La maraude du Vieux Touque

Chapitre 20 : Les fantômes d'Eregion - Les marais aux cygnes

1540 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/12/2019 18:32

La rive nord s’effaça derrière les joncs et les roseaux. Le crépuscule jeta ses derniers rayons orangés au moment où les arbres séculaires du débarcadère achevaient de se consumer. Les trois cygnes nagèrent sans faiblir durant quelques milles, suivis docilement par un magicien pensif et un hobbit cahotant parmi les paquets chargés sur le poney.

Les silhouettes, élégantes et énigmatiques, des oiseaux mus par une mémoire ancestrale, trouvaient leur voie entre les fonds impraticables, les sables boueux, les étendues de roseaux et de quenouilles des marais, parsemées de quelques nappes de naphtes. Le hobbit ne se sentait pas plus qu’un paquet lui-même, tant la lassitude des rigueurs physiques et morales, accumulée ces derniers jours, l’isolait du monde extérieur. La fatigue avait anesthésié toute douleur : il n’avait plus froid, ne ressentait – presque plus – la faim, et percevait le clapotis des pas de ses compagnons de façon très distante.

Ils cheminèrent dans le labyrinthe végétal et aquatique, jusqu’à ne plus guère distinguer les cygnes noirs qui continuaient leur voyage, imperturbables. Des insectes affamés harcelaient les voyageurs et le poney. Le petit groupe progressait depuis deux heures dans la direction de l’est, lorsque les trois cygnes s’arrêtèrent.

Hésitants, déconcertés, allongeant le cou et claquant du bec, les animaux revenaient de quelques pieds en arrière comme trois vieillards indécis du chemin pour regagner leur foyer.

Gandalf s’approcha, dubitatif. L’eau lui montait jusqu’au genou. Le poney frissonna, réveillant à moitié le hobbit hébété, et se rapprocha du magicien. Le manège des cygnes noirs, qui se prolongeait, inquiéta le vieillard. L’eau sombre semblait huileuse autour de ses pieds. Un relent soudain de viande corrompue et de naphte les prit à la gorge.

Le magicien allait se risquer à faire un peu de lumière lorsqu’Elbereth[1] vint à son aide en démasquant pour un instant le disque presque complet de lune croissante.

Le petit chenal par lequel ils avaient progressé était bordé de part et d’autre par un rideau de roseaux assez dense. Devant eux s’étendait une grande mare aux eaux visqueuses et nauséabondes. Gandalf fit mine de s’avancer vers l’est, à travers la mare. Les trois cygnes vinrent immédiatement lui barrer la route, étendant leurs grandes ailes et se dressant à la manière d’une oie qui cherche à protéger ses petits. Il battit en retraite vers la rive sud du chenal, bordée de roseaux. Les cygnes s’approchèrent, cette fois de façon pacifique. Il réitéra le commandement :

– Edro Annon Gelydh !

Les cygnes noirs courbèrent le cou avec déférence et tristesse. Puis avec un ensemble magnifique, ils prirent leur envol, par le bras de marais où ils avaient conduit les voyageurs. Gandalf murmura :

– Je me demande ce qui a bien pu les inhiber ainsi. Nous sommes pourtant à l’extrémité de ces marais, leur mission était presque accomplie. La mémoire des Elfes de jadis ne nous protège plus guère… Les temps sont devenus bien sombres. Nous allons suivre leur conseil et éviter cette étendue empuantie… Mais d’abord ravivons le souvenir des choses belles et lumineuses !

Il secoua un peu le hobbit et se rendit compte de son état quasi-comateux. Après quelques mots d’encouragement assez lapidaires, il lui expliqua que l’extrémité des marais était proche. Il leur suffisait de contourner la mare devant eux pour atteindre des terres plus sèches et trouver un endroit où passer la nuit. Le magicien saisit la longe du poney d’une main, brandit son bâton de l’autre et commanda :

 – Callaurë siluva [2]

L’extrémité de son bâton irradia lentement d’une flammèche, douce et chaleureuse. Aux rayons dorés se mêlaient des filets de lueurs lunaires et le scintillement sporadique d’étoiles lointaines. Gandalf leva son bâton qui luisait de plus en plus et entraîna le poney vers les joncs. Rapidement la profondeur d’eau diminua. Le magicien écartait les roseaux de son bâton et progressait lentement tandis qu’ils contournaient la mare. Ils avaient parcouru environ la moitié du chemin lorsqu’un nouveau bras de marais surgit devant eux, derrière un écran de quenouilles.

Le poney s’arrêta complètement, couvert de sueur, roulant des yeux affolés et tremblant de tous ses membres. Gandalf dut, pour contraindre Gilles à avancer, saisir les rênes tout près du mors et le guider en chantonnant une petite berceuse elfique. Lorsque le poney consentit enfin à le suivre. Gandalf les engagea pour traverser le chenal dont la profondeur importante le surprit – au bout de deux pas, il avait déjà de l’eau à mi-cuisse. Son bâton levé projetait sur la surface visqueuse la silhouette du hobbit juché sur le poney. Ils atteignirent le fond du bras d’eau, Gandalf peinant, enfoncé dans la fange jusqu’à la ceinture. Le poney fut à nouveau effrayé, cette fois par de grosses algues qui lui frôlaient les pattes. Gandalf à nouveau chantonna en elfique. Le groupe commençait à remonter vers la berge opposée, lorsque Gerry ânonna dans un souffle :

– Quelque chose respire dans la mare… 

En effet un bouillonnement avait commencé à écumer à l’endroit où le bras d’eau donnait sur l’étang. Une puanteur insupportable les assaillit. Ils s’arrêtèrent, subjugués par l’horreur. Le poney tremblait à nouveau comme une feuille, tétanisé et incapable de répondre à l’énergique traction de Gandalf.

Soudain un bras surgit de la puante effervescence et s’abattit sur la tête de Gerry. Ce n’était pas un bras humain, ni même de troll. C’était comme une liane vivante, forte comme une racine centenaire mais agile comme un serpent. Elle saisit le hobbit, s’enroulant autour de son cou, et l’attira à l’eau avec une force irrésistible. Le poney se rua en avant, terrorisé.

Gandalf ne chercha pas à retenir l’animal ! Il tira son épée et se précipita pour secourir le hobbit, qui se débattait comme un lapin qu’une fouine vient de saisir au collet. Le magicien s’apprêtait à foudroyer la liane mais se ravisa tellement la mêlée était confuse. Il laissa flotter son bâton qui illumina l’eau par en-dessous et plongea la main dans le bouillonnement. Il parvint à saisir un pied du hobbit et tira pour le sortir de l’eau. La face renversée et convulsée de Gerry tentait désespérément d’inspirer. Gandalf put enfin s’attaquer au monstre en frappant violemment de taille. Mais l’eau entravait ses coups.

Enfin le bras, à moitié sectionné, se raidit en lâchant le hobbit. Une chair putride et luminescente s’échappa de l’entaille. Le bouillonnement, reculant, devint verdâtre et phosphorescent. Le membre blessé y disparut mais des vapeurs suffocantes obligèrent Gandalf à fuir précipitamment. Il ramassa son bâton et gravit la berge, le hobbit haletant sous le bras. Un coup d’œil en arrière lui montra que le monstre avait battu en retraite jusqu’au milieu de la mare. Sans demander son reste, Gandalf s’éloigna, ahanant derrière le sillage de boue qu’avait laissé le pauvre Gilles.

Comme le magicien l’avait annoncé, ils étaient parvenus à un terrain plus sec.

– Vous n’avez rien de cassé ? haleta Gandalf.

– Ça me brûle terriblement. Mais je respire déjà mieux… 

Le cou du hobbit était lacéré et couvert de pustules répugnantes. Gandalf ne put rien y faire sur le moment, hormis débarrasser les plaies de la substance visqueuse et piquante qui les recouvrait.

– Vous n’avez rien perdu ? s’enquit le magicien en rengainant son épée et en nettoyant son bâton.

– Je ne crois pas, répondit Gerry en tâtant sous son aisselle. Le geste n’échappa pas à Gandalf, qui avait posé la question à dessein. Il ajouta :

– Oui, je vois que vous avez toujours votre aumônière. 

Le hobbit prostré, étendu sur le dos, bien loin de ces subtilités un peu mesquines, s’appliquait seulement à respirer. Gandalf le déshabilla, essora ses vêtements et les lui remit. Il résista à la tentation d’explorer la poche gousset où Gerry rangeait son herbe à pipe, mais il ajouta sournoisement : « Votre herbe doit être toute mouillée », mais le semi-homme ne réagit pas.

Gandalf jeta un regard de commisération sur le hobbit, tant pour ses blessures que pour le poids de son supposé fardeau. Le magicien prit le petit corps dans ses bras et se remit en route en grommelant :

– Espérons que nous ne reverrons jamais une horreur pareille !

Il se passerait en effet de nombreuses années avant qu’il ne la revoie. Mais son membre sectionné aurait alors repoussé…

.oOo.

NOTES

[1] Elbereth est la reine des étoiles et puissance tutélaire des Elfes.

[2] Que resplendisse la lumière des lumières !


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