La maraude du Vieux Touque

Chapitre 19 : Les cavaliers noirs - La porte des Noldor

2378 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/12/2019 17:15

La progression rapide des fugitifs ne satisfaisait pas Gandalf, qui ne cessa de scruter vers l’arrière, à partir de la pause de midi. Autour d’eux la magnifique journée de printemps s’épanouissait, les insectes bourdonnaient et la température grimpait. Une petite brise d’ouest soulevait de petits nuages de pollen. Le hobbit sommeillait sur son poney, à l’heure où, en été, il se serait étendu à l’ombre d’un noyer pour une sieste crapuleuse en accorte compagnie. Gandalf peinait parfois à maîtriser son étalon, il était inquiet et percevait la rumeur d’un effort implacable derrière eux. Le magicien voulait à toute force atteindre les marais aux cygnes, où il espérait semer leurs poursuivants.

La journée s’écoula dans une cavalcade permanente, qui épuisait les montures. Le magicien, très tendu, écourta la pause de fin d’après-midi. Après une chevauchée effrénée, ils parvinrent enfin en vue du grand fleuve – Mitheithel, la Fontgrise. Les vallons herbeux étendaient leurs pentes douces au loin jusqu’à de larges champs de roseaux et de quenouilles, égayés de proche en proche par quelques saules. Des nuées d’échassiers survolaient les marais devant eux et le fleuve en aval, loin sur leur droite. Les voyageurs scrutaient l’est, à l’abri des derniers arbres clairsemés de la prairie. Le salut se trouvait à deux heures de chevauchée devant eux. Ils entamèrent bravement cette dernière étape, sous une douce brise.

Mais après une heure et demie d’un cheminement circonspect, Gandalf s’arrêta, comme oppressé par une sensation d’insécurité. Le vent charriait à présent des nuages gris cendre. Les champs de graminées ondulaient de vagues rapides, comme une mer que creuse le grain tout proche.

Scrutant l’horizon de sous son chapeau aux larges bords, le vieillard tenta d’apercevoir le marais au-delà des vastes étendues d’herbes hautes. Il ne repéra que quelques saules semés ci et là. Pourtant il le sentait – d’autres brigands les attendaient devant eux, disposés en filet prêt à se refermer sur leur proie.

Le magicien réunit quelques brassées de tiges sèches, les lia en fagots et répartit la charge sur les chevaux. Ils choisirent une infime dépression qui semblait déboucher vers le nord du marais et s’y engagèrent, tirant leurs montures par la bride et prenant soin de demeurer dissimulés dans les herbages.

– Pourquoi choisir cette voie, Gandalf ? Ne vaut-il pas mieux que vous fonciez tout droit en pourfendant les cavaliers devant vous avec vos éclairs ?

– Vous ne craignez pas encore suffisamment nos ennemis, jeune Touque ! A découvert et sans l’effet de surprise, nous sommes plus vulnérables que vous ne l’imaginez. En nous montrant trop tôt, nous courons le risque qu’ils se rassemblent et s’en serait fait de nous. Je sens d’ailleurs la poursuite derrière nous s’accélérer. Nous devons dissimuler notre approche et frapper par surprise un point faible de ce rideau de guetteurs que je sais devant nous. Notre meilleure option est de nous cacher aussi longtemps que possible jusqu’au point de passage que je connais. Après la traversée, tout ira bien, pour peu qu’ils ne soient pas immédiatement sur nos talons… À présent silence ! Notre espoir est dans la discrétion et non dans le combat à outrance.

Les voyageurs, faisant des vœux pour ne pas avoir déjà été repérés, cheminaient depuis une heure, lorsqu’une petite grive vint voleter autour de Gandalf, mais sa visite ne dérida pas le magicien. Il la renvoya d’un air excédé. Quelques milles plus loin, la petite dépression s’était fondue dans la plaine. Le magicien envoya le hobbit en éclaireur et ils progressèrent plus lentement. Ils parvinrent à l’extrémité des terres de graminées et de fleurs des champs. Le magicien concocta quelque mélange secret qu’il saupoudra sur les fagots dont leurs montures étaient chargées.

Le hobbit anxieux revint alors en catimini faire son rapport : un cavalier montait la garde, non loin d’un grand saule devant eux. Le bandit n’était pas très attentif, mais il ne dormait pas… Une idée germa dans l’esprit de Gandalf :

– Tenez, Gerry. Voici un baume de sommeil que m’a offert une reine des Elfes pour lutter contre mes insomnies. Vous sentez-vous capable d’en asperger ce brigand ? 

Cette mission n’enthousiasmait guère le jeune Touque, mais la perspective de semer définitivement leurs poursuivants le décida. Il fit un large tour, progressant du pas furtif et sans trace des Hobbits. Le garde, assis sur sa selle disposée au pied d’un saule pleureur, avait laissé vaquer sa monture, qui s’était un peu éloignée vers la rivière. Le rustaud, indolent et vautré le dos au saule, observait de temps en temps vers le nord-ouest, sans grande conviction. Le hobbit se comporta avec une grande maîtrise malgré son appréhension.

Il s’approcha jusqu’à quelques toises dans le dos du guetteur et s’apprêtait à propulser le petit sac de pollen elfique dans les branches au-dessus de sa victime, lorsqu’il perçut une présence. Un prédateur progressait silencieusement entre les herbes pour se placer dans son propre dos – un chien noir !

Il n’eut que le temps d’armer son jet. Le sac de pollen atteignit la gueule du monstre en plein bond et Gerry roula dans l’herbe pour l’éviter.

Lorsqu’il se releva, tentant d’armer sa fronde d’un caillou pris dans sa poche, l’animal gisait couché sur le côté, la gueule dodelinant. Lui-même ne se sentait pas très vaillant. Le hobbit vit avec soulagement le monstre reposer sa tête et s’endormir, mais il n’entendit pas venir l’homme qui le saisit au collet au moment où lui-même perdait connaissance.

Il fut ranimé par une volée de gifles violentes. Gerry voulut se protéger mais ses poignets meurtris étaient liés dans son dos. Une voix rauque et haineuse siffla :

– Alors voilà le petit rat des cantons ! Et maintenant tu vas me dire où tu l’as mis…

La conscience revint à Gerry avec un terrible mal de crâne. Le contenu de ses poches était répandu entre les racines du saule, entassé sur un chiffon douteux : ses pièces de monnaie, quelques camées – gages sans retour d’amours oubliées - deux pierres, sa fronde et sa dague. Son aumônière gisait béante sur le sol et son gilet était ouvert. La poche intérieure ventrale en était déchirée, mais le gousset à tabac sous son aisselle était miraculeusement passé inaperçu. Le trésor du père Sonnecor avait échappé à la fouille du scélérat, qui certainement ignorait tout de l’herbe à pipe…

Combien de temps pourrait-il tenir face au gredin ? Que lui arriverait-il lorsqu’il aurait cédé le trésor ?

– Je ne sais pas de quoi vous parlez !

Une volée de coups récompensa cette réponse courageuse. Gerry hurla. L’homme qui s’impatientait tira une rapière.

– La prochaine fois c’est avec ça que je vais te faire couiner ! Où l’as-tu mis ?

Le hobbit sentit que l’anneau d’un vieux hobbit pétuneur d’herbe à pipe, ne satisferait pas pareil gredin.

 – Ce n’est pas moi qui l’ai ! gémit Gerry

– Vraiment ? Je l’savait bien ! C’est le vieux vagabond qui l’a, le chef ! Ça doit être vraiment précieux, alors ! Alors tu sers plus à rien ! Merci pour tes petites breloques !

Le rustaud levait son arme lorsque l’épée de Gandalf traversa son crâne de haut en bas.

La masse du brigand s’effondra lourdement sur le côté. Les traits tirés d’anxiété, le magicien se précipita vers le hobbit.

– Vous n’avez rien ?

– Je suis moulu, j’ai mal partout, mais je crois que je n’ai rien de cassé. 

Le hobbit eut droit à une double gorgée d’hydromel. Gandalf lui ceignit son ceinturon, arrangea son aumônière et lui rendit ses effets. Il alla rapidement chercher les montures et installa Gerry sur le poney.

– Vous êtes fait d’une pâte plus résistante qu’il n’y parait au premier abord… Mais qu’entendait-il par « C’est le vieux vagabond qui l’a », s’inquiéta le magicien.

Le hobbit mal en point lui lança un regard qui réclamait pitié :

– Il allait me tuer, j’ai juste tenté de gagner du temps. Pour le coup, admettez-le, vous étiez en retard…

Le magicien ne releva pas et cessa de torturer le malheureux hobbit. Il saisit les rênes de Gilles et la longe des deux pur-sang, puis partit vers l’est.

Les voyageurs avaient à peine parcouru un demi mille, lorsque retentit derrière eux un long appel de cor. L’ombrageux palefroi noir se cabra, dominant Gandalf qui esquiva les coups de sabot grâce à beaucoup d’adresse et un peu de chance. Le magicien lâcha le second cheval qui s’enfuit, et maîtrisa celui-là avec difficulté. L’enfourchant derechef, il appliqua toute sa volonté à contrecarrer les ordres secrets que le fidèle animal avait de toute évidence reçus et compris.

Le sage lança la dernière cavalcade vers le fleuve. Ils entendaient la poursuite converger vers eux à grande vitesse, mais les souvenirs de Gandalf ne lui firent pas défaut. Ils trouvèrent sans hésitation leur chemin parmi les champs inondés et les marais de boue.

Au bout d’une lieue, Gandalf tomba sur une piste des rôdeurs et vida sa réserve de poudre sur le sol. Des nuées d’oiseaux prenaient leur envol à leur passage, ne laissant aucun doute à leurs poursuivants. Ils relancèrent alors les montures au galop, pour parvenir jusqu’à la berge du fleuve.

Un petit quai d’herbe à peu près sèche et ferme, s’étendait entre deux maigres saules pleureurs. Au contraire les abords de la rive alentours présentaient un aspect boueux et indistinct. Cet endroit ressemblait à un débarcadère, bien que Gerry ne vît aucun bac. Devant eux, une grande étendue d’eau, mue par un courant lent mais puissant, se terminait en un dégradé de plantes des marais. Gandalf entonna un court chant elfique en élevant les bras vers l’est :

– Edro Annon Gelydh [1]

C’est alors que trois grands cygnes noirs surgirent des nuages portés par le vent d’ouest et se posèrent gracieusement de concert à la surface du fleuve.

Gerry, assez épaté, regarda les oiseaux nager calmement vers eux.

Gandalf déchargea les fagots des montures et les éparpilla rapidement autour du débarcadère, assailli par des nuées d’insectes des marais. Il y mit le feu avec son bâton, ordonnant une combustion longue et contagieuse. Le feu commençait à prendre et s’étendait résolument, lorsque retentit un nouvel appel de cor, beaucoup plus proche que la fois précédente. D’autres répondirent en écho de plusieurs endroits de leur rive. Le cheval noir dérobé aux brigands se déchaina à nouveau et s’enfuit vers son maître.

Mais les cordes qui avaient maintenu les fagots de la monture n’étaient pas complètement détachés. Dans sa fuite, le cheval noir emporta l’un des fagots en feu. Le magicien remit Gerry sur Gilles, saisit ses rênes et déclara d’un air satisfait :

– Voilà qui va les occuper ! Au fleuve ! Suivons les cygnes ! 

Les oiseaux majestueux courbèrent leur cou gracile devant Gandalf, qui rendit le salut avec gravité.

Gerry bouche bée fit de même – quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas désobéir.[2]

Alors le magicien entra dans l’eau et suivit les cygnes dans la moindre de leurs divagations aquatiques. Et – ô miracle, grâce aux oiseaux, ils parvinrent à trouver un chemin en gardant pied dans le flot puissant ! Gilles, avec Gerry grelottant accroché à son cou, suivait docilement le magicien.

Un quart d’heure plus tard, ils avaient traversé les cent brasses de courant limoneux et atteint le marécage sur la berge sud, mais Gandalf était trempé jusqu’à la taille et entièrement crotté. Trempé lui aussi, et toujours agrippé à la crinière du poney, Gerry entendit derrière lui un sinistre crépitement, tandis que la surface des eaux sombres se couvrait alentours de petites langues de lumières fugitives.

Se retournant, il vit que les saules bordant le débarcadère derrière eux, flambaient d’un feu irréel jaune et vert. On distinguait deux silhouettes se débattant dans les flammes, plusieurs autres tentant en arrière-plan de maîtriser des montures terrorisées. La flambée se voyait de loin, d’autant que l’obscurité commençait à gagner. D’autres spadassins avaient tenté de contourner la fournaise et s’étaient pitoyablement enlisés jusqu’à la taille. Deux d’entre eux étaient parvenus à se dégager et même à rejoindre le lit du courant. Le plus fluet, emporté, avait payé de sa vie l’absurde tentative de vaincre au hasard le courant du grand fleuve. Le second également avait perdu pied et luttait pour regagner la berge nord. Contemplant leur victoire, le magicien était troublé :

– Je n’aurais jamais imaginé que nos poursuivants bravent le feu d’Anor… Quelle force les pousse ainsi ? Quel dommage pour ces arbres vénérables… Mais ne nous laissons pas abattre : profitons de la diversion… 

La pluie s’abattit brutalement des nuages anthracite, alors que les cygnes noirs les entraînaient plus avant au cœur des marais.

.oOo.

NOTES

[1] Que s’ouvre la porte des Noldor !

[2] Saint Exupéry. Le Petit Prince

Laisser un commentaire ?