La maraude du Vieux Touque

Chapitre 16 : Les cavaliers noirs - Brumes

2656 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 07/04/2020 01:13

Gandalf ouvrait la marche. L’œil aux aguets sous son chapeau qui perlait d’humidité, il arpentait les champs d’un pas élastique. Gerry frissonnait, serrait les épaules et tentait de se persuader que tout ceci n’était pas un cauchemar. Même les moutons ne sortaient pas par un temps pareil !

Le premier mille passé, le magicien décida de confier la monture au hobbit : il vaudrait mieux qu’il occupe son esprit, à prendre soin d’aussi malheureux que lui. Car de toute évidence, Gilles n’avait pas plus que son maître, l’habitude de ces sorties aux aurores.

La brume dispersait ses volutes fantomatiques au passage des voyageurs, dans un grand silence. Le hobbit pataugeait dans une herbe grasse et spongieuse, avec une grimace de dégoût.

De temps à autres, Gandalf sifflotait un petit air court et répétitif. Une bruine pénétrante avait entamé sa lente mais inexorable invasion dès la cour du château. La fin de journée laisserait leurs vêtements trempés, malgré la mante du magicien et la cape cirée du hobbit. L’air saturé d’humidité ne propageait même plus les fragrances des arbres fruitiers en fleur des vergers qu’ils traversaient.

Gandalf les guidait : ils avaient quitté Thalion vers le nord-ouest, par les douves du château, qui donnaient dans les champs, sans traverser la ville elle-même. Après un grand tour pour éviter toute rencontre, ils rejoignirent le Chemin Vert, large route pavée conduisant au nord vers Bree, à plus de quatre-vingts milles.

Cette voie avait été nommée ainsi, bien des siècles auparavant, car elle était bordée de grands arbres. On racontait à l’auberge de l’oie saoule, que la double rangée de chênes avait été plantée du temps du Roi. À présent, ils aidaient encore les marchands, par temps de brume, à ne pas s’égarer parmi les êtres des galgals, loin au nord.

Gandalf et Gerry suivirent alors cette route, écoutant avidement les rumeurs étouffées de la campagne et scrutant sans fin l’opaque rideau d’argent qui s’enfuyait devant eux.

Ils marchaient depuis deux heures, lorsque le rythme de leur pas et des sabots de Gilles se ralentit sans qu’ils se fussent concertés, jusqu’à l’arrêt complet. Le magicien avait retiré son chapeau et tendait l’oreille, un discret sourire aux lèvres. Gerry, aux aguets lui aussi, lançait des regards interrogatifs. Mais ce fut lui qui perçut distinctement et reconnut le premier les croassements qui approchaient.

Gandalf, qui ne souriait plus du tout, remit son couvre-chef et leur fit immédiatement quitter la route d’un sillon, le plus furtivement possible. Le harnachement du poney avait été fait de main de maître, et rien ne tintait dans les sacoches et les ballots arrimés sur son dos. À l’abri du brouillard, à l’écart de la route, ils laissèrent passer les croassements, qui semblaient remonter le chemin vert eux aussi, à faible altitude. Une fois le silence revenu, ils attendirent quelques minutes puis retournèrent sur la route, car leur progression y était nettement plus aisée.

– La route est surveillée… Je craignais cela depuis ma déconvenue d’hier, maugréa le magicien.

Le hobbit ne put tout d’abord croire à des corbeaux espionnant la route. Se rappelant pourtant le couple qui les avait précédés à l’auberge, il se rendit à l’évidence et prit pleinement conscience qu’une volonté hostile était à l’œuvre pour les trouver. Le magicien reprit à voix basse, à l’oreille du hobbit :

– Nous allons changer d’itinéraire : au premier pont que nous trouverons, nous suivrons le cours de la rivière vers l’aval, le sud-est. Soyez attentif, je voudrais faire ce crochet et nous évanouir dans cette brume qui nous protège pour le moment.

Ils cheminèrent furtivement dans l’herbe rase au bord de la route, s’arrêtant souvent pour écouter. Puis le magicien rejouait son petit air sec et agaçant, à mi-voix, et ils repartaient.

Une demi-heure après, ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient : un ravin surgit devant eux dans la brume, de part et d’autre de la route. Un pont lançait ses trois arches au travers d’une rivière aux eaux sombres et envahies de renoncules aquatiques.

Des parapets à demi-écroulés bordaient l’ouvrage, solidement bâti mais mal entretenu. Les antiques arcs-boutants plongeaient dans une pellicule vert tendre qui recouvrait les eaux calmes et vaseuses. Le courant infime laissait les têtards flâner entre les algues, tandis que les libellules zébraient de bleu les feuilles rondes et brillantes des nénuphars. Une odeur douceâtre de feuilles en décomposition monta jusqu’à eux. Le petit cours d’eau serpentait mollement au fond d’une dépression d’une dizaine de pieds, et large d’une centaine.

Une fois sur le pont, le magicien scruta le nord comme pour percer la bruine argentée jusqu’au terme de la route.

– La chasse est lancée… murmura-t-il.

Du talon de son bâton, Gandalf traça furtivement un signe au milieu du pont. Choisissant cinq petits cailloux de couleurs différentes, il composa au pied du parapet un message, que seuls les rôdeurs pourraient interpréter. Puis, levant les deux bras au ciel, il entonna un petit air entêtant qu’il répéta trois fois, sa voix finissant par se réduire au bruit d’un vent léger sur une toile d’araignée :

L’ami fidèle toujours revient,

Signe révélé au prochain.

L’étranger passe son chemin,

Marque secrète au commun.

Après un dernier regard soupçonneux vers le nord, le magicien cueillit au bord de la route, une plante épaisse, aux larges feuilles vert foncé, et en brisa la longue tige. À la cassure perla un liquide blanchâtre, dont le magicien barbouilla ses bottes, même sous la semelle. Puis il rejoignit prudemment le hobbit et lui imposa le même traitement, ainsi qu’au poney.

– Voilà qui masquera un peu notre odeur, expliqua-il en réponse au regard étonné de son protégé.

Le magicien recula de quelques pas sur la route, et leur fit faire un détour assez large pour rejoindre la rive droite, en aval du pont. Cette manœuvre fut longue, car il s’efforçait d’effacer leurs empreintes, confiant le poney au hobbit.

La luminosité ayant lentement augmenté, la brume, quoique moins dense, rayonnait d’un argent irréel tout autour d’eux. Ils suivirent durant plusieurs milles la combe qui s’élargissait et recevait le tribut de quelques ruisselets. Gandalf les fit alors descendre au fond du ravin, où ils trouvèrent une venelle de galets. Ils l’empruntèrent, longeant la rivière sur sa rive droite. Par endroits des chemins taillés par les moutons descendaient jusqu’au rivage. Le magicien évitait soigneusement de laisser des empreintes et renouvelait régulièrement le camouflage olfactif du petit groupe. Il rabrouait Gerry à chacune des tentatives du hobbit, d’alimenter la conversation. De temps à autres, il écoutait puis lançait un petit air sifflé, court et répétitif.

Au fil du chemin, le ravin s’élargissait encore et le lit de la rivière devenait plus rocheux, grossissant de petits cours d’eau. La bruine cessa et la brume se délita lentement. Après trois heures de marche interrompues par une courte pause, un pépiement sec se fit entendre. Le magicien s’arrêta net et lança un gazouillis, tendant son bâton en l’air. Bientôt une petite grive vint s’y poser, gringottant furieusement. Le magicien lui répondit sur le même ton, au grand étonnement du hobbit. Le petit animal une fois amadoué, Gandalf écouta attentivement. Après avoir caqueté lui aussi quelques instants, le magicien renvoya la grive. Elle s’envola sans plus de commentaires, s’évanouissant dans les vapeurs qui se dissipaient peu à peu.

– Comment se fait-il que cette grive n’ait pas eu peur ? demanda Gerry,

– Je lui ai expliqué que vous êtes un ami !

Le hobbit, agacé par les façons désinvoltes du magicien à son égard, vida d’un coup toutes ses questions :

– Mais je veux dire : comment n’a-t-elle pas peur de vous ? Et on dirait qu’elle vous comprend ! Comment peut-on parler aux oiseaux ? Et c’est comme si elle vous parlait ! Qu’a-t-elle dit ? Et qu’avez-vous dit, vous ? Et pourquoi parlez-vous à un oiseau, et pas à moi ? Et puis d’ailleurs pourquoi prenons-nous ce chemin ? Vers où m’emmenez-vous ? Que craignez-vous exactement, à la fin ? 

Le magicien toisa le hobbit avec sévérité :

– Comment saurais-je mieux que vous pourquoi des malandrins s’en prennent à un hobbit perdu hors de la Comté ? Que devrais-je savoir que vous m’avez caché ?

Gerry se recroquevilla sur lui-même et vérifia discrètement que son trésor était bien rangé sous son aisselle. Devant son mutisme, le magicien changea de sujet :

– Par ailleurs, pourquoi voudriez-vous que les oiseaux parlent ? Ils communiquent à leur façon d’oiseau. Mais ne vous laissez pas abuser : les volatiles n’ont pas tous la même jugeote. Les moineaux, par exemple, sont comme les Hobbits : sans grande suite dans les idées, hormis concernant la nourriture ! Les corbeaux paient allégeance au fournisseur le plus généreux en charognes. Les pies sont comme les nains, attirées par l’or. Les grives, elles, sont droites et fidèles. Les aigles sont des seigneurs, ils ressemblent aux Dúnedain. Vous devriez savoir tout cela, il suffit d’un peu d’observation !

Le hobbit se tint coi, bien décidé à tourner sept fois dans sa bouche, pour sa prochaine question au magicien. En silence, ils cheminèrent encore et encore au bord de l’eau, y entrant chaque fois que c’était possible. La brume s’était à présent éclaircie, elle ne subsistait guère que dans la dépression que suivaient les voyageurs vers l’est et le sud, au bord du cours d’eau. Ils distinguaient le soleil par intermittence, et Gandalf s’avisa bientôt qu’il était près de midi.

Ils firent halte au confluent avec une rivière importante, qui descendait du nord. Le poney put vaquer et brouter, attaché à une corde, tandis que les voyageurs se restauraient de tourte et de viande froide. Le hobbit, anxieux, ne prit aucun plaisir à ce repas rapide et sans feu. À sa troisième part de tourte, un pâle soleil avait éveillé les insectes de la prairie alentours. La rivière, désormais assez large, roulait des eaux claires sur un lit de pierres. Le hobbit y entrevit quelques truites et des écrevisses. Avec un peu de nostalgie pour les torrents de la Comté, il se baigna les pieds dans le cours limpide, tandis que le magicien emmenait le poney le long de la berge de l’affluent, pour y laisser quelques empreintes trompeuses. Puis le vieillard redescendit le lit du cours d’eau tributaire, et le hobbit lui emboita le pas vers le sud-est, pataugeant à même de la rivière.

– Craignez-vous qu’ils puissent nous trouver aussi loin de la route ?

– Je sens une volonté hostile à nos trousses. Ne traînons pas.

Les voyageurs reprirent leur progression. Le hobbit fut bientôt juché sur le poney et leur allure s’accrut. Quelques petits affluents plus loin, ils firent une nouvelle pause à courte distance de la rivière, alors que le soleil descendait rapidement vers l’horizon occidental. Le hobbit réclama un feu qui lui fut refusé avec fermeté :

– Avez-vous emmené les fagots nécessaires, maître-queux ? 

De fait, aucun arbre ne venait égayer la prairie ni fournir assez de combustible pour un petit pique-nique chaud. Les pauses courtes et les repas froids ne comblaient pas le besoin de restauration de Gerry.

– Mais vous êtes magicien ! Vous pourriez faire du feu !

– J’ai besoin de combustible, comme tout un chacun, Touque écervelé ! 

Le hobbit commençait à souffrir amèrement : il se sentait fatigué, sale, inquiet, et ce qui lui était nouveau, un peu coupable. Toute révolte semblant pour l’heure inutile, il prit son mal en patience. Mais le qui-vive permanent de la fuite usait sa résistance. Il ne le savait pas encore, mais le poison de l’inconfort devait encore lentement se distiller en lui pendant de nombreux jours.

Pour l’heure, Gerry cheminait abattu et les yeux dans le vague, lorsqu’il se figea soudain.

Loin dans la pente, sur l’autre rive, avançait un cavalier, enveloppé d’un manteau et d’une capuche sombres. Pris de peur, le hobbit tourna la tête vers Gandalf.

Le magicien l’avait vu lui aussi, et lui fit signe de ne pas faire un bruit.

Le cavalier avait dû longer la rive opposée et remontait maintenant la pente, sans hâte. Il siffla, et les voyageurs décelèrent alors un gros chien qui humait près de la rive. L’animal rejoignit son maître à son appel et tous deux disparurent vers le nord. Apparemment les pisteurs n’avaient rien repéré.

Mesurant combien la chance leur avait souri, les fuyards reprirent leur progression furtive jusqu’au crépuscule. Ils s’arrêtèrent enfin et avalèrent un repas frugal, accroupis dans l’ombre. Puis le hobbit sombra dans un sommeil inquiet. Ce fut alors qu’il regretta réellement un bon feu : la température s’était abaissée au point qu’ils durent s’envelopper des couvertures en plus des toiles cirées. La nuit fut courte mais le magicien ne dormit que d’un œil. La lune se montra rarement, jusqu'à l’aube grise et froide, qui sonna l’heure d’un nouveau départ morose.

Après une rapide toilette et une collation étique – aux yeux de Gerry – les voyageurs reprirent leur avance sous la houlette d’un Gandalf préoccupé. Heureusement pour le hobbit – et malheureusement du point de vue du magicien – le soleil dissipa assez rapidement les brumes matinales. Le garnement put enfin enfiler une chemise et une culotte sèches, ce qui restaura quelque peu sa combativité.

Le duo longeait la rivière, à présent assez large et rapide, lorsque se profila un gué de galets. Ils perdirent bien du temps à assurer le passage du poney et de Gerry avec la corde, mais Gandalf insistait car c’était selon lui, le dernier endroit pour le faire avant longtemps.

Sur la rive gauche, ils trouvèrent un chemin de portage praticable. La rivière courait à présent au fond d’une vaste cuvette, qui se peuplait progressivement d’arbres en fleurs. Gandalf brûla la pause de milieu de matinée pour rejoindre les avancées d’une forêt. Il les fit obliquer sur leur gauche et quitter la berge pour remonter la pente et atteindre le bord de la cuvette, à l’orée d’une belle forêt d’ormes et de chênes.

Gandalf scruta alors vers le Nord-Ouest. Il surveilla longuement le vol d’une paire de corbeaux qui croisaient d’est en ouest. Soudain les oiseaux noirs furent assaillis par un rapace plongeant des hauteurs. Bien que plus menu, il les contraignit à se poser, avant de s’élever en cercles concentriques. Considérant ces signes comme un bon présage, Gandalf accepta une pause sous l’abri de la forêt.

– Mon cher hobbit, je crois bien que nos poursuivants suivent d’autres pistes que celle de la rivière ! se réjouit-il en croquant un biscuit de voyage.

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