La maraude du Vieux Touque

Chapitre 15 : Le marché de Thalion - Ronds de fumée

2296 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 26/11/2019 21:24

Gandalf sortit de sa manche une superbe pipe à long tuyau. La solide fournaise, vénérable par son antiquité, avait une tête en métal et un foyer d’un bois sombre. Nombre de rides s’étaient évanouies du visage du vieillard. La perspective d’une expérience nouvelle semblait rajeunir le vieux magicien. Ses yeux malicieux pétillaient d’une joie simple si communicative, que le hobbit riant sortit sa petite pipe en terre et la meilleure herbe à pipe dont il disposait.

Après une petite introduction solennelle sur le choix des feuilles, Gerry bourra sa pipe et observa Gandalf faire de même. Le hobbit l’interrompit avec un air de reproche, bourra correctement le fourneau du magicien et lui rendit sa pipe. Il prit ensuite un petit bout de bois du poêle et procéda alors lentement à l’allumage en commentant chacun de ses gestes. Le magicien l’imita en tout point.

Gerry ne s’attendait pas à ce que le magicien toussât pour sa première bouffée, pourtant c’est ce qui arriva !

- Pour aujourd’hui, nous allons nous contenter d’apprendre à supporter la fumée d’herbe à pipe. L’appréciation des saveurs, et a fortiori les ronds et autres figures de fumées, feront l’objet des leçons suivantes, précisa Gerry.

Sur son conseil, Gandalf se reprit et réessaya plus lentement, avec moins de fumée. Après quelques essais, le magicien se détendit un peu et fit ses premiers pas, expirant longuement les volutes.

- Mon cher hobbit, je suis tout à la fois séduit par les arômes de cette herbe à pipe, et déçu du piquant qui agresse ma langue. Il m’a procuré de bonnes sensations durant les toutes premières bouffées, puis rapidement l’agressivité de la fumée a pris le dessus.

La lectrice se doute bien, que ce fut là une occasion rêvée, pour le hobbit, de prendre une revanche méritée sur le vieillard irascible. Il y alla donc franchement :

- Gandalf, je vous trouve quelques peu précipité ! En règle générale, le novice ne peut sentir les arômes qu’à la cinquième ou même la dixième séance. Vous devriez être reconnaissant d’avoir pu capter les douces fragrances de ce Vieux Tobbie.

- Vraiment ? Je vais donc m’astreindre aux exercices que vous me prescrirez.

- Vous ferez bien ! Vous développerez des sensations olfactives beaucoup plus complexes et intéressantes lorsque vous aurez compris qu’un tabac se mérite. Outre le bourrage adéquat, il faut régler l’association entre les feuilles, le degré de séchage, et la pipe que vous avez choisie – je le regrette ! - suivant des critères trop strictement esthétiques…

La leçon se poursuivit tard dans la soirée. Gandalf montrait des dispositions tout-à-fait déconcertantes pour cet art, comme d’ailleurs pour tout ce à quoi il s’appliquait, mais Gerry s’évertua à maintenir son élève dans une studieuse persévérance, en lui laissant entendre qu’un long chemin lui restait à parcourir. Lorsque le magicien eut trouvé le rythme tranquille qui lui convenait, le hobbit sonda son état d’esprit :

- Exposez-moi maintenant, s’il vous plait, quelles sont vos pensées…

Le magicien semblait plongé dans un monde à des lieues de là, son regard serein plongé dans des souvenirs lointains…

- Voyez comme c’est étrange, certaines images remontent, que je n’avais plus caressées depuis une éternité. C’était ainsi : les fragrances des fleurs éternelles enveloppaient les plus perspicaces d’entre nous et leur conféraient une certaine préscience… 

Le hobbit ne comprit rien aux souvenirs de Gandalf, mais il les devina lointains et très personnels, quoiqu’en relation avec les vertus de l’herbe à pipe. Il n’insista pas et laissa le magicien voguer sur ses réminiscences. Après une longue pause, il s’aventura vers d’autres terrains :

- Je me demande ce que font ici ces brigands ! 

Le regard acéré du magicien s’attacha aussitôt au hobbit au travers des volutes.

- Figurez-vous que je me posais précisément la même question. Ils étaient forts sobres à l’auberge, mais ils ont dévoilé leur nature perverse et dangereuse lorsqu’ils se sont sus découverts. Je pense qu’il s’agit d’une sorte d’espions. Mais pour espionner quoi ? Dans quel but ? Et pour le compte de qui ? 

Quelques minutes plus tard, le lent cérémonial de la pipe l’y aidant peut-être, le magicien formulait intérieurement ses premières hypothèses :

- La dague que Gerry leur a subtilisée n’est ni un travail des Nains ni une œuvre des Elfes. Des hommes ont trempé cette lame, mais non des dúnedain. Je ne crois pas que les habitants du Pays de Dun l’aient forgée… Certaines des troupes d’élite du Roi Sorcier, il y a bien longtemps, en avaient d’assez similaires. Mais ces mercenaires provenaient de contrées lointaines très dispersées. Il n’y a plus que des ombres, des orques et des dragons dans le nord… J’ai entendu ces hommes s’exprimer avec une intonation lointaine. Vraisemblablement ces gaillards viennent du Pays Sauvage, de Rhovanion. Mais si c’est bien le cas, pour quelle sombre menée ? Ils sont au service d’un maître puissant et riche, cela au moins semble clair. Que cherchent-ils ici ?

Le magicien n’aimait pas les déductions qu’il enchainait. Le hobbit, qui avait suivi son propre cheminement, interrompit ses réflexions :

- Ce sont peut-être des rôdeurs ?

- Qu’est-ce qui vous faire proférer des absurdités semblables ? Ne vous ai-je pas expliqué ce que sont les rôdeurs ? rugit Gandalf, en manquant à nouveau de tousser.

Le hobbit se tassa dans son fauteuil et poursuivit d’une petite voix :

- En effet, vous m’avez parlé des descendants des Dúnedain. Il s’agissait d’un grand peuple. J’imagine que vous ne les connaissez pas tous personnellement ? Je pensais à des rôdeurs qui auraient mal tourné. En tout cas je les ai trouvés déterminés comme des hommes qui savent ce qu’ils veulent. Ils sont équipés et habillés de façon analogue, pour courir les pays sauvages. On aurait dit deux frères.

Les arguments de Gerry, bien que naïfs au premier abord, intéressèrent le magicien :

- Il y a sans doute du vrai dans ce que vos observations. En effet, ce sont des hommes des pays sauvages, accoutumés à rôder en bande organisée. Mais ce ne sont pas des rôdeurs d’Arnor, loin s’en faut !

Une nouvelle pause laissa aux voyageurs le temps de tirer quelques bouffées apaisantes. La curiosité hobbite finit par reprendre le dessus :

- Quelle course si urgente avez-vous menée aujourd’hui ?

- De mes allées et venues je ne vous rendrai point compte, maître pétuneur ! Sachez seulement qu’elles étaient nécessaires. Je crois que je vais encore réfléchir un peu à tout cela, avec l’aide de votre herbe à pipe. Je dois décider de notre itinéraire et je suis encore indécis. Allez dormir, tant que vous le pourrez. Vous avez bien mérité de votre père, aujourd’hui !

.oOo.

Le hobbit, fourbu en effet, alla s’allonger. Tard dans la nuit, il eut entre deux rêves la vision du magicien, tirant de petites bouffées de sa grande pipe, ressassant les événements et les découvertes du jour.

Gandalf évaluait leurs chances de passer au travers des mailles d’un filet qu’il sentait se resserrer autour d’eux. Sa course secrète l’avait mené loin au nord, par le Chemin Vert puis dans les collines des Hauts. Il y avait cherché des amis, qu’il n’avait pas trouvés. Au lieu des nouvelles et de l’aide escomptés, il n’avait trouvé qu’un campement déserté à la hâte quelques jours auparavant... À cela s’ajoutait à présent l’agression de Gerry. Gandalf était troublé, mais il avait décidé, comme bien souvent, de porter seul cette inquiétude.

Gerry de son côté sombra dans un rêve agité : des cavaliers noirs le traquaient dans les contrées sauvages pour lui dérober son trésor. Il tentait de rejoindre la Comté pour rendre le magot et faire cesser cette malédiction qui le poursuivait depuis ce terrible malentendu. Mais dans les bocages familiers du Quartier Est, il était encore poursuivi par un cheval. Il s’agissait de son poney Gilles, monté par Priscilla, qui le pressait de s’unir à elle en lui imposant de force son trésor de famille. Devant le refus obstiné de Gerry d’épouser l’entreprenante hobbite, celle-ci lançait ses molosses à ses trousses pour délester son anatomie de diverses parties : les plus charnues pour Mâcheur, les plus goûteuses pour Grondeur, les plus appétissantes pour Croqueur ou les plus indispensables pour Hurleur.

Le hobbit se réveilla en sursaut. Une pluie fine battait contre les volets de bois, le magicien tenait toujours sa pipe à la main et semblait assoupi dans le fauteuil. Une lueur ténue filtrait dans la chambre, le jour gris se levant derrière d’épais nuages. Le magicien ouvrit un œil, se redressa dans son fauteuil, ouvrit le second œil, se leva et déclara :

- Gerry, il est temps de partir !

Ils rassemblèrent silencieusement leurs affaires. Le hobbit, maussade, augurait d’un départ sans la moindre collation dans l’aube froide et humide. Ils descendirent furtivement l’escalier de bois et débouchèrent dans la cour, entièrement baignée de brumes. À l’agréable surprise de Gerry, Gandalf entra dans la salle commune et referma la porte derrière eux. La grande pièce était vide, froide et sombre, aussi le magicien la traversa-t-il d’un pas rapide, avec le hobbit sur les talons.

Ils entrèrent dans la cuisine éclairée, où les attendaient Evarista, Hobegar et Finran, attablés autour de pâtisseries alléchantes, de bols de lait chaud et de pots de confitures multicolores. Un jeune feu doré ronflait dans le fourneau. Le parfum des brioches juste sorties du four fit un peu tourner la tête au hobbit. Les trois amis accueillirent les voyageurs en cœur, et les firent assoir à leurs côtés. Ils félicitèrent Gerry pour son exploit de la veille, le resservant de tout et l’entourant des milles petits soins que l’on réserve au fils perdu et retrouvé.

Durant quelques minutes, dont Gerry se souviendrait avec nostalgie pendant bien des jours, il éprouva la chaleureuse amitié de gens simples, au dévouement désintéressé et à la parole fidèle. Bien sûr, de tels liens existaient dans la Comté, mais ceux-ci s’étaient forgés spontanément, hors de la famille et face à l’adversité. Il repensa au marchand ambulant et le recommanda à la tablée. Il ressentit avec acuité ce que « des alliés sûrs » voulait dire dans la bouche du magicien.

Bientôt Gandalf discuta itinéraire avec Finran, qui semblait avoir effectué une petite tournée d’inspection autour de Thalion ce matin-là. Maître Hobegar s’en alla préparer et charger le poney des affaires des voyageurs, des pains de route et des livraisons reçues la veille. Evarista distillait une sélection de bons conseils au jeune hobbit, auxquels il ne répondait que du regard, occupé qu’il était, à se repaître des douceurs acidulées, langoureusement dispensées par la matrone.

On leur donna des nouvelles de la brave mamie qui avait, la veille, mis en fuite deux gredins armés jusqu’aux dents : les voisins l’avaient secourue, elle se portait comme un charme. Elle avait maté à coup de rouleau à pâtisserie, le dernier molosse qui s’était attaqué à elle. La pauvre bête, délivrée de ses maîtres tortionnaires, avait trouvé un nouveau logis. Tout enrubanné de bandes et choyé comme un gros bébé, l’énorme bête se remettait et servait à présent de chien de garde devant le poulailler.

Puis ce fut le moment du départ. Gandalf apura généreusement les comptes et laissa quelques messages à faire porter discrètement. Maître Finran offrit à Gerry un petit baudrier brun muni d’un fourreau de cuir tressé pour sa dague. Cette attention toucha beaucoup le hobbit mais le mit devant ses nouvelles responsabilités. Il connaissait désormais une partie des dangers du monde, et devrait en assumer sa part.

Le temps de l’insouciance lui paraissait si loin ! Une avalanche de catastrophes lui était tombé sur la tête. Il n’osait plus rentrer chez lui, contraint de se fier au magicien pour veiller sur sa petite personne, et de suivre ce trouble-paix dans ses pérégrinations.

Pour se donner une contenance, il ceignit le ceinturon, y attacha sa fronde et inséra sa dague dans son logement. Il soupira profondément, en chassant une mélancolie croissante, et salua chaleureusement la compagnie. Il embrassa Evarista Fouine qui réprima quelques larmes, et les voyageurs s’en furent discrètement par la poterne, dans la brume froide du petit matin.

.oOo.

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