étranges spores vertes à l’odeur entêtante. Ignorant délibérément les menaces et faisant taire leur peur, ils forcèrent le pas et parvinrent dans une futaie, dense, sombre et silencieuse.

Des pins, lourds de pignons, émanaient des senteurs de résine et de miel qui montaient à la tête. Les pas du poney, assourdis, se firent plus lents. Après les efforts et la fatigue de leur pénible progression, les voyageurs étaient tentés de s’allonger sur le tapis moelleux d’aiguilles, et de s’endormir dans cette brume de sommeil enivrante. Il fallut toute l’énergie de Gandalf et toute l’expérience d’Arathorn pour rester éveillés et guider poney et hobbit dans le droit chemin.

Soudain, ils arrivèrent au bord d’un précipice, que masquait un fin brouillard montant lentement du gouffre. Gerry, à demi endormi, serait tombé dans l’abime si Arathorn ne l’avait pas retenu. De sveltes silhouettes d’archers surgirent du brouillard autour d’eux, brandissant un instant leurs armes avant de se raviser et de s’évanouir sous les frondaisons de mélèzes.

Les voyageurs suivirent l’arête rocheuse vers leur gauche. Quelques chuchotements de bienvenue fusaient des halliers, des quolibets amicaux animaient leur lente et prudente avancée. Puis ils trouvèrent l’entrée dissimulée de la vallée secrète : l’à-pic se fit moins vif et les volutes dévoilèrent un instant, un petit chemin muletier qui descendait dans les brumes, enserré de rochers éboulés et dissimulé dans les sapins. L’écho confus d’une puissante et rapide rivière, coulant en contrebas, leur parvenait tamisé par le brouillard dense et lumineux. Ils descendirent longuement par l’étroit sentier sinueux, au rythme hésitant des pas du poney.

Puis la brume se dissipa dans leur descente. Au détour d’un lacet, une vallée apparut, couronnée d’un arc-en-ciel scintillant. La petite troupe contempla à la ronde, les merveilles du cirque ceinturé de falaises dans lequel ils étaient descendus.

Sous un haut précipice, un escarpement rocheux envahi par les pins s’adoucissait en un talus de chênes et de hêtres, pour finir en paisibles dévers quadrillés de cultures et de vergers. À l’est, dévalant des Monts de Brume, la rivière se déversait dans la vallée de la combe fendue par une puissante chute d’eau, du pied de laquelle s’élevait un fin brouillard. Le flot vif traversait la vallée fleurie en chantant, et s’échappait vers l’ouest par un étroit défilé. L’air se réchauffait à mesure qu’ils dévalaient les degrés, éveillant des senteurs de sève et de pollens.

La vallée parut beaucoup plus grande au hobbit lorsqu’ils débouchèrent de la pente boisée : des bosquets aux charmantes nuances de vert et d’argent égayaient de coquettes cultures maraichères qui luisaient dans l’air serein. Une harde de chevaux paissait au loin près du défilé occidental, dans les ombres projetées par le soleil déclinant. Gerry se rendit compte qu’à présent un ciel radieux régnait au-dessus de la combe, sans la moindre nuée. À l’orient de la vallée, sur les pentes supérieures près de la chute, de petites chèvres blanches gambadaient et faisaient tinter leurs clochettes en un joyeux chant de bienvenue.

La douceur du printemps caressait les voyageurs de ses fragrances de vergers en fleurs. Les airs enchanteurs du renouveau allégeaient leurs membres fatigués. Nos pèlerins se sentaient transportés en une époque de paix lorsque le monde était jeune. Gerry devait à jamais se remémorer sa descente sinueuse dans la splendeur magique et secrète des terrasses scintillant hors du temps des mortels.

Un pont de pierre étroit et sans parapet les mena sur la berge opposée, semée d’habitations. La rivière coulait sur un lit de pierres multicolores, qui chatoyaient parfois comme des gemmes au fond du courant impétueux. Des rires, des chansons et des paroles de bienvenue s’élevèrent des halliers et des jardins, accueillant les voyageurs comme ils s’avançaient un par un sur le pont. La plupart prenait en pitié moqueuse le nouveau protégé de Gandalf.

Un château d’elfes élevait ses pinacles non loin de la chute d’eau. Ils grimpèrent la dernière pente avec allégresse et atteignirent le perron de la dernière Demeure Accueillante [4] à l’ouest de l’Ancien Monde. Le portail s’ouvrit silencieusement, et une compagnie de belles gens s’avança pour les recevoir.

.oOo.

NOTES

[1] Jean d’Ormesson

[2] Vers, épigramme, mot d’esprit.

[3] Maurice Druon

[4] Traduction personnelle de « homely home » dans les romans du Pr. Tolkien. Refuge pour les peuples libres. Les gens de bien y trouvent accueil, conseil, réconfort et guérison - tant sur le plan physique que moral - et surtout la capacité à se retrouver eux-mêmes avant d’affronter des épreuves dans le monde extérieur.

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