La maraude du Vieux Touque

Chapitre 23 : Les fantômes d'Eregion - Curunir

3183 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/12/2019 21:04

Leur fuite fut rapide, portée par un espoir allègre. Gandalf autorisa quelques courtes pauses pour sustenter le petit groupe. Il manquait quelques provisions, que le poney avait probablement semées dans sa course éperdue. Mais le magicien insista pour poursuivre leur fuite jusqu’à la nuit tombée.

Ils s’installèrent alors dans les ruines d’une ancienne demeure. Ils disposaient d’eau et de l’opportunité de faire un feu, que l’on pouvait dissimuler. Le poney bénéficia même d’un logement indépendant avec de grandes brassées de graminées. Ils eurent la joie de faire une toilette complète et Gandalf renouvela les pansements de Gerry. Les deux compagnons confectionnèrent un vrai festin. Le hobbit, qui appréciait les efforts culinaires du magicien, se resservit trois fois, le petit convalescent abusant autant que possible des attentions de son tuteur, qui se sentait un peu coupable.

Ils s’adossèrent confortablement et bourrèrent leurs pipes. Gandalf goûta le calme dépouillé et relaxant de cette cérémonie du soir. Gerry la vivait comme un véritable luxe, après les privations et les blessures qu’il avait endurées. Encore une fois il dut reconnaitre la grande assiduité et le talent de son élève, qui ne tarda pas à produire des ronds de fumée avec autant de maîtrise que lui.

Tard dans la soirée, ils s’appliquèrent à lancer des chapelets de ronds, des anneaux qui s’agençaient en chaînes, et bien d’autres difficultés du même genre, avec une délectation partagée. Profitant des vertus relaxantes de l’herbe à pipe, Gerry constata avec étonnement que son esprit vagabondait tout de même fréquemment sur le thème des anneaux de fumée, du pouvoir de son anneau, et des anneaux de pouvoir. Mais la fatigue le rattrapa finalement. Après une dernière ronde, Gandalf se coucha lui aussi, et tous deux dormirent du sommeil du juste. L’air sain de Houssaye semblait propice au repos réparateur.

Le lendemain, les deux compagnons reprirent leur périple sous un temps clément, remontant vers le nord en brouillant leur piste autant que possible. Aucune rumeur de poursuite ne se fit entendre. Ils poussèrent jusqu’à une combe que connaissait Gandalf et se mirent à l’abri comme la nuit précédente, entre les murs abattus d’une vieille demeure.

.oOo.

Au petit matin, les bois de houx autour de leur refuge en ruine bruissaient du doux tapage des oiseaux. Un rai de lumière vive vint frapper le mur de pierre, au-dessus de Gandalf.

Il se réveilla en sursaut, animé d’un mauvais pressentiment.

Après un effort, il identifia ce qui l’avait tiré des limbes : le gazouillis avait cessé. Le magicien se reprocha son réveil tardif : le hobbit était déjà levé, probablement en cours de pillage de leurs réserves chèrement sauvées.

Intrigué, Gandalf appela son compagnon. Après quelques secondes, une petite voix, anormalement hésitante et contrite, lui répondit d’au-delà du bâtiment :

– Je suis là, Gandalf ! 

Le magicien, à présent inquiet, saisit son bâton et son épée et sortit à grands pas dans la lumière. Il découvrit avec horreur le hobbit à la merci de ses ennemis ! Gerry, agenouillé devant un bassin de pierre, avait les mains attachées dans le dos. Un homme au teint olivâtre et au regard mauvais lui tenait la tête rejetée en arrière, avec un coutelas sur la gorge.

Trois tireurs postés en embuscade autour des ruines, tenaient en joue le magicien. Il leur jeta un regard noir, comme s’il s’apprêtait à les foudroyer pour de bon.

Mais la Voix du Maître des rôdeurs noirs se fit entendre, calme et sûre d’elle, un peu à l’écart :

– Vous m’avez fait courir, Errant Gris ! 

Le magicien fit rapidement un tour d’horizon. À sa droite et à sa gauche, quelques guerriers du clan Ardelaigh le menaçaient d’une pique, d’un glaive ou d’une flèche, prêts à fondre sur lui. À leur tête, le neveu, qui semblait avoir trahi son chef et oncle pour s’allier aux rôdeurs noirs, toisait Gandalf de sa haute taille, avec un horrible rictus de triomphe. Le vieillard gris était encerclé !

Désemparé, il hésitait. Toute tentative, périlleuse même pour lui, se solderait certainement par une mort abominable pour le jeune hobbit. La gorge serrée, le magicien pensa à la lettre du Thain, le priant de prendre soin de son chenapan de fils et surtout de le ramener à sa mère…[1]

– Remettez-nous votre épée ! Sinon votre protégé visitera promptement les salles de Mandos ! … si vous croyez toujours à ces billevesées !

Gandalf raffermit sa poigne. Il n’était évidemment pas question de se rendre. Qui sait à quels crimes se livreraient ces brigands une fois le magicien désarmé ? Il s’avança lentement sur le gazon, une braise couvant dans son regard courroucé. Il avait gagné quelques mètres...

Le bourreau, en tirant en arrière la tête de Gerry, hurla au magicien de ne plus bouger et de se débarrasser de ses armes. Alors Gandalf s’arrêta, s’appuyant sur son bâton, tâchant malgré sa colère de prendre l’air d’un misérable vaincu, et planta son épée dans l’herbe, devant lui.

La Voix du Maître reprit d’un air triomphant :

– Il était très habile, vieille barbe grise, de nous monter les uns contre les autres ! Mais cette fois vous avez fourré votre nez trop loin, maître furet ! Le Maître vous connait ! D’où que vous veniez, vous allez y retourner ! Mais confiez-moi également votre bâton… Entre vos mains sournoises, il peut s’avérer plus qu’il n’y parait !

Un homme vêtu de cuir sombre et de drap vert approcha pour entraver le magicien avec des chaines d’argent.

– Voici un souvenir de feu Eregion… nargua la Voix avec un sourire mauvais.

Gandalf allait devoir jouer le tout pour le tout, risquant la vie de son protégé et comptant sur la chance. Mais notre magicien n’eut pas l’occasion de montrer son habileté et le chef des rôdeurs noirs ne termina pas sa phrase.

Un éclair déchira l’air, tandis que le forban était violemment projeté en arrière et s’effondrait une perche[2] plus loin. L’homme qui tenait Gerry sous la menace de sa lame tomba lentement sur le côté, le corps tétanisé et la tête entièrement carbonisée. Le petit hobbit gisait inanimé, comme une poupée de chiffon abandonnée.

Des hommes bondirent on ne sait d’où, vêtus d’un tartan bleu et vert. Les archers lâchèrent une volée dans leur direction et se replièrent précipitamment. Mais les assaillants, nombreux et dirigés avec talent, firent rapidement place nette.

.oOo.

S’avança alors un homme vêtu d’une riche robe immaculée. Sa haute taille et sa prestance annonçaient un grand seigneur. La clairvoyance et le savoir de bien des âges se lisaient dans son regard profond, et la détermination sur son front noble et volontaire. D’un geste d’autorité de son bâton blanc, il lança les guerriers qui le flanquaient, à la poursuite des fuyards.

Le sage vénérable à la longue barbe poivre et sel, s’approcha de Gandalf et tendit sa main vers le magicien gris. Gandalf le reconnut, mit un genou en terre et s’inclina respectueusement :

– Saroumane…

– Relevez-vous, mon ami… sussura le nouveau venu, d’une voix grave et rassurante, après quelques instants pour savourer la situation. D’un geste altier et compatissant, il releva Gandalf. Celui-ci se précipita vers le hobbit inconscient. Il le ranima et s’assura qu’il ne souffrait d’aucune blessure. Mais le manque de déférence de Gandalf indisposa le grand Saroumane, qui venait pourtant de rétablir – et avec quel brio ! – une situation particulièrement compromise :

 – Votre compassion honore notre ordre, Mithrandir, mais n’avez-vous rien de plus utile à faire que de materner un petit garçon désobéissant ? Êtes-vous certain de choisir vos priorités avec suffisamment de discernement ? La voix était celle d’un maître éminent ramenant la quiétude dans une classe de jeunes gens turbulents.

Secoué de tremblements nerveux, le hobbit grelottait, recroquevillé sur le gazon, incapable de réagir. Gandalf, alarmé par l’état de son compagnon, avait cherché une blessure, sans en trouver. Il ramassa ses effets, releva et rhabilla la petite personne, amaigrie par le voyage en pays sauvage. Gerry se laissa faire comme un enfant malade. Saroumane s’approcha, l’air docte et vaguement impatient :

– Votre compagnon a besoin du sommeil de l’oubli. Laissez-moi faire ! …

Ce ton du guérisseur dans la plénitude de son art ne laissait pas d’alternative. Gandalf s’écarta avec espoir et reconnaissance.

– … Regardez-moi dans les yeux, mon jeune ami ! Votre peur se dissout dans le sommeil ! … énonça le magicien blanc avec une voix de basse, doucement autoritaire mais irrésistible.

Puis il passa sa main dans les boucles blondes du hobbit qui se détendit, s’allongea et s’endormit aussitôt, avec une respiration ample et calme.

– … Il ne gardera aucun souvenir de cet épisode. Vous devrez le lui raconter, quand et si vous le jugez nécessaire, mais soyez circonspect ! prévint Saroumane, les yeux mi-clos.

Gandalf porta le hobbit à l’abri dans le bâtiment et le couvrit. Perturbé et inquiet, il rejoignit Saroumane pour tenir conseil à propos des derniers événements. Les deux magiciens s’éloignèrent pour converser.

– Je voudrais m’ouvrir à vous d’événements inquiétants… commença à voix basse le magicien gris.

– Lorsque Gandalf parait, la tempête s’éveille dans son sillage ! Vous êtes si souvent au cœur de la tourmente… Mais je vous écoute, mon ami. La voix suave du général s’adressait avec confiance à un aide de camp éprouvé de longue date.

– Eriador n’est plus gardée ! Les rôdeurs d’Arnor ont évacué les contrées au sud de la grande route de l’Est. Je n’ai pu en rencontrer aucun depuis le gué de Sarn jusqu’à Thalion et aux Hauts de Sud ! Et tous mes messages sont restés sans réponse !

– Cette absence et ce silence sont préoccupants, j’en conviens. Mais je me suis depuis longtemps défendu de ne compter que sur un seul allié. Il n’y a plus rien à attendre des restes épars des Dúnedain d’Arnor, je le crains. Leurs lignées ont failli depuis longtemps…

– Pourtant, ils sont fiables, et c’est beaucoup de nos jours.

– Ils ne serviront pas l’Ennemi de leur plein gré, je vous l’accorde. Mais de quoi sert une force qui s’étiole dès qu’on lui confie une mission ? Vous n’avez donc aucune nouvelle ?

– Leurs messages laissés sur les routes sont brouillés. J’attends des nouvelles du Nord qui tardent à venir… je crains que des espions ailés n’assistent leurs ennemis, et que nos mouvements soient plus connus que nous ne le pensions.

– Mon cher Gandalf, votre route s’écrit en lettres de feu ! Pour qui sait percevoir les signes, vous avez laissé une trace flamboyante parfaitement évidente depuis votre halte de Thalion ! Comment s’étonner que vos manœuvres soient traversées ?

Le ton moqueur n’était mêlé d’aucune nuance de bienveillance. Gandalf passa outre :

– Je ne m’explique la défaillance de mes amis, que par une offensive de grande envergure. Ces hommes, ces rôdeurs noirs, nombreux, bien équipés et pourvus d’or, espionnent l’Eriador. Ces cavaliers terrorisent les faibles et achètent les âmes vénales. Ils ne reculent devant aucune menace ni aucune violence et recherchent je ne sais quoi… Un de leurs groupes est passé par Tharbad et s’est aventuré aussi loin que Thalion, et d’autres se sont dirigés vers la Comté. À l’évidence ils venaient d’au-delà du fleuve, mais je ne connais, au sud du Gwathlo, aucune puissance capable d’entretenir pareille troupe ! Qui peut bien les avoir envoyés ?

Saroumane le Grand toisa Gandalf d’un regard condescendant :

– J’ai repéré ces rôdeurs depuis plusieurs mois. Ils viennent évidemment de l’est, où leur maître les équipe et les entraîne. Leur allégeance parait sans faille… Leur capitaine, en particulier, qui s’est fait appeler ‘La voix du Maître’ paraît très opiniâtre. Je soupçonne quelque magie noire…

– Nous avons été poursuivis sur de nombreux milles. Leur capitaine a offert une forte récompense d’argent pour notre capture.

– Une récompense pour chasseur de primes ! La notoriété dont vous vous vantez ne peut que nous desservir, Gandalf ! La voix avait perdu son ton suave, animée seulement par l’agacement et, peut-être, un brin de jalousie.

– Ils comptaient nous exécuter ! Leur violence ne vous a pas échappé…

– Je ne crois pas que votre jeune ami n’ait le moindre intérêt, ni pour vous, ni pour vos assaillants. Vous êtes toujours au cœur de la tourmente, car vous la provoquez. La voix dure de Saroumane était à présent celle d’un père courroucé mais juste, peiné de devoir sévir.

– Je voudrais découvrir d’où ils viennent.

– Je sais d’où ils viennent, le coupa Saroumane. Et je m’occupe d’enrayer cette menace, comme vous l’avez certainement remarqué. J’ai fait alliance avec un clan de Dun, pour contrer l’influence néfaste de ces rôdeurs noirs sur les tribus des montagnes. Lorsque j’en aurai fini avec eux, leur corporation aura été chassée d’Eriador. Vous ne semblez pas avoir compris qu’un pouvoir est en passe de se lever, Mithrandir !

Le ton de Saroumane ne souffrait aucune réplique. Il poursuivit, avec la prestance d’un grand commandeur des armées :

– Une lutte d’influence vient de commencer, nous devons garder le contrôle des régions occidentales coûte que coûte, sans quoi nous tomberons. Je fais mon affaire de cette guerre. 

Le magicien blanc entraîna Gandalf vers les ruines, laissant ses conclusions en suspens un moment. Puis il se tourna vers son subordonné et lui signifia d’un air sévère :

– Le sillage de vos démonstrations éclatantes se suit comme une traînée de feu dans la nuit. Vous avez gravé « Gandalf pratique ici sa magie flamboyante » en éclairs discernables depuis tout l’Eriador. Votre vœu d’humilité semble s’étioler dans la fumée de l’herbe à pipe… Ou serait-ce le désir et le besoin de briller ? Je ne saurais trop vous conseiller de modérer votre ardeur, et d’appliquer vos facultés à la persévérance et à l’efficacité ! Faute de quoi votre charge devrait vous être retirée…

Devant le visage livide et les lèvres serrées du magicien gris, Saroumane reprit d’un ton plus conciliant, comme envers un élève réprimandé, mais très aimé :

– Croyez que je le regrette. Vous attirez trop l’attention sur vous. Je vous prie instamment, dans l’avenir, de vous montrer plus circonspect. Promettez-moi de ne plus déployer la plénitude de votre puissance qu’à bon escient, sans témoins. Mais sans doute chacun doit-il agir selon ses aptitudes… Cette lutte est mienne, désormais. Aidez vos amis Dúnedain à recouvrer leurs forces, s’ils le peuvent, quoiqu’à mon avis ils n’en valent pas la peine… Contre les rôdeurs de l’Est, je vais déchaîner la fureur vengeresse des Dunéens. Il est temps de briser cette toile avant que l’araignée de parvienne à terminer son tissage !

Le clan qui avait prêté allégeance à Saroumane s’était montré d’une redoutable efficacité. En quelques instants, les guerriers du clan Ardelaigh avaient été maîtrisés et entravés. Seuls la Voix du Maître et un de ses comparses étaient parvenus à s’enfuir grâce à leurs montures. Les hommes capturés se tenaient à présent à genoux et liés les uns aux autres, devant une colonne de marbre couchée. Leurs têtes lasses et résignées dodelinaient, courbées sur leurs poitrines. Ils semblaient n’entretenir aucune illusion quant à la clémence de leurs vainqueurs. Avec un hurlement triomphal, le chef de la troupe au tartan bleu et vert s’approcha sous les vivats de ses guerriers. Brandissant soudain sa grande hache de combat, il décapita l’un après l’autre les quelques survivants, sans autre forme de procès !

Gandalf, qui se précipitait, fut retenu dans son élan :

– Non, Mithrandir ! Ce peuple fait la guerre à sa façon. De quel droit les jugeriez-vous, vous que l’on n’a pas chassé de ses terres ancestrales ? Du reste, vous leur êtes redevable par la loi du sang : sans eux, ne seriez-vous pas ici, à pleurer votre jeune ami ? Car il s’agit d’une guerre sans pitié, dont l’enjeu est le pouvoir dans le Nord et la liberté de chaque peuple de forger son propre destin. En vérité je vous le répète : je ne peux pas plus que vous, laisser de témoin derrière nous… 

Gandalf s’inclina, la mort dans l’âme. Son supérieur l’avait rappelé à l’ordre à maints égards. Ébranlé dans ses convictions, il hésiterait désormais, à s’ouvrir de ses difficultés à l’illustre sage.

Les cadavres eurent droit à une sépulture dans la façon du pays de Dun, mais sans les honneurs rendus aux ancêtres. Les corps furent placés en tas dans une faille rocheuse. L’entrée effondrée garderait le secret de ces morts pour l’éternité, à moins que leur clan ne les découvre et que la vengeance ne propage sa hideuse fatalité aux générations suivantes.

Une fois seul, Gandalf adressa une dernière pensée à ces hommes déracinés. Leur chef avait recherché une alliance dangereuse et contre nature, mais c’était l’amertume qui les avait mus, et ils n’avaient pas mérité pas cette mort déshonorante.

.oOo.

NOTES

[1] Vous la trouverez en annexe… si vous parvenez sans encombre jusque-là !

[2] Une perche est une distance d’un peu moins de 6 mètres.

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