La maraude du Vieux Touque

Chapitre 25 : Le Dunadan - Gaur

1849 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/12/2019 02:32

Gerry hurla de terreur. À quelques pieds sous le hobbit, un être mi-homme, mi-loup levait vers lui son regard vitreux de fauve assoiffé de sang. Une haine ancienne brillait dans la profondeur de ses orbites. La bête, grognant des paroles rauques et inintelligibles, se saisit d’une branche basse et se hissa.

Mais la musculature monstrueuse, bandée et frémissante, n’était pas adaptée à l’escalade. Brisant la première ramée dans une débauche d’énergie, l’immense corps velu empoigna la branche suivante en se halant avec plus de prudence. Mais ses jambes – des pattes arrière noueuses, propres à courir sans fin sous la lune des landes froides – ne lui permettaient pas de prendre efficacement appui sur le bois souple. Le monstre retomba au pied du tronc, une ramure arrachée dans sa longue gueule baveuse. Cette fois l’instinct de survie du hobbit révulsé prit le dessus : il brandit sa fronde avec courage. Mais bien sûr, le projectile se perdit lorsque le moulinet de la lanière se prit dans une branche.

Se détendant brusquement, le monstre projeta un membre mi-patte, mi-bras vers le hobbit, proférant quelque malédiction dans une langue indicible sous le soleil de ce monde. Gerry esquiva le coup de griffes mais se sentit atteint de plein fouet par le flot de cette haine, comme marqué au vif par l’imprécation de son ennemi mortel – il sut que jamais il ne pourrait lui échapper !

Mais Gandalf arrivait au pas de course, entonnant un chant ancien de force et de lumière. Le coup au cœur de Gerry passa.

Le monstre battit en retraite, non sans adresser un dernier grognement vers le haut du châtaignier. Gerry avait rechargé sa fronde et jeta lui aussi sa haine de toutes sa petite force, gêné par les branchages. La petite pierre atteignit le monstre à la base de l’oreille poilue. La bête jappa un aboiement de douleur avant de s’esquiver et de disparaître en courant, à quatre pattes dans le sous-bois.

Gandalf, le sourcil en bataille et le bâton en avant, déboucha comme un ouragan sous l’arbre où s’était réfugié Gerry. Son courroux, qui s’était apaisé lorsqu’il fut sûr que le hobbit n’avait aucun mal, reprit de plus belle au récit des événements. Il exigea une description détaillée du monstre. Mais le hobbit ne l’écoutait guère, obnubilé par ce qui venait de se passer. L’anneau l’avait aidé, pensait-il. Mais il mesurait combien il était difficile de le maîtriser. Lui fallait-il contrôler sa peur pour apprivoiser le pouvoir de son trésor ?

– J’ai pu dominer mes émotions lorsque cette chose me suivait, mais je n’ai pas pu m’empêcher de crier lorsque j’ai vu sa face hideuse !

– Ceci n’est pas un concours de courage individuel ! gronda Gandalf.

Tout en tirant le poney, il admonesta vertement son protégé pour le risque qu’il avait encouru, tant il se demandait ce qui l’avait poussé à cette témérité ou cet altruisme. Sans réponse, il conclut :

– Au moins savons-nous maintenant à qui nous avons affaire !

– À qui ? Vous voulez dire À quoi ? ! Je suppose que ce plaisant gentilhomme n’est pas du genre que vous inviteriez pour le thé ?

– Vous avez le droit d’en rire, puisque vous êtes sorti vivant de cette confrontation ! Gaur [1] ! Une terreur échappée des forêts des années sombres.

– Gandalf, vous parlez encore par énigme ! Mais je ne suis plus sûr de vouloir la solution de celle-là !

– D’après votre description, je suis tenté de croire qu’il s’agit d’un loup-garou, une créature de l’ancien monde, ourdie et multipliée pour tourmenter les Elfes et les Hommes aux temps jadis. Il s’agit bien d’une personne, mais dont l’esprit horriblement mutilé s’est laissé irrémédiablement dominer par ses peurs les plus viscérales et sa haine primale.

– Il a du poil sur les pieds, comme moi… 

Le magicien ne releva pas les divagations humoristiques du hobbit, qui se voulaient facétieuses et détachées, mais trahissaient une terreur sourde. Gandalf continua :

– Je suis perplexe. Mais sa présence donne raison à Saroumane. Non seulement notre groupe semble attirer un mal ancien, mais ce mal a longuement voyagé pour parvenir dans ces forêts.

– Ce monstre n’est pas chez lui ? Tant mieux ! Peut-être se lassera-t-il s’il n’a nulle part où se nourrir ou se reposer !

– Je ne compterais pas trop là-dessus, si j’étais vous ! Mais nous avons maintenant un avantage, grâce à vous : nous connaissons mieux le danger qui nous poursuit. Je vais donc me préparer en conséquence ! lança Gandalf d’un air gaillard.

Le vieillard tut les craintes qui l’assaillaient – la nuit qui arrivait allait les placer en fâcheuse posture…

– Gardez courage, mon cher hobbit, nous approchons des tables d’Imladris !

Respectant la moue absorbée du magicien qui concoctait sans doute quelque défense pour la nuit prochaine, le hobbit se mit à spéculer sur ces tables d’Elrond. Le pluriel pour commencer semblait alléchant. Sa psychologie hobbite eut tout d’abord quelque difficulté à les imaginer autrement qu’en termes de taille, de nombre, d’opulence ou de valeur nutritive de chaque plat. Cela accrut grandement sa motivation. Puis l’éventualité s’insinua dans son esprit, que ces êtres pétris d’esthétique depuis le commencement des âges, avaient pu développer un art culinaire inaccessible aux mortels. Pendant un long moment cet espoir surpassa toutes ses craintes. Gandalf ignorait à quel point son encouragement avait porté : l’aventure valait peut-être le risque, après tout…

Les deux voyageurs avaient repris leur avancée rapide et inquiète. Ils forcèrent l’allure et cheminèrent pendant des heures, à peine interrompues par de courtes collations. Ils rejoignirent la rivière au-dessus d’un à-pic, alors que le jour déclinait rapidement. L’onde rapide et agitée, éclairée par un soleil déclinant dans l’axe de la rivière, jetait des reflets d’or et d’argent. Une brume s’élevait du gouffre dans un vacarme qu’assourdissaient les mousses et les fougères tapissant les parois.

S’étant repéré, le magicien les mena en amont, longeant la berge en une course effrénée. Une lieue avait passé lorsqu’ils surplombèrent un précipice impressionnant, au fond duquel bouillonnait la rivière. Le crépuscule dardait ses lueurs pastelles à l’occident. Gandalf souriant annonça :

– Les Dunedain nomment ce passage Cabed Athrad [2]. C’est l’endroit idéal pour tenir un poursuivant en respect.

La rivière impétueuse avait découpé un ilot aux berges abruptes. Sinueuse et longue d’un arpent, l’île était accessible par la rive gauche où ils se trouvaient, par un étroit bras de rocher qui enjambait un gouffre large de deux toises environs. Quelques sapins et des buissons avaient envahi une ruine, peut-être un relais ou un abri forestier, au centre de l’ilot. Gilles refusa obstinément de se risquer sur l’arche de pierre.

– Autrefois un pont de bois élargissait ce passage, qui était gardé toute l’année, s’inquiéta Gandalf d’un ton amer. Où sont les rôdeurs ? 

Le hobbit les sortit d’affaire en tentant le pauvre Gilles avec une carotte glanée dans le jardin elfique, quelque peu flétrie mais qui devait paraitre à l’animal comme une délectable sucrerie dans ces contrées sauvages. Le poney atteignit alors l’ilot sain et sauf, sans rien perdre de son paquetage. Débarrassé de son chargement, il fut mis à l’abri au milieu de murs effondrés recouverts de ronces, attaché et couvert pour la nuit. Gerry ficha dans les ronces quelques branches de feuilles vertes, à son attention. De son côté, le magicien alluma rapidement un feu juste devant l’arche de pierre.

Puis les deux compagnons s’activèrent pour préparer leurs défenses.

L’ambiance du campement de ce soir était combative et déterminée. Gandalf avait retrouvé son autorité et le hobbit se montrait attentif, motivé et appliqué. Fallait-il y voir un effet du changement que son anneau commençait à opérer sur lui ? Quoi qu’il en fût, il s’absorba dans les préparatifs avec un grand sérieux.

Il fut chargé de réunir toutes les pommes de pin qu’il pourrait trouver. Il accumula également des cailloux tranchants adaptés à sa fronde. Il s’aventura même sur la rive droite. De ce côté le précipice paraissait aussi profond, mais beaucoup plus large et dépourvu de passage naturel. Un vieux pont de pierre, renforcé de rondins plus récents, enjambait d’une arche large et solide les eaux tumultueuses. Sur la rive nord se dressaient deux statues, hautes d’une toise, de part et d’autre du pont de bois. Les rigueurs du climat avaient dépouillé la roche des détails gravés, mais Gerry distingua une ressemblance avec les gardiens de pierre qu’il avait croisés quelques jours auparavant, près du fort au nord de Cardolan ou à l’entrée de la voûte de conscience.

De grands chênes se penchaient par-dessus la rive nord, comme des vieillards cherchant au-dessus de l’eau les souvenirs lumineux de leur jeunesse. S’approchant des monolithes hiératiques, dont la forme évoquait un garde casqué, Gerry s’éclaircit la gorge et énonça avec emphase, tâchant d’imiter Gandalf à sa modeste façon de hobbit :

– Je ne me rappelle plus le nom du Roi, mais je suis hobbit de bonne volonté et ami des peuples libres. Veuillez céder le passage à l’héritier du Thain de la Comté, qui reçut patente des mains du Roi il y a… fort longtemps. 

Là-dessus il s’avança timidement, guettant les statues qui n’émirent aucun éclair foudroyant, ni fanfare fracassante, ni quoi que ce soit d’aucune sorte. Le courageux petit hobbit se sentait bien seul mais il brava le seuil du pont puis la pénombre de la rive nord. Il lui sembla que les nuées s’écartaient un instant, dévoilant les étoiles, comme pour ouvrir la voie à une pensée favorable, lancée dans la nuit à travers les âges. Muni d’un sac de jute, il rassembla fagots et brassées de pommes de pins. Il découvrit également un sapin récemment tombé, probablement frappé par la foudre. Le hobbit fit provision d’une épaisse résine odorante. Au camp, Gandalf le félicita de son initiative et s’activa tandis que Gerry retournait amonceler du combustible.

.oOo.

NOTES

[1] Un loup-garou !

[2] Le gué des sauts

Laisser un commentaire ?