La maraude du Vieux Touque

Chapitre 27 : Le Dunadan - L'archer

3171 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/12/2019 11:13

L’aube commençait tout juste à poindre, lorsqu’un homme franchit calmement le pont de rondins, son arc à la main. Il marchait du pas auguste d’un propriétaire faisant l’inspection de sa terre, mais ses gestes trahissaient le guerrier rompu aux longues courses en pays sauvage. Le magicien ne laissa paraitre aucune surprise. Le regard luisant comme celui d’un aigle, l’homme s’approcha du foyer, et sans plus de cérémonie, s’assit aux côtés du hobbit ébahi. Il tira un lapin tout dépecé de sa gibecière, l’embrocha au-dessus des braises et déclara en souriant à Gandalf :

- Désormais cet endroit se nommera Cabed Ngaurhoth ! [1]

Les deux compagnons accueillirent le nouveau venu avec simplicité, partageant avec lui leur nourriture. De toute évidence, il était l’archer dont l’intervention les avait sauvés du désastre.

- Vous avez mis bien du temps à venir ! maugréa le magicien en lui tendant un pain de route. Cela fait des jours que je vous appelle !

Tout en acceptant le pain, l’homme sussura tout sourire, comme s’il venait de recevoir un chaleureux remerciement :

- Il n’y a vraiment pas de quoi !

Gerry comprit que le magicien et le nouveau venu se connaissaient de longue date, et que leurs chamailleries n’étaient que la conséquence d’un long labeur en commun. Une petite grive vint se poser sur l’épaule de l’archer qui l’accueillit avec plaisir :

- Ah, voici ma toute belle ! dit-il riant. Il prit l’oiseau sur son index et le déposa sur une pierre à côté de lui. Tiens, voilà pour toi ! ajouta-t-il en égrenant quelques miettes de viande séchée à son attention. Tu as sauvé le vieux Gandalf, aujourd’hui, tu mérites quelque égard, sinon de glorieuses louanges… 

Le magicien lâcha d’un ton bourru :

- Il est vrai que votre aide d’aujourd’hui fut la bienvenue. Soyez-en tous deux remerciés ! Mais cette aimable petite grive a accompli l’exploit le plus dangereux !

- C’est vrai. Elle m’est précieuse à plus d’un titre. Mais dites-moi, je ne vous ai jamais vu dans une aussi mauvaise passe !

- On m’a récemment demandé d’agir avec plus de circonspection, aussi m’autorisai-je moins de liberté dans l’usage de mon art.

- Ce pourrait-il que vous acceptiez des remontrances ? 

Le sarcasme hérissa les sourcils du magicien qui répondit d’un ton acerbe :

- Je plie toujours devant un argument dont le poids surpasse celui des miens !

- Une horreur des jours des anciens justifie parfaitement que vous déployez pleinement vos capacités. Dites plutôt que cet adversaire s’est montré particulièrement retors et habile à rameuter de puissants alliés ! Cela me parait du reste très inquiétant. D’ordinaire, les hordes de loups ne descendent pas des Monts de Brume à pareille époque de l’année… Quel dommage que je n’aie pas eu de projectile forgé par Maître Elrond ou ses parents de jadis ! Nous aurions pu détruire ce monstre…

- Il mettra longtemps à se remettre.

- Et je gage que les bandes de loups qu’il a rassemblées ne le suivront plus… 

L’homme se leva et observa longuement la berge sud, la main droite en visière. Le hobbit dévisagea par en-dessous l’archer qui scrutait les collines orientales de son regard de faucon. De grande taille et puissamment bâti, il portait une cotte de mailles noircies sous un surcot vert sombre. Sa capuche en cuir couvrait quelques boucles noires sur son front haut. Un sourire enjôleur pouvait éclairer son port altier, bien que la conscience d’un âge d’or perdu à jamais, émoussât de mélancolie la rigueur de son long visage taraudé. Une patte d’oie égayait ses tempes grises, mais la force et l’endurance irradiaient dans ses membres.

- Les loups sont partis pour ne pas revenir… Mais ce monstre d’un autre âge lèche ses plaies et rumine sa revanche… dit-il lentement.

Ses yeux rêveurs démentaient les muscles saillants de sa mâchoire volontaire. Il débanda son arc et le rangea dans un magnifique carquois couvert de feuilles vertes et brunes. Les nuées se dissipèrent un instant, dévoilant la lune comme une couronne au front du dúnadan. Le hobbit s’écria :

- Vous êtes le Roi des forêts !

Le grand homme se retourna et sourit :

- J’aspire à plus ! Mais voilà un titre généreusement donné, maître Touque, fils du Thain de la Comté ! Je le fais mien jusqu’à meilleure fortune ! 

Le hobbit se leva et s’inclina à la façon modeste de Bourg-de-Touque :

- Vous me connaissez donc ?

- Le Roi des forêts connait tous ses sujets, lorsqu’ils foulent les tapis de feuilles de l’immémorial Arnor ! 

Gandalf leva un sourcil désabusé et interrompit l’échange :

- Gerry, je vous présente Arathorn, chef de guerre des Dúnedain dans le nord. 

Les longues et assommantes leçons de Gandalf revinrent en mémoire du hobbit qui lança :

- Vous êtes le capitaine des rôdeurs !

Le hobbit lui-même n’aurait su dire s’il agissait pour agacer le vieux Gandalf, ou s’il ressentait une respectueuse reconnaissance envers le Dunadan, mais il mit un genou en terre et déclara :

- Mon peuple est insouciant et prosaïque, et ne sait pas vraiment à qui il doit sa quiétude. En paiement de vos longues peines, si par le travail ou le courage, je puis vous servir, je le ferai. Mais à la vérité je ne sais pas faire grand-chose…

L’étonnement céda à la compassion dans le regard du dúnadan. Puis son visage se durcit, comme celui d’un capitaine qui reconnait et saisit une opportunité :

- J’ai vu cette nuit plus de valeur que je n’espère en insuffler à bien des jeunes gens. Vous resterez près de moi, si vous aspirez à devenir… le prince des forêts de la Comté ! 

Gandalf, qui avait jusqu’ici assisté à la scène avec une réserve désapprobatrice, grommela :

- N’allez pas vous mettre en tête d’en faire un héros ! Qu’il commence donc par se comporter en honnête hobbit !

- Nous verrons cela ! Il est pourtant plus facile d'être héros qu'honnête homme, lança Arathorn. Héros nous pouvons l'être une fois par hasard. Honnête homme, il faut l'être toujours. [2] 

Gerry acquiesça en s’inclinant. Croître en sagesse et en prouesse auprès d’un tel capitaine lui paraissait plein de panache. Il le savait d’instinct, le panache, les filles aiment ça ! Et puis s’affranchir de la tutelle tatillonne de Gandalf serait un bon tour à jouer au magicien !

Peut-être le rôdeur le comprit-il. Se rasseyant un sourire aux lèvres, Arathorn ajusta son baudrier de cuir auquel pendaient une longue épée et une dague elfique dans des fourreaux de soie mordorée.

Le hobbit ne tarda pas à sombrer dans un sommeil sans rêves, rassuré par la présence réconfortante de ce héros surgi de l’époque des Rois.

Gandalf bourra et alluma sa pipe, gardant le silence et remuant ses pensées pendant un long moment. Puis il reprit la parole au milieu de ronds de fumée, alors que Gerry ronflait paisiblement :

- J’ai des devoirs envers ce jeune hobbit, sans parler de son père qui me l’a confié. Il porte un fardeau avec lui, bien que j’ignore ce que ce puisse être. Je ne crois pas sage d’ajouter à ses difficultés en allumant en lui des rêves inaccessibles d’héroïsme…

- Les bonnes volontés doivent être cultivées, vous le savez bien, Gandalf. J’ai moi aussi des devoirs envers ce peuple et cette terre, et je dois m’appuyer sur la valeur là où je la trouve. 

Le dúnadan avait parlé fermement. Sans doute Gandalf et Arathorn continuaient-ils, au sujet de Gerry, un débat commencé il y a longtemps à propos de destinées bien plus vastes.

- La nuit fut rude pour tous. Laissons cela pour les jours à venir. Merci d’être accouru à mon appel. Vous êtes arrivé à temps… tout juste !

.oOo.

Les compagnons se reposèrent pendant quelques heures. L’aube colora les sommets encore enneigés d’orangés et de roses vifs qui virèrent au jaune chaleureux. Un concert de pépiements s’éleva progressivement autour d’eux alors que le soleil pointait au-dessus des Monts de Brume dans un ciel radieux.

Arathorn veilla sur le hobbit et le magicien, puis inspecta de fond en comble la berge sud jusqu’aux sommets des collines alentours.

Il finit sa ronde avec la certitude que le loup-garou était gravement blessé. Des traces abondantes d’un sang noir souillaient les bois sur une grande distance.

Gandalf se rafraichissait lorsque le rôdeur revint au campement. Ils parlèrent rapidement de la route à suivre en explorant la berge nord, et débattirent de la façon la plus sûre de s’échapper.

- Je vois à présent que j’aurais dû passer le pont et le brûler pour nous mettre à l’abri et empêcher toute poursuite, dit Gandalf.

- Mes hommes l’ont reconstruit pour permettre le passage de nos armes, lorsqu’une intervention en force s’avère nécessaire au-delà d’En Egladil [3].

- C’est une initiative courageuse, mais à mon sens, prématurée. Il vous faut le faire garder en permanence, sans quoi il constitue une menace contre la sécurité de la route de l’Est.

- Il est bien surveillé en temps normal. Il arrive qu’un parti d’orques descende des Montagnes Brumeuses et tente de traverser. Nos gardiens les éradiquent ici même, lorsque ce ne sont que des éclaireurs. Un groupe plus imposant aurait été détecté, pisté, cerné et éliminé plus loin dans les collines. Mais nous avons subi plusieurs attaques sur tous les points de surveillance du Flot Gris, de Tharbad jusqu’ici, ce qui nous a contraints à concentrer notre dispositif.

- Voilà donc la raison de l’absence des vôtres dans les Hauts du Sud !

- Ces ennemis ne sont pas des orques voraces à courte vue, mais des humains bien armés, bien entraînés, qui bénéficient de l’aide de grands loups noirs. Nous avons dû regrouper nos forces autour du Mont Venteux, où ils nous avaient poursuivis et sont tombés dans notre piège. À présent nous pourchassons les rescapés depuis les Hauts du Sud, jusqu’à Thalion et sur la route de l’Est.

- Assurez-vous qu’aucun ne trouve refuge dans Tyrn Gorthad, même s’il est dangereux d’approcher ces parages.

- Je soupçonne en effet une alliance avec les forces obscures. Ces hommes sont versés dans les arts sombres. Plusieurs se sont échappés de façon tout-à-fait inexplicable. Je n’ai pas été surpris, en arrivant ici à votre aide, d’y trouver un monstre de l’ancien temps. Pensez-vous qu’il y ait connivence entre nos ennemis et vos agresseurs ?

- J’en suis certain. Je dirais qu’ils recherchent la même personne. J’ignore encore s’il s’agit de moi ou du jeune hobbit…

- Vous plaisantez ?

- Je n’ai plus plaisanté depuis notre départ de Thalion, il y a plusieurs semaines ! Apprenez qu’avec ses alliés dunéens, Saroumane, le supérieur de mon ordre, a lancé une offensive contre ces intrus et celles des tribus de Dun qui les ont aidés. Il en a défait plusieurs groupes. Pouvez-vous conjecturer d’où ils viennent ?

- Vos révélations sont troublantes. Je suis certain que ces hommes ne viennent pas d’Eriador. Ils n’en connaissent pas assez les voies. D’après leur parler, je dirais qu’ils sont originaires du Rhovanion oriental. Nous devons craindre une connivence avec le nécromancien.

- Je présume que Saroumane est parvenu à la même conclusion. Il a pris en charge cette menace, à présent. Ils ne passeront plus les cols méridionaux des Monts de Brume ni la trouée de Rohan sans qu’il en soit averti et agisse avec promptitude. Il en a déjà fait éliminer plusieurs troupes nombreuses dans le sud.

- Dans ce cas tout est pour le mieux ! Sa réputation est celle d’un puissant magicien et d’un allié de parole, même si nous n’avons pas de lien avec lui. 

La confiance et les éloges d’Arathorn froissèrent quelque peu le magicien gris, qui n’en opina pas moins du chef. Il enchaîna :

- Alors, vous voilà libre de mener l’expédition que vous projetez !

- Imaginez ce qui pourrait être accompli en cas de succès !

- Promettez-moi de soumettre vos plans au conseil…

- Les décisions concernant mon peuple ne seront pas subordonnées aux intérêts de tiers, fussent-ils nos plus sûrs alliés !

- Maître Elrond n’est pas seulement votre plus ancien et indéfectible allié ! Il est surtout par sa naissance le chef de votre maison, le frère de votre lointain aïeul. Cela au moins devrait éveiller votre sens de la loyauté ! Consultez vos amis, entendez leur avis, puis prenez vos décisions et assumez-les. 

Cette passe d’arme les avait laissés courroucés. Ils se séparèrent, agacés.

Vers midi, Gandalf réveilla le hobbit et se prépara pour la dernière étape de leur périple : rallier Fondcombe. Arathorn quant à lui avait prévu de rejoindre ses hommes pour réorganiser la surveillance et planifier son expédition. Après quelques lieues erratiques sous la direction du rôdeur soucieux de brouiller leur piste, ils firent leurs adieux. Gerry implora, la larme à l’œil :

- Je croyais que vous viendriez avec nous ! J’aurais aimé apprendre l’art des pays sauvages !

- Nous nous retrouverons à Fondcombe dans quelques jours, jeune écuyer ! Alors ma route passera probablement par le haut col à l’est de la Dernière Maison Simple. Me suive qui m’aime !

Gandalf se rembrunit et ne fit aucun commentaire. Le dúnadan était maître de ses décisions.

Ils se trouvaient alors au sommet pierreux d’une colline dénudée. Derrière eux s’élevait la brume dans la vallée de la Sonoronne. En contrebas devant eux, une pente herbeuse menait à un bois de hêtres et de chênes. Arathorn leur décrivit le chemin à suivre. Ils se quittèrent alors, le magicien, le hobbit et le poney s’engagèrent dans la morne pente.

Fut-ce par chance ou par la grâce d’une destinée écrite dans les étoiles ?

Un sillon plus loin, Gandalf remarqua des traces étranges dans la terre meuble au milieu des herbes hautes. Il siffla vigoureusement, à la grande surprise du hobbit. Quelques instants après, Arathorn surgit sur leur gauche, sans que les compagnons l’aient entendu approcher, comme un lutin des champs apparaît soudain dans les coquelicots et les graminées :

- Encore besoin d’aide ?

- Il se pourrait bien…, répondit Gandalf d’un air grave. Je vais faire confiance à un homme de l’art puisque j’ai la chance de compter un rôdeur parmi mes alliés. Que pensez-vous de ces traces, Arathorn ? 

Le dúnadan se pencha jusqu’à la mousse et examina attentivement de grandes portions du sol, durant de longues minutes. Se relevant enfin, il déclara :

- Des petits orques, une douzaine, pieds nus et légèrement armés ! Ce sont probablement des gobelins du Mont Nassglan [4] de la tribu des Nashlârs, non loin d’ici. Ils sont de petite taille et vifs comme des serpents. Leurs traits sont souvent empoisonnés… Ils se déplacent en bandes rapides pour marauder dans les collines ou ponctionner nos troupeaux de moutons. Quelques pasteurs sont revenus dans les environs avec notre aide. Voilà probablement ce qui les attire. Ces traces se dirigent vers les collines, plus au nord. Ils sont passés ici il y a deux jours. Nous avons eu de la chance qu’ils n’attaquent pas le pont de Cabed Athrad dans votre dos !

Gerry dévisagea l’homme qui les avait sauvés. Son regard d’aigle semblait infaillible, capable de lire les mouvements de ses ennemis sur une herbe couchée, de consulter les augures du ciel, ou de sonder le cœur des vivants. Un pouvoir caché sourdait de ses silences comme de ses gestes. Quel fameux capitaine il devait s’avérer, aux desseins grandioses, et capable d’inspirer ses liges !

Le hobbit se sentit le cœur gonflé d’une sorte de fierté, du besoin de prendre sa juste part de cette grandeur partagée, et de rendre à cette inspiration, l’enthousiasme qu’elle lui conférait.

- Mais on ne va pas porter secours aux pasteurs ? glapit-il sans réfléchir.

Peut-être espérait-il vaguement montrer sa valeur, comme un jeune écuyer devant un chevalier accompli ? Arathorn et Gandalf échangèrent un sourire discret.

- N’ayez crainte, maître hobbit ! Nous avons retiré les troupeaux lorsque les attaques ont commencé. Agneaux et pasteurs sont en sécurité bien au nord d’ici, répondit le dúnadan.

Il éleva la main en lançant un court caquetage. La petite grive vint se poser sur son poing levé. Après un rapide conciliabule, elle s’envola à tire d’aile vers le nord. Arathorn reprit :

- Ils n’iront pas loin. Avant la tombée du jour, ils seront interceptés. Mais je ferais mieux de vous accompagner. Pour votre sécurité. 

Gandalf s’amusa beaucoup, sans rien en laisser paraître sinon une lueur dans le regard, du prétexte adopté in extremis par le dúnadan pour changer d’avis sans perdre la face. Il ne l’en aima que plus. Quant à Gerry, il avait du mal à contenir son excitation.

.oOo.

NOTES

[1] Le saut des loups-garous

[2] Luigi Pirandello

[3] En Egladil : l’Angle. Bande de terre située entre les rivières Fontgrise (Mitheithel) et Sonoronne (Bruinen)

[4] Pointe Blanche

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