La maraude du Vieux Touque

Chapitre 13 : Le marché de Thalion - Ruelles

2307 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 24/11/2019 00:00

Malgré la petite taille de Thalion, Gerry eut des difficultés à repérer le colporteur, mais il finit par le trouver par hasard. Comme le vent se levait, le marchand avait tiré sa carriole à main dans une venelle, abritée par deux épaisses haies.

Le hobbit s’y engagea mais aussitôt s’arrêta net : il avait reconnu les deux rustauds, présents tantôt à l’auberge, qui parlaient au colporteur.

Se rappelant sa peur et sa honte de la veille, le jeune Touque ne put réprimer un besoin impérieux de s’esquiver et se dissimula sous la haie de noisetiers, n’osant plus bouger.

Gerry se surprit à saisir l’anneau du père Sonnecor sous son gilet. Mais quelle force lui imposait donc le rappel de sa faute, lorsqu’il croisait cet homme ? Et par quelle étrange fascination se trouvait-il, comme un criminel, à épier des inconnus ?

Il les voyait de profil, encadrant le pauvre marchand, qui semblait fort embarrassé. Tous deux portaient une cape sombre de voyage et des bottes de cavalier. Le plus grand, mince et délié, menait la conversation, tantôt hochant la tête d’un air agressif, tantôt prenant le pauvre marchand par l’épaule d’un air faussement amical. Le plus massif, celui qui avait, la veille, surpris le hobbit à cacher son trésor honteux, croisait les bras d’un air impatient, ou jouait négligemment avec sa dague sous les yeux du camelot.

Des bribes de conversation parvinrent au hobbit : les deux brigands menaçaient le colporteur, tantôt voilant la menace, tantôt faisant tinter une bourse. Les gredins ne lâchaient pas le marchand, qui se voutait de plus en plus, bien misérable. L’appât du gain s’ajoutant à la peur des représailles, leur proie malmenée finit par céder :

- C’est bon, je vous le dirai si j’en croise ! Un vieil homme ou un semi-homme ! Aïe ! Et des rôdeurs aussi ! Oui, et les chevaux aussi !

À ces mots, le sang de Gerry se figea.

Le brigand bien bâti, lissant sa moustache avec satisfaction, donna une dernière bourrade au marchand qui, livide, tenait à peine debout.

Ils s’éloignèrent dans la direction de Gerry, qui se pelotonna sous les branches chargées de chatons vert pâle. Il vit passer les jambes des deux brigands - bottes de cavalier, chausses sombres, baudriers surchargés et justaucorps de cuir rigide.

Le hobbit, qui une fois encore avait silencieusement agrippé son trésor, patienta prudemment quelques instants, puis sortit de sa cachette et s’en vint réconforter le camelot, qui tremblait encore de tous ses membres. Il reconnut alors le convive isolé la veille au bout de la salle à manger de l’auberge.

- Bonjour maître marchand… Êtes-vous souffrant ?

Le pauvre homme scrutait autour de lui d’un air inquiet :

- Non, non, je vais bien, un simple étourdissement. Mais vous devriez partir !

- Puis-je vous être utile ?

- Je vous assure, Petit Monsieur, ça va déjà mieux. Mais partez donc !

- Comme vous voudrez. Puis-je vous demander si vous proposez des lampes et des pierres à briquet ? 

Le colporteur n’avait pas de lampes mais Gerry n’eut pas à négocier mèches, pierres et briquet, tellement le petit homme était pressé de se débarrasser de lui. Il glissa son achat dans son aumônière et lança d’un air convaincu :

- Les braves gens devraient toujours s’entraider ! Cela leur éviterait de se laisser malmener séparément par une poignée de lâches !

À sa grande surprise, le marchand lui répondit d’un air résigné en désignant la haie d’un hochement de tête :

- Vous feriez mieux de surveiller vos arrières, Petit Monsieur !

Gerry n’eut que le temps de se retourner, pour voir une courte silhouette hirsute se sauver à toutes jambes à travers le jardin de l’autre côté de la haie. C’était encore le petit voleur de brioche, qui l’avait scruté plus tôt. Il ne s’abaissa pas à poursuivre un enfant, même aussi grand que lui. Le camelot poursuivit :

- Je dois bien me débrouiller, je n’ai guère d’amis. On ne fait pas confiance aux colporteurs. Les fermiers s’imaginent que je les vole, mais pourtant les affaires en ville sont devenues dures…

- Vous pourrez toujours compter sur mon aide, aussi humble soit-elle, ainsi que sur celle de mon ami Gandalf, je m’en porte garant.

- Vous autres Petites Personnes fréquentez de curieuses gens ! Mais commencez par apprendre à vous défendre ! ajouta le colporteur d’un air dubitatif.

Sur ce, le marchand farfouilla au fond d’un petit coffre dans sa charrette à bras. Après quelques jurons d’impatience, il en sortit une curieuse lanière de cuir souple, longue d’environ deux pieds. L’extrémité était taillée en boucle, et un renflement se voyait au milieu du bandeau.

Comme tout garnement de la Comté, Gerry avait déjà utilisé des frondes, en général pour la chasse au renard. Il reconnut que cette arme était pour lui un excellent choix : légère, facile à dissimuler et rarement à court de projectiles. Un peu secoué par ce qu’il venait de voir, il accepta la proposition et paya le tout sans marchander, puis s’esquiva.

.oOo.

Le ciel se faisait menaçant et les passants se hâtaient de rejoindre leurs foyers. L’air devenait lourd et le hobbit frissonna – quel temps atroce pour un voyage retour vers la Comté ! Bientôt les allées furent vides. Gerry retournait sur la grand-place, lorsqu’il vit, au détour d’un coude de la rue bordée de haies, surgir devant lui l’un des rustauds, le plus grand. Il descendait la rue en compagnie du jeune garçon hirsute qui avait suivi le hobbit et qui à présent, désignait Gerry avec véhémence.

L’homme, dont la face sévère s’altéra d’un petit rictus de satisfaction à la vue de notre hobbit, tenait en laisse un énorme dogue, qui tirait de toutes ses forces. Son échine hérissée trahissait ses ancêtres loups. Les prunelles du monstre s’allumèrent d’une lueur féroce, annonçant le tueur entraîné. Ses bajoues baveuses frémissaient avant l’hallali. Gerry blêmit et sentit ses jambes se dérober sous lui.

Mais il plongea la main sous son gilet, agrippa son trésor… et disparut !

Du moins est-ce ainsi que le perçut le brigand, contrairement à son dogue qui ne se laissa pas abuser. Le chien noir ruait et grondait comme un forcené, pourtant l’homme marqua plusieurs secondes d’arrêt, indécis. Il avait reçu des instructions secrètes pour les cas de ce genre, mais sa tâche principale consistait d’ordinaire à réunir des informations et à intimider le petit peuple. La brute hésitait quant aux moyens à employer.

Ces quelques secondes sauvèrent le hobbit. Il s’était, bien sûr, tout simplement dissimulé dans les allées du jardin potager jouxtant la rue, avec tout l’art que la nature lui avait donné et toute la motivation auxquelles les circonstances le pressaient. Comme un renard, il se carapata discrètement vers un poulailler, y entra pour se mettre à l’abri, se rendit compte que l’idée était idiote, en ressortit et grimpa sur le toit. De là il s’introduisit dans la chaumière par une fenêtre qu’il referma.

Très satisfait de lui, il poussa un grand soupir de soulagement. Il se trouvait dans la cuisine d’une chaumière qui séduisait son instinct de hobbit : ici, on confectionnait des gâteaux savoureux, tout le prouvait, le fumet, la farine répandue à terre, les quelques biscuits laissés à refroidir sur la grille métallique ! Un gâteau chapardé en main, il s’apprêtait à rechercher une sortie de l’autre côté de la maison, quand il tomba nez-à-nez – disons plutôt nez-à-poitrine - avec une courte mais énorme grand-mère des Grandes Gens qui ressemblait assez à un nain. La matrone lui demanda d’un air bourru, un rouleau à pâtisserie à la main :

- Qu’est-ce que tu fais ici, petit garnement ? 

Plus moyen de s’échapper ! Sur le visage ingrat de la vieille dame, que d’épaisses besicles rendaient sévère, s’étalait une moustache duveteuse. Lorsque la petite grand-mère fronça les sourcils, ses lunettes tombèrent et se balancèrent au bout d’une petite chaine attachée à son tablier à carreaux. Suivant son instinct, Gerry ne trouva d’autre ressource que d’imiter une voix fluette d’enfant – du reste, il ne lui était pas nécessaire de beaucoup contrefaire la sienne :

- Il y a un vilain Monsieur qui vole vos poules dehors ! Quand je l’ai vu, il a voulu me faire du mal ! Alors je me suis réfugié ici !

L’énergique paysanne, qui chaque été chargeait de foin et charriait sa carriole à la force des bras, fondit d’un amour protecteur pour le pauvre petit chou. Le véritable talent des héros n’est-il pas de plaire aux femmes[1] ?

La dernière conquête de Gerry serra son rouleau à pâtisserie dans la poche de son tablier, puis se saisit d’un couteau de cuisine long comme le bras d’un hobbit et le glissa à sa ceinture. Après un bref aboiement à l’adresse de son protégé - « Reste sagement ici ! Tu auras du gâteau ! » - la grand-mère sortit sur son perron et empoigna sa fourche. Gerry resta caché derrière la porte entrouverte de la chaumière, dégustant le reste du biscuit dérobé : on ne désobéit pas à une femme de cette trempe…

Quelques secondes plus tard, le tintamarre des poules aux abois fit place au hurlement d’un chien blessé. Le molosse déchaîné avait suivi la trace de Gerry jusque dans le poulailler, et s’était fait embrocher ! Une forte voix d’homme s’éleva, menaçante, mais elle perdit de sa superbe lorsque la paysanne rameuta ses voisins avec force insultes et appels à l’aide. La brave Mamie ! Elle allait lui faire sa fête, à ce grand escogriffe !

Pourtant Gerry avait quelque crainte pour la courageuse septuagénaire. Il sortit prudemment de son abri, juste à temps pour surprendre le second brigand – celui qui l’avait percé à jour, le petit gros à moustache !

L’horrible personnage s’approchait dans le dos de la grand-mère, sa dague à la main. Un rictus sauvage déformait la face du criminel, défigurée par une marque au fer rouge sur la pommette. Le hobbit hurla sans réfléchir ; le malandrin surpris se retourna, et reporta sur lui sa vindicte : la dague vola, et se planta dans la porte à quelques pouces à gauche du hobbit !

Raté ! Mais le brigand ne comptait pas en rester là, et bondit pour trucider Gerry. Celui-ci n’attendit pas l’énergumène : il se saisit de la dague plantée et fila à travers les plantations de mûriers et framboisiers de la grand-mère. Le rustaud l’y poursuivit, à quatre pattes sous les ronces. Il va sans dire que le hobbit, gracile et agile, le distança facilement ! Lorsque le malandrin ressortit du massif, la face gonflée et ensanglantée par les épines, Gerry s’était enfui dans la rue, en direction de la grand-place avec une bonne avance. Le rustaud s’élança à ses trousses en dégainant sa rapière.

Le jeune Touque courrait aussi vite que pouvaient l’emporter ses courtes jambes, appelant à l’aide de sa voix juvénile. Mais les passants s’étaient faits rares, et le roulement de la pluie qui se mit à tomber couvrait ses appels au secours. Hors d’haleine, le hobbit sentit une odeur de terre brûlée se mêler à la saveur métallique de l’air. L’avance de Gerry fondait dans les lignes droites et s’accentuait lorsqu’une opportunité de subterfuge se présentait. Le hobbit perdit du temps à saisir quelques pierres dans l’espoir de les tirer avec sa fronde, mais il était serré de trop près. Une peur panique commençait à le gagner.

Au fil des rues enfilées au hasard, l’obscurité qui commençait à tomber lui rendit un peu d’espoir. Il fit quelques crochets mais se rendit compte avec effroi que les brigands avaient lâché un second chien.

Grognant au rythme de sa foulée rapide, le mâtin le suivait, une flamme mauvaise dans les yeux. À présent, Gerry n’avait plus de cachette où se dissimuler dans la rue enserrée par les murs des maisons et les haies des jardins. Il courait à l’aveuglette, aux abois… le molosse au museau et aux oreilles de loup le talonnait, avec d’horribles petits jappements de prédateur sur le point de dévorer sa proie. Le jeune Touque sentait presque le souffle rauque et l’haleine tiède du demi-loup lui chatouiller ses appétissants mollets !

Par hasard, le hobbit déboucha sur la grand-place, au moment où un éclair zébra l’air en illuminant la façade du château. Gerry tomba, aveuglé, sur les pavés mouillés, s’apprêtant à recevoir la mort.

.oOo.

NOTES

[1] Jean Van Hamme

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