La maraude du Vieux Touque

Chapitre 29 : La vallée de la combe fendue - Conversations

2991 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 30/05/2020 12:04

Des jeunes filles couronnées de fleurs chantaient dans la langue elfique, qui a le pouvoir de donner forme aux mots ailés. Leur balade contait les pérégrinations de Mithrandir [1] et son infatigable tutorat des jeunes mortels, tant Periannath que Aratani [2]. Escorté de quelques membres de la maison d’Elrond, un grand elfe à la longue chevelure s’avança, les paumes ouvertes vers l’avant.

– Namarië [3] ! salua-t-il en levant la main au niveau de son visage.

Il accueillit Gandalf en sindarin avec une considération complice, puis Arathorn avec une déférence un peu formelle, enfin il se courba jusqu’au niveau du hobbit avec un sourire, en adoptant le parler commun :

– Soyez le bienvenu dans la demeure d’Elrond, Maître Touque ! Je suis Erestor, le chambellan et conseiller du Seigneur de Fondcombe. Vous trouverez ici le repos du corps et de l’esprit. 

Gerry restait rarement bouche bée. Pourtant la beauté des lieux et de ses habitants l’avait depuis un moment privé de la faculté, pourtant singulièrement développée chez lui, d’exprimer ses impressions. Il retrouva la tournure prosaïque des Hobbits et demanda étourdiment, oubliant toute forme de politesse :

– Comment savez-vous mon nom ?

– Les compagnies errantes de nos frères restent rarement sans nouvelles des contrées d’Eriador. Nous vous avons croisé plus d’une fois dans les bocages ou les forêts du Bout-du-Bois, là-bas dans la Comté. Encore que vous nous ayez rarement aperçus, je pense. Mais ne soyez pas étonné si Maître Elrond sait tout de ceux qui foulent son domaine, qu’ils soient ou non guidés par des alliés et des amis des Elfes comme les puissants seigneurs qui vous accompagnent. 

Gerry eut la sensation mitigée que tout ce qu’il avait pu faire ces derniers jours était connu du maître des lieux. Sa raison lui disait que cette impression était sans doute exagérée, mais il devinait confusément que les petites vicissitudes du monde extérieur trouvaient ici une proportion toute relative. Le hobbit jeta à Erestor un regard voilé d’un peu de défiance. S’étant rendu compte qu’il avait désorienté son hôte, il s’inclina très bas :

– Je vous prie de pardonner la hardiesse hobbite, qui n’est due qu’à mon éblouissement ! Nos saluts consistent essentiellement à décliner nos noms et liens de parenté. Vous sembliez connaître les miens, aussi n’ai-je rien su ajouter ! Soyez mille fois remercié de votre accueil cordial et de votre offre de repos. 

Le grand elfe rit :

– Nos propres formules consacrées à l’accueil des amis ou des étrangers ne font guère cas des Hobbits, j’en ai peur ! Mais les Periannath semblent gens courtois. J’espère que vous retrouverez votre éloquence lorsque vous aurez goûté au repos…

Il ajouta d’un ton facétieux :

– … ou aux tables de cette maison ! 

Cette fois Gerry n’en douta plus, cet elfe en savait long sur ses faits et gestes – et même probablement trop long… Le jeune Touque allait devoir tenir sa langue.

.oOo.

Le hobbit fut rapidement pris en charge par un elfe menu et souriant, qui le mena par maints patios et vastes salles aux décors aériens. Sa petite chambre donnait sur la pente nord de la vallée, directement sur une véranda bordant un potager.

– Mithrandir prétend que cet endroit convient aux Periannath, expliqué l’elfe dont le beau visage, jeune et joyeux, invitait à la confidence. Gerry remercia pour cette délicate attention et lâcha aussitôt la bride à sa curiosité, accablant son hôte elfe à propos des habitudes de la maison, et particulièrement de l’heure des repas.

– Je m’appelle Rùmil, répondit l’elfe aux yeux rieurs. Je suis chargé de vous guider, de vous servir et de répondre à vos questions, qui, je vois, sont nombreuses. Maître Erestor a pensé que la compagnie d’un jeune elfe vous serait moins déroutante.

– Et quel âge avez-vous, Rùmil ?

– Ma mère a compté trois fois douze cycles de la soleil [4] depuis ma venue en Terre du Milieu.

– Selon la mesure de la Comté, vous n’avez dépassé votre majorité que de trois printemps ! Avez-vous l’habitude de recevoir des hobbits ?

– Oui, Mithrandir a amené ici certains d’entre vous, récemment.

– Oh ! Qui donc avez-vous reçu, si je puis le demander ? Peut-être me sont-ils connus ?

– Ce serait bien étonnant ! La dernière fois, c’était plusieurs années avant ma venue dans ce monde.

– Ce n’est donc pas si récent…

– Vous autres Periannath avez votre propre appréciation du temps. La maison d’Elrond accueille depuis des siècles tous les peuples libres ligués contre les maux hérités de Melkor, le Noir ennemi du monde.

– Comment notre appréciation du temps pourrait-elle différer, puisque nous avons presque le même âge ?

Rùmil soupira. Son hôte, un mortel aux allures de farfadet insouciant, allait-il l’abreuver de questions avec autant de légèreté durant tout son séjour ? Il répondit patiemment, en articulant sa réponse avec un air un peu blasé :

– Chaque elfe a conscience du passé de son peuple, de façon viscérale. À travers nos chants et nos traditions, nous développons la mémoire des choses qui furent et des passions vécues par notre peuple, bien au-delà de la lettre de nos couplets. Mais vous autres mortels semblez devoir réapprendre, chacun à votre tour, tout ce que vos pères ont laborieusement gagné de sagesse et de savoir.

Le hobbit saisit le soupçon de condescendance dans la voix de l’elfe. Il répondit avec malice, bien qu’il n’adhérât qu’à moitié à sa réplique :

– Comment pourrions-nous inventer quoi que ce soit d’un peu neuf et intéressant, si nous répétions aveuglément les pratiques de nos pères ?

Devant le beau visage elfique un peu perplexe, Gerry partit d’un grand rire et pria Rùmil, à la grande confusion du jeune elfe, de s’installer avec lui dans les fauteuils de la véranda :

– Cette conversation prend un tour inattendu ! Puisque vous êtes mon aîné, je vous prie de bien vouloir, en considération de votre âge vénérable, adopter une posture qui favorise la discussion et la réflexion. 

Gerry sortit et bourra sa pipe, se vautrant confortablement. L’elfe s’assit sur le siège en face de lui mais n’osa s’y adosser. Penché en avant comme un serviteur ou un professeur attentif, il observait avec intérêt et curiosité le manège du hobbit.

Tirant sa première bouffée, Gerry se cala dans les coussins et annonça :

– Voilà ce que nous autres Hobbits avons coutume de faire lorsqu’un moment de calme nous permet de nous élever au-dessus des nécessités immédiates. Que font les jeunes elfes, lorsqu’ils ont du temps pour eux-mêmes ?

Décidément, ces mortels étaient obnubilés par le temps… Rùmil répondit en soupirant :

– Nous attendons l’Appel.

La moue interrogative du hobbit enjoignait à l’elfe de s’expliquer. Rùmil y consentit, cherchant lentement ses mots :

– Durant notre enfance, la langue elfique berce notre esprit de contes doux-amers, ravivant la mémoire de ce qui fut. Chacun à sa façon, les jeunes elfes rêvent ainsi longuement, cueillant dans la farandole des hauts faits de jadis, des images de beauté, de grandeur et de passion. Puis vient le jour où le sentiment diffus de nos aspirations prend sens et trouve sa propre place dans l’histoire de notre peuple. Les miens finissent tous par répondre à l’Appel !

– Quel incompréhensible charabias ! pensa le hobbit avec un demi-sourire.

Il n’en demandait pas tant ! Il était seulement curieux de la façon dont les elfes profitent d’un moment de calme et de partage… Mais à présent, un peu abasourdi, il écoutait Rùmil poursuivre ses explications hésitantes, incertain de bien saisir la portée de ses étranges révélations.

– Mais de quel genre d’appel s’agit-il précisément ?

– Certains partent explorer les vastes terres… mais le monde est devenu bien étroit… D’autres se sentent appelés à percer les secrets du monde ou à dompter la matière… La plupart embellit les jours des œuvres de la main ou de l’esprit.

– Ah… Et quand cet Appel se produit-il ?

– Tous ne sont pas appelés au même âge, bien sûr. En fait je vous en parle surtout par ouï-dire car les jeunes elfes ne sont plus très nombreux à présent. Les Hauts-Elfes aspirent à rejoindre les Terres Immortelles. Ici à Fondcombe, il n’y a qu’Idril, ma promise, qui soit presque aussi jeune que moi.

– Vous avez une promise ? lança Gerry, dont ce détail concret avait relancé l’intérêt.

– Nous nous sommes promis l’un à l’autre voici trois cycles de la soleil. Il parait que cette précipitation est très exceptionnelle. Peut-être est-ce là un signe de la précarité du destin des Elfes en Terre du Milieu… Nous nous unirons lorsque chacun aura été appelé et aura trouvé sa voie.

– Et dans combien de temps cela sera-t-il ? interrogea le hobbit, curieux d’évaluer l’abstinence elfique. Rùmil répondit d’un air détaché :

– Le temps n’a pas d’importance. Une union en toute sérénité, débarrassée des doutes de l’Appel, nous est essentielle. 

Une telle réponse ne pouvait satisfaire le hobbit. Il interrogea plus avant, avec une certaine avidité :

– Mais comment savez-vous qu’Idril vous est destinée ? Comment l’avez-vous choisie ? Comment savez-vous que vous ne rencontrerez pas quelqu’un qui vous convienne mieux, plus tard ? Se peut-il que votre fameux « Appel » contrarie votre amour en fin de compte ? A-t-elle été appelée ? Et savez-vous quel est votre appel, le vôtre, Rùmil ? 

L’avalanche de questions mit en garde le jeune elfe. Ce besoin vorace de comprendre immédiatement, tous sujets petits et grands, sans ordre ni discernement, comme si le temps lui était compté, était certainement la marque d’un mortel. Peut-être n’était-il pas sage de lui révéler les vérités elfiques. Mesurant combien ses réponses pourraient troubler le hobbit, Rùmil s’adossa dans le fauteuil pour réfléchir et répondre posément :

– Idril et moi n’avons aucun doute quant à notre union. Cette évidence s’est imposée à nous depuis notre jeune âge, de façon graduelle et conjointe. Nous ignorons si l’un ou l’autre se détournera, mais je ne crains pas cette éventualité, tant elle me semble étrangère à nous-mêmes. Pourtant l’histoire des Elfes nous enseigne que de tels malheurs se sont parfois produits. Ce fut le cas pour Gwindor et Finduilas au temps jadis.

Gerry l’engageant à poursuivre, Rùmil conta l’histoire de Finduilas, la fille du Roi Orodreth de Nargothrond.

– Ravissante et sage, elle était de longue date promise à Gwindor, un elfe droit et vaillant qui combattait le noir ennemi du monde aux côtés de son roi. Ils s’aimaient et se promirent l’un à l’autre. À cette époque, la résistance des royaumes elfiques tenait dans le secret : les compagnies d’elfes protégeaient de vastes forêts, où leurs citadelles se trouvaient dissimulées. Mais il advint que Gwindor fut capturé par les orques et retenu en captivité dans les geôles du Nord. Torturé, mutilé et brisé dans les tourments, il parvint enfin à s’échapper. Revenant vers les forêts de son roi, il secourut en chemin un humain du nom de Turin, qui avait commis de graves crimes, sous l’emprise et la malédiction de l’Ennemi. Retrouvant une part de son désir de vivre, il devint le mentor de l’humain et l’emmena avec lui, à l’encontre de la loi elfique.

À son retour au royaume secret de Nargothrond, Gwindor fut fêté comme un seigneur des elfes. Turin s’intégra à la communauté, multipliant les prouesses contre les orques. Gwindor, quant à lui, trainait son infirmité avec amertume, malgré les soins de Finduilas qui le veillait. Mais l’elfe qu’elle avait aimé était profondément blessé dans son corps et dans son âme, il avait beaucoup changé. Puis Turin s’éleva dans l’estime du Roi, si haut qu’il supplanta Gwindor dans son conseil privé, ajoutant encore à son ressentiment. Pourtant Gwindor et Turin restèrent amis, jusqu’à ce que Finduilas, contre sa volonté, sentît son amour se détourner de Gwindor et se porter vers Turin. Voilà un des noirs méfaits de l’ennemi, que d’avoir perverti un amour si profond ! Par la suite tous périrent dans les guerres contre l’Ennemi, mais cela est un autre conte…

– J’espère que vos histoires ne sont pas toutes aussi tristes ! Pour ma part, je n’ai pas ressenti d’amour aussi profond… mais j’en ai eu de plus joyeux ! lança le galopin hobbit avec un sourire en coin.

– Peut-être est-ce l’étrange destin des mortels que de se choisir avec la liberté du hasard ?

– Peut-être… pourtant je me demande si nous avons réellement un choix entier. Parce que les familles se mêlent fréquemment d’unir les jeunes gens, dans la Comté !

Devant l’air consterné de Rùmil, le hobbit ne s’attarda pas sur le sujet :

– Rassurez-vous, la jeunesse ne se laisse pas faire ! Mais vous ne m’avez toujours pas expliqué quels sont vos « Appels », que je peine à comprendre.

– Chacun de nous ne ressent qu’un seul Appel, pour autant que je sache, hormis peut-être les princes des Noldor [5] des années évanouies. C’est une attirance irrépressible, une certitude qui prend forme et se développe, ou, si vous préférez, c’est la révélation de ce qui vous convient de toute éternité. Idril est particulièrement douée pour les œuvres tissées de ses mains, elle insuffle la vie dans la trame, les figures semblent palpiter après le passage de son fuseau. Les sourires fleurissent sous son aiguille. Elle sait peindre la patience et la passion elfiques, entretissées dans les visages de ses tapisseries. Ses œuvres font jaillir les souvenirs de ceux qui les contemplent, aussi sûrement que les contes de Maître Elrond !

L’enthousiasme de Rùmil était communicatif.

– Et vous, quel est votre Appel ? demanda Gerry.

– Je ne sais pas encore ! Alors Maître Elrond me prête des livres de tradition et guide ma méditation dans les souvenirs du peuple des Sindar, mes ancêtres.

La profondeur et la patience désintéressée de ces immortels laissait le hobbit un peu perplexe. Il faillit demander si les Elfes s’amusaient un peu, au cours de leur longue vie, mais il préféra s’abstenir et à nouveau changer de sujet :

– Vous disiez donc que Mithrandir amène parfois quelques hobbits à Fondcombe ? Mais que viennent-ils y faire exactement ? Et repartent-ils un jour ? Les trouve-t-on changés ?

– Certaines rencontres nous changent pour toujours. Mithrandir a le don d’éveiller le courage, l’altruisme et la résistance au mal. Il a particulièrement les Hobbits en affection, mais l’on dit ici qu’il vagabonde sans cesse par le vaste monde pour éveiller et soutenir toutes les bonnes volontés, où qu’il les trouve. Ses protégés apprennent vite à voler de leurs propres ailes, à brûler de leur propre flamme. Après tout, ce sont des mortels. De toute façon il est périlleux de se mêler des affaires des magiciens.

– Périlleux jusqu’où ?

– En sus des dangers du monde, je devine que le péril principal en accompagnant Mithrandir, est de se confronter à ses propres limites. Par essence, l’on ne peut s’y préparer !

Gerry n’appréciait pas du tout la perspective d’une confrontation avec ses limites. Il n’avait que trop l’impression de les avoir déjà atteintes lors de ce voyage aventureux. Cette sensation bizarre d’un manque dans sa mémoire resurgit alors, en prenant un nouveau sens : ce dont il avait perdu la mémoire, devait constituer une de ses limites…

Rùmil se rendit compte qu’un tracas contrariait son hôte. Pour lui changer les idées, il lui proposa de visiter les cuisines, se rappelant ce qu’Erestor lui avait enseigné à propos des préférences des Hobbits. Et en effet, le trou de mémoire disparut du champ des préoccupations immédiates de Gerry, supplanté… par un énorme creux à l’estomac !

.oOo.

NOTES

[1] Le gris pèlerin, Gandalf

[2] Tant semi-hommes (hobbits) que humains de haute lignée (probablement les Dùnedain)

[3] Contraction du sindarin A na marië, « portez-vous bien », salut de rencontre comme de séparation.

[4] Soleil, en sindarin, est féminin. Le jeune elfe n’a pas conscience de commettre une erreur grammaticale, car il associe le soleil à la Maya en charge de conduire le char du soleil.

[5] Sans doute Rùmil pense-t-il au Roi des Noldor, Finwë, qui épousa successivement deux femmes elfes, et dont la descendance s’opposa souvent en de cruels antagonismes.

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