La maraude du Vieux Touque
Au réveil du hobbit, qu’il laissa reposer tout son soûl, Gandalf rassembla ses affaires et leur fit quitter les lieux, sans dire un mot. Le jeune Touque ne parvenait pas à se remémorer la matinée. Gandalf lui annonça sobrement qu’un combat avait eu lieu, et qu’ils n’auraient plus à se soucier de leurs poursuivants.
Ils s’éloignèrent de quelques milles vers le nord, cheminant en silence et atteignirent un abri à la tombée de la nuit. Le vallon était baigné d’une petite source, qui sourdait sous l’herbe avant de glisser entre des galets plats. La végétation rappelait que les voyageurs approchaient désormais des premières pentes basses des montagnes du nord.
La soirée fut morose pour les deux compagnons. Le hobbit ressentait confusément un manque, comme si une portion de lui-même avait été escamotée. Cette amputation morale lui laissait la désagréable impression d’un vol irréparable, d’un secret lui appartenant mais qui restait inaccessible, par la faute d’une volonté supérieure, occulte et toute-puissante. Il fouillait sans relâche dans les bribes de ses souvenirs, que ne corroboraient point les explications dilatoires de Gandalf. Pour la première fois il douta du magicien, dont les réponses évasives éveillèrent ses soupçons. Dans la pénombre du soir, Gerry vérifia discrètement que son précieux trésor ne lui avait pas été dérobé, en rougissant de honte pour son manque de confiance.
Gandalf pour sa part méditait les paroles du magicien blanc, ébranlé par ses reproches et mortifié par sa sanction. D’après Saroumane, un pouvoir se levait à l’Est, que le chef de leur ordre devait combattre en Eriador, en personne. Gandalf n’avait pu déceler ces nouveaux venus à temps ni compter sur ses amis qui lui avaient fait défaut. Les deux compagnons se réfugièrent dans le réconfort de l’herbe à pipe, sans parvenir toutefois à partager un moment de paix.
Les jours suivants ne furent pas plus gais. Le hobbit, grâce à la constitution résiliente de son petit peuple, se remettait lentement de son trou de mémoire et s’appliquait à dérider le vieux Gandalf, qui semblait plus absorbé que jamais. Mais les silences prolongés et les monologues incompréhensibles s’échappant des lèvres du magicien, vinrent à bout de la bienveillante patience de Gerry, qui finit par renoncer et s’intéressa au paysage.
Ils voyageaient de jour, en prolongeant les étapes, sous un ciel souvent chargé et parfois pluvieux. Le doux vallonnement des collines d’Eregion s’estompait. Les voyageurs se hâtaient vers le nord. Ils traversèrent plusieurs éperons dévalant des hauts sommets des Monts de Brume à leur droite, avant de redescendre dans une grande vallée. Ils infléchirent alors leur route vers le nord-est pour longer le fleuve à bonne distance de sa rive gauche. Par moment son mince ruban gris s’approchait suffisamment pour qu’on aperçût le reflet argenté et scintillant sous le soleil hésitant de mai.
– Est-ce le fleuve Flot Gris que je vois là-bas ?
– Non, il s’agit de la rivière Sonoronne, la Bruinen des Elfes. Elle descend des Monts de Brume au nord avant de passer par d’inaccessibles défilés. Elle rejoint le Flot Gris quelques lieues au sud-ouest d’ici. Si nous le pouvons, nous la traverserons dès que possible.
Un après-midi, après une pause auprès d’un cours d’eau, Gerry sursauta, surpris par une galopade dans les sous-bois sur leur droite. Le cœur battant, il observa avec attention, mais ne nota rien de particulier. Sans doute avaient-ils dérangé un cerf ou un chevreuil. Pourtant l’événement retint son attention, bien que Gandalf, absorbé dans ses sombres pensées, ne manifestât aucune alarme.
Au campement du soir, Gerry insista pour avoir un repas chaud et de la lumière. Devant la mauvaise volonté du magicien pour mettre le feu aux branchages qu’il avait rassemblés, le hobbit mania le briquet. Il interrogea à nouveau Gandalf sur le but de leur voyage, pour le pousser à rejeter le doute et se projeter dans l’avenir. Il faut reconnaitre que le hobbit caressait également l’idée qu’après de telles épreuves, le magicien pourrait considérer que son protégé avait eu une expérience tout-à-fait suffisante de la vie sauvage et des aventures formatrices.
Mais il n’en fut rien. Une pipe bien bourrée redonna un peu d’allant à Gandalf, qui s’était perdu jusque-là dans ses pensées. Le magicien s’anima quelque peu pour lui exposer sa vision de la situation dans le nord, bien qu’il s’entrecoupât souvent de remarques montrant qu’il hésitait maintenant quant à ses priorités.
Gerry apprit que diverses tribus de gobelins se partageaient le septentrion, des deux extrémités occidentales des Monts de Brumes, jusqu’au Montagnes grises, constamment en guerre les unes contre les autres. Ces clans instables se disputaient la suprématie jusqu’aux cols des Monts de Brume, à l’est de Fondcombe. La faible puissance militaire des Dúnedain ne leur permettait pas d’éradiquer cette ignoble engeance. Ils devaient se contenter de les contenir loin des contrées habitées et si possible de protéger les axes de communication. La surveillance des rôdeurs tâchait notamment de prévenir l’avènement d’un chef capable de liguer ces clans sous sa férule. Les coups de mains audacieux qu’ils devaient alors organiser requéraient de rassembler une grande partie des forces éparses des rôdeurs. De telles opérations nécessitaient une planification et une mise en œuvre sans faille, sous peine d’un échec qui laisserait Eriador exposé durant de nombreuses années. Aussi les risques des expéditions étaient-ils soigneusement pesés. Gandalf poursuivit :
– Nous ne pouvons nous permettre tous les exploits que notre cœur désire. Le secret reste notre meilleur atout. Un allié, un dúnadan de mes amis, est tenté par une action d’éclat que je juge inconsidérée. Mais je doute à présent de mon jugement, tant mes propres actions elles-mêmes, ont pu être jugées irréfléchies récemment !
Gerry, un peu fatigué d’entendre Gandalf se perdre dans cette autocritique stérile, profita de l’occasion pour se poser en hobbit mûri par les épreuves :
– Pourquoi la jugez-vous inconsidérée ? demanda-t-il en fronçant les sourcils et en composant un air sérieux et préoccupé. Mais le magicien semblait insensible à ses mimiques :
– Mon cœur et ma sagesse s’accordent sur ce point, du moins le faisaient-ils lorsque j’estimais avoir suffisamment de sagesse. Le but du voyage est loin de nos bases. Nous disposons d’informations étranges et contradictoires sur les événements récents qui affectent cette partie du monde.
– Où se trouve ce mystérieux endroit éloigné ?
– Vous en saurez plus lorsque nous nous trouverons en sécurité dans la belle vallée de Fondcombe. L’emplacement exact de cet endroit est incertain et lointain. Il sera périlleux de l’atteindre.
– Mais alors pourquoi s’y rendre ?
– C’est là le principal danger d’un but trop incertain, qui miroite de feux lointains et trompeurs. Cet endroit pourrait receler un trésor. C’est ce qui attire mes amis, qui en ont grand besoin.
– Et vous-même ? Est-ce le trésor qui vous attire vers ce lieu ?
– Comme on dit à Lézeaux, si de beaucoup travailler on devenait riche, les ânes auraient le bât doré ! Votre famille est opulente, mon cher Gerry. Il ne vous vient donc pas à l’esprit que certains peuvent souhaiter acquérir l’aisance par un coup d’éclat et de courage, plutôt que par une longue vie de labeur dans les champs ? Mais les trésors sont ordinairement accompagnés de grands périls. Tout l’intérêt que je vois à l’affaire, est l’opportunité de détruire ces périls. C’est pourquoi je compte accompagner cette expédition et conseiller son chef, en admettant que je puisse faire valoir mes vues. Ceci posé, une fois mon objectif atteint, je ne vois pas la nécessité de laisser à d’autres ma part du trésor. Vous non plus, j’imagine ?
– J’aurai donc droit à une part ?
La réponse étourdie du hobbit – qui s’avérait de fait être une question – montra au magicien que le penchant aventureux de son côté Touque bousculait à présent ses habitudes confortables de gentil-hobbit. Gerry venait, sans y réfléchir et peut-être sans s’en apercevoir, de donner un consentement tacite à l’éventualité de partir en expédition lointaine et périlleuse, attiré par le leurre de l’aventure.
Gandalf, lui s’en était rendu compte – d’autant qu’il n’avait rien proposé à Gerry ! – et testa immédiatement jusqu’où l’intrépidité hobbite avait pris le dessus :
– Vous aurez certainement droit à une part, puisque vous partagerez les périls !
– Vous évitez de désigner clairement ces périls, et je le suppose, à dessein. Sauf votre respect, je ne suis pas certain que le jeu en vaille la chandelle… Quel serait exactement mon rôle ? Vous avez certainement remarqué que je ne suis pas précisément bâti comme un grand guerrier.
Le côté casanier du hobbit restait donc en éveil. Gandalf temporisa :
– Vous êtes prudent et cela me plaît ! Mais nous ne sommes encore sûrs de rien concernant les périls, ni même à propos du trésor, je le crains. Vos talents nous aideraient sans doute à explorer discrètement les lieux.
Le hobbit se répandit en objections diverses. Éludant les protestations de Gerry, le magicien changea de sujet :
– Par ailleurs il me faut absolument trouver ce capitaine des rôdeurs d’Arnor. Il doit faire resserrer les rangs de ses gardiens dans le sud. Je crains qu’il n’ait mobilisé toute leur capacité vers le nord !
– Vous m’avez assuré que nos poursuivants nous laisseraient tranquilles, parce que le supérieur de votre ordre les a détruits. Mais avez-vous découvert la raison pour laquelle ils nous poursuivaient ? Pourrait-il en venir d’autres ?
Le hobbit en était venu à croire que son anneau magique était la cause première de la poursuite. Gandalf ne répondit pas immédiatement, comme s’il pesait les conséquences de sa réponse :
– Saroumane pense l’avoir déterminée : il semble que j’ai cristallisé sur moi l’attention de nos agresseurs. Il vaut mieux qu’il se charge de démanteler cette menace, tandis que je m’occupe d’autres affaires.
Gerry fut tenté de détromper le magicien et lui avouer détenir la cause de leurs soucis. Mais son anneau, lui semblait-il, avait raffermi son vœu de restituer le trésor à son propriétaire, de réparer sa faute par lui-même. Le sage semblait rasséréné de concentrer son attention sur une autre affaire. Aussi le hobbit, par amitié pour le vieux magicien mais aussi par égoïsme et facilité, ne divulgua pas le fond de sa pensée.
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Ils s’étendirent donc pour la nuit au milieu de la clairière. Mais le hobbit dormit mal. Des cauchemars peuplés de feulements étranglés et d’yeux furtifs encerclant le campement le hantèrent dans l’ombre. Un hennissement de peur du poney le tira de son rêve. Gandalf se leva d’un bond et se saisit d’un brandon qui brilla d’une flamme claire et résolue au bout de son bras étendu. Les ombres reculèrent jusqu’à l’obscurité des bois, éloignant les rumeurs nocturnes.
Gerry calma le poney. Il rassembla une grande réserve de bois mort et alimenta le feu. Gandalf fit de même et établit deux foyers supplémentaires pour placer le poney au centre d’une aire bien éclairée. Se pelotonnant dans sa couverture, Gerry s’assit près de Gilles et décida de veiller toute la nuit.
À l’aube pourtant, Gandalf le réveilla sans qu’il se souvînt s’être endormi.
– Venez, Gerry ! J’ai trouvé des empreintes par ici ! souffla le magicien.
En effet, un énorme canidé avait à l’évidence flairé autour du camp durant la nuit et s’en était approché. Ils repartirent troublés : leurs poursuivants n’avaient peut-être pas lâché prise… Ou était-ce un maraudeur isolé ? Les voyageurs modifièrent leur itinéraire pour se rapprocher du fleuve, dans l’espoir de trouver un terrain découvert qui leur permettrait de repérer des poursuivants trop pressants. Toute la journée ils forcèrent l’allure à travers ormes et sapins, sans qu’il fût besoin de pousser le poney, qui donnait le meilleur de lui-même.
Enfin une pente d’aulnes et de chênes s’amorça avant un long méplat clairsemé. Parfois, le hobbit surprenait des pas précipités dans les feuilles du sous-bois, loin en arrière ou sur sa droite. Mais lorsqu’il se retournait brusquement, il ne voyait rien que les arbres en fleur dans la forêt silencieuse.
À la pause de midi, le poney montra à nouveau des signes de nervosité. Pourtant les bois alentours, clairsemés et sereins, paraissaient vides de toute vie animale. Gandalf huma l’air tandis que Gerry s’occupait de la monture :
– Ce silence profond m’inquiète. Les bois de ces régions devraient retentir du ramage de quantité d’oiseaux. Ils abritent également de petits rongeurs qui sortent de leur sommeil hivernal, que nous aurions dû apercevoir. Une menace plane sur cette contrée, à moins que nous ne soyons nous-mêmes la cause de cette quiétude inhabituelle ?
Le magicien alluma un feu par précaution, et fit un grand fagot de bois en prévision de besoins urgents de combustibles. Il en chargerait leur monture, mais pour l’heure il doubla ses attaches. Tous les sens en aguets, ils attendirent une heure que le poney se repose et broute l’herbe rare. Enfin ils se harnachèrent et reprirent une marche laborieuse et inquiète.
Cheminant depuis plus d’une heure entre les fougères, derrière le poney que tirait Gandalf, le hobbit montait une garde attentive, mais la fatigue commençait à le gagner. Scrutant de droite et de gauche en allongeant le pas pour suivre le rythme rapide, il avait la désagréable sensation d’un regard dans son dos, et se retournait souvent. De temps en temps, un frisson agaçant lui parcourait l’échine, mais il finit par maîtriser l’impérieux besoin de faire volte-face et de tirer sa dague. Il coula un regard discret à la faveur d’un coude du chemin – rien. Et il continuait à clopiner, le magicien menant le petit groupe par son infatigable volonté. Mais à plusieurs reprises, cette sensation horripilante reprit le hobbit. Il résista encore au besoin de se retourner, poursuivant sa marche. À nouveau un petit regard de biais – toujours rien. Mais par intermittence, sa nuque picotait avec insistance.
Soudain il n’y tint plus. Avant qu’il eût le temps de réfléchir, il se trouva agir en dépit de toute raison. Gerry sortit son trésor de son logement et le serra fermement dans sa main. Il concentra son attention sur les pouvoirs qu’il attribuait à son Anneau de puissance, durcissant sa volonté tandis que croissait le désir vital de se retourner pour faire cesser la sensation d’un regard prédateur dardé sur sa nuque fragile. Le poney, à quelques toises devant lui, disparut un instant, masqué par les branches basses d’un énorme châtaignier. Gerry était parvenu à rassembler un courage et une conviction que seul pouvait lui conférer son anneau magique. Après une profonde inspiration, il rangea son trésor, prêt à dépasser sa peur.
Suivant de près les pas de Gilles trottinant devant lui, le hobbit bifurqua brusquement derrière le châtaignier et s’esquiva silencieusement en y grimpant, aussi vif qu’un furet en chasse. De proche en proche, de solides branches s’élançaient avec vigueur du tronc vers la canopée. Parvenu à plus d’une perche de hauteur, il cala son dos contre le tronc rugueux et prit appui des deux pieds sur des ramures souples et solides. Calmant sa respiration, il constata que l’horrible sensation d’examen furtif l’avait quitté. Passant du soulagement viscéral à l’alarme lucide, il se rendit ensuite compte de son audace : Gandalf s’éloignait avec le poney et toutes leurs provisions, alors que Gérontius Touque, muni de sa fronde et de sa belle dague, attendait tranquillement le passage d’un… d’un quoi exactement ? Au moins ne tarderait-il pas à savoir ce qui approchait. Car son anneau lui avait conféré cette certitude : il savait qu’une créature le suivait !
Après quelques secondes qui lui parurent une éternité, il perçut une progression furtive : un animal alternait avancées et reniflements, non loin du châtaignier. Gerry respira lentement et profondément pour calmer sa peur. L’animal était maintenant au pied de l’arbre. Le semi-homme percevait clairement sa respiration saccadée et ses grognements indécis. La bête contourna l’arbre et – Gerry se figea d’horreur ! – s’y appuya d’une main pleine de longues griffes, couverte de poils bruns et entaillée d’une longue estafilade !
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