La maraude du Vieux Touque
Chapitre 14 : Le marché de Thalion - Soupçons
1451 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 25/11/2019 01:24
Mais la mort avait déjà frappé. Le molosse gisait, à demi-calciné et fumant, encore secoué de spasmes. Gerry se recula, horrifié. Gandalf se tenait au-dessus de lui, auréolé d’une étroite éclaircie au travers des nuages anthracite. Ses pupilles et l’extrémité de son bâton luisaient d’une lumière bleutée que le hobbit ne lui connaissait pas. Le magicien lui posa la main sur l’épaule en disant :
- Ne puis-je vous laisser quelques heures sans que vous rameutiez tous les dogues des environs ?
Gandalf arborait une mine sévère, mais il vit que son protégé était secoué et se ravisa :
- Allons ! Tout va bien à présent ! Racontez-moi ce qui s’est passé.
- … Ils… ils en voulaient à ma vie ! J’ai couru… Et puis vous m’avez sauvé ! … Mais vous auriez pu venir plus tôt !
- Un magicien arrive toujours à point nommé, il n’est ni en retard ni en avance ! Quant à vous sauver, il ne faudrait pas que cela devienne une habitude ! La sécurité d’une ville, sans compter mes conseils, me paraissaient suffisants pour vous garder des périls, mais vous semblez avoir le talent d’attirer les ennuis… En l’occurrence, il parait que la chance vous a souri, et cela m’encourage grandement ! Rentrons à l’abri !
.oOo.
Jamais chambre d’auberge ne parut plus douillette au hobbit, que le chemin de ronde de l’Oie Saoule ce soir-là. Les deux voyageurs s’y firent monter un repas reconstituant. Une bassine d’eau chaude effaça les stigmates, sinon le souvenir, des tribulations de la journée. Outre ses courses du jour, Gerry eut l’excellente surprise de voir à son retour dans la chambre, ses affaires nettoyées et pliées, en plus de quelques vieilles chemises et culottes de rechange, probablement ponctionnées dans le trousseau de maître Fouine, à l’époque lointaine de sa sveltesse :
- Adorable Evarista… murmura-t-il pour lui-même.
Il soutint bravement le coup d’œil soupçonneux de Gandalf. Alors que l’orage grondait au-dehors, le hobbit se jeta sur le repas que monta Hobegar, puis raconta sa journée en détail, en omettant bien sûr de mentionner son intention de s’éclipser ! Gandalf l’écouta avec intérêt, jusqu’à l’entrée en scène des deux brigands, à partir de laquelle il concentra vraiment toute son attention. Gerry ne s’étendit pas sur sa « disparition », considérant comme naturelle et admise une aptitude innée chez tous ses semblables. Mais ce détail intéressa beaucoup le magicien. Il interrompit même l’histoire pour aller dire un mot à l’aubergiste au sujet de ses hôtes indélicats qui poursuivaient les amis de ses vieux clients ; quand il revint il annonça joyeusement :
- Je n’ai rien pu apprendre de plus sur vos agresseurs, qui ont filé, évidemment ! Hier soir déjà l’atelier de Finran avait été fouillé. Avant de s’esquiver aujourd’hui, ils ont tenté de voler votre poney, mais l’un a reçu un coup de fer chauffé au rouge sur le visage, et l’autre une ruade de votre Gilles….
Le rire du magicien libéra Gerry d’un grand poids. Le hobbit termina son histoire en décrivant son sentiment de terreur et d’impuissance, avec soulagement et reconnaissance. Gandalf, sans en rien montrer, fut très satisfait du courage et de la présence d’esprit de Gerry, bien qu’il eût déjà éprouvé depuis plusieurs générations le formidable instinct de conservation des Hobbits.
Le jeune Touque lui montra triomphalement sa prise : la dague du brigand ! L’arme mesurait un peu moins d’un pied de longueur, ce qui en faisait une sorte d’épée pour hobbit. Sa lame d’acier, tranchante des deux côtés biseautés, jetait des reflets dorés à la lumière de la lampe. Sa poignée en cuir se terminait par une tête de sanglier en bronze, tandis que la garde adoptait la forme de deux bois de cerfs, l’un tourné vers la main en l’entourant en guise de protection, l’autre tourné vers la lame. Gandalf examina longuement la dague, puis la rendit à son compagnon en disant doucement :
- Voilà évidemment une dague de chasse. Je ne vois pas d’inscriptions maléfiques, je crois que vous pouvez apprendre à utiliser cette arme sans danger insurmontable pour vous-même. Il y a bien longtemps que je n’en ai vu de semblable. Je me demande comment elle est arrivée jusqu’ici. En tout cas ce fut une prise de haute lutte, je vous en félicite ! Mais je crois que nous devrions bientôt vous trouver un mentor qui vous en apprenne le maniement…
Quelques jours plus tôt, une telle assertion aurait paru ridicule au hobbit, dont les seules armes avaient toujours été son sourire charmeur et son goût vestimentaire très sûr… Encore à présent, s’imaginer prendre des cours d’escrime aurait relevé pour lui de la haute fantaisie, sans le souvenir cuisant de sa terreur de l’après-midi. Mais avec de tels malandrins à ses trousses, Gerry jugeait fort imprudent de s’aventurer seul sur les routes, avant d’avoir appris à se défendre, si tant est que cela soit possible face à de si formidables adversaires. Le monde s’avérait plus dangereux qu’il ne l’avait imaginé. Pouvait-il même être poursuivi jusque dans la Comté ? Après une journée pareille, cela paraissait bien possible, s’avoua le jeune Touque.
Gerry en était fâché, mais le vieux casse-pied avait raison. Il jeta un regard lourd de reproches au magicien, d’autant plus lourd qu’injuste, puisque le vieil homme n’était pour rien dans ses désagréables mésaventures de l’après-midi.
Le hobbit n’en révéla rien à Gandalf – dont il convenait de prévenir tout triomphalisme - mais il se promit de ne plus se retrouver aussi démuni qu’il l’avait été cet après-midi. Comme à son habitude, il se permit de jouer le bravache :
- Trouver un professeur d’escrime ? Je suppose que cela peut être utile… Il est vrai que porter une arme blanche au côté ajoutera une touche romanesque à mes impeccables tenues !
Devant la moue sévère de Gandalf, il ajouta vivement, en proposant quelqu’un qui ne chercherait pas à l’éloigner davantage de la Comté :
- Pourquoi pas Finran, il m’a l’air d’avoir été un fier baroudeur ? Il s’est montré formidable avec Gilles aujourd’hui. Sans parler du coup de fer porté à blanc…
Gandalf scruta le hobbit. De toute évidence, la fortuite mais dure leçon du jour avait produit des effets dans l’esprit du jeune Touque. Mais sa réaction surprenait le magicien : tout hobbit normalement constitué aurait résolu d’éviter les ennuis, plutôt que se motiver à y faire face les armes à la main. D’ordinaire le vieil homme percevait bien le ressentiment du garnement à son encontre. Mais là s’ajoutait une détermination, diffuse, informulée, qui ne lui disait rien de bon. Il coupa donc court :
- Finran serait tout-à-fait compétent et certainement partant, mais je crois plus sain pour vous et moi de disparaître quelques temps. Je suis pressé, et je n’aime pas l’allure de ces deux brigands. Ils ont quitté l’auberge un peu avant l’arrivée de l’orage, juste après leur tentative de vol. Si Finran n’avait pas été là, l’algarade aurait mal tourné pour mes amis hobbits. À ce propos, je vois que vous avez sympathisé avec Hobegar et Evarista ?
- Vous prêchez le faux pour savoir le vrai, monsieur le magicien, s’exclama Gerry avec un coup d’œil moqueur. Apprenez que je sais me conduire à l’occasion ! J’aime moins que la moitié de ceux à qui vous pensez, à moitié moins que ce que vous craignez !
Le magicien toisa le hobbit en riant :
- Vous vous êtes fort bien débrouillé, après tout ! Nous allons faire quelque-chose de vous !... Mais, à propos de vous rendre utile… Peut-être est-il temps pour vous de me faire une petite démonstration de ronds de fumées ? Voyez ce que Hobegar m’a déniché ! Il m’a cédé une vieille pipe, trop grande pour lui !
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