La maraude du Vieux Touque

Chapitre 11 : A l'enseigne de l'oie saoule - Galipettes

3342 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/11/2019 21:42

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L’assemblée se mit à bruire de nouvelles et de ragots, auxquels Gerry ne prêta qu’une demi-attention, au contraire de Gandalf qui n’en perdait pas une miette. Madame Fouine se joignit à l’assemblée à la fin du service. Elle trouva le jeune Monsieur Touque tout-à-fait comme il faut, comme elle s’y attendait, et lui demanda, pour lui faire plaisir ainsi qu’à ses hôtes, de lui chanter quelque nouveauté de Bourg-de-Touque.

Le jeune hobbit, que sa troisième bière avait tout-à-fait libéré de ses préjugés envers ce village lointain, obscur et rétrograde, baisa galamment la main de son hôtesse, et entonna une gaudriole de sa composition, sur un air bien connu :

Il pleuvait, il pleuvait

Sur la route du village

Un petit chat trottinait

Pleurant pour un breuvage :

 

Refrain : Donnez-moi, s'il vous plaît

Donnez-moi un bol de lait

Pour y tremper mon museau

Un grand bol de lait bien chaud

 

Le renard, le renard

Lui demanda : mon enfant,

Veux-tu manger du canard ?

J'en ramène un justement !

 

<Refrain>

 

Petit chat, petit chat

Du bon lait, je n'en ai pas

Mais si tu viens avec moi

Je sais où tu en auras !

 

<Refrain>

 

Le renard, dans les bois

Laissa le petit chaton

Près d'une veille maison

Et le petit chat miaula

 

<Refrain>

 

Le Bon Père Bandobras

Quand il vit le petit chat

S'écria : quelle audace !

Mais finalement le garda.

 

L’assistance applaudit, et tout particulièrement Madame Fouine, que les mimiques félines de Gerry avait littéralement fait fondre ! Gandalf ne put empêcher son jeune protégé de se comporter comme un saltimbanque irresponsable, talent qui faisait son succès dans toutes les auberges de la Comté.

Après quelques chansonnettes de la même veine qui lui donnèrent grand-soif, encouragé par son succès, il caracolait sur une table, un broc de bière à la main, entonnant des airs à boire dont l’assemblée reprenait les refrains en cœur. Les nains, échauffés par la boisson et emportés par la gaieté ambiante, se soutenaient les uns-les autres pour ne pas rouler à terre et battaient bruyamment la mesure en rythme – plus ou moins - de leurs pieds bottés. Les deux étrangers eux-mêmes s’étaient mêlés à la compagnie, la mine goguenarde et l’œil attentif, une chope à la main et la moustache pleine de mousse.

Mais l’état d’euphorie de Gerry le plaçait au-delà de toute menace. Le hobbit enchaînait les ovations. Il se permit la parodie d’une vieille chanson moquant le maire de Bree, qu’il tourna en dérision sous les traits d’un vieillard pontifiant, sourd et un peu sénile. Le hobbit fit rire la salle entière – hormis le magicien, qui se demandait si ces piques ne lui étaient pas destinées.

Puis il se lança dans une romance assez leste, qu’il mima avec un talent accompli. Au moment où la Belle de la chanson, s’abandonnait au baiser romantique du Héros, Gerry, penché en avant vers les lèvres imaginaires et handicapé par son content d’alcool, bascula et tomba au sol les quatre fers en l’air. L’assistance éclata d’un rire unanime. Gandalf le toisait d’un air excédé, tandis que Madame Fouine lui lançait des œillades maternelles et compatissantes.

Le hobbit, traversé de douleurs diverses et d’une culpabilité confuse, tentait de rassembler ses esprits et ses affaires éparpillées, lorsqu’il se rendit compte que sa lettre de change et l’anneau coupe-feuille s’étaient échappés de son gousset lors de sa chute.

Nerveusement, il glissa sa main sous le satin de son gilet pour les remettre en place subrepticement, mais il perçut un éclair inquisiteur dans le regard sombre de l’étranger, juste en face de lui. La face cramoisie du rustaud trahit une attention renouvelée : de toute évidence, ce jeune et riche olibrius détenait quelque chose d’importance - des documents ou des objets de valeur ?

Quant à lui, Gerry prit cet intérêt pour une preuve irréfutable qu’on le poursuivait sur ordre de Maître Sonnecor, à propos de cet anneau coupe-feuille si mal acquis. Son esprit engourdi par la bière fut subjugué par la présence menaçante et le regard accusateur du gros homme.

La tête lourde, encombrée de tous ses petits serments mensongers, de ses lâches abandons, de ses fuites coupables et autres larcins, Gerry rougissait devant toute la compagnie.  Le hobbit se sentit seul et nu sous la prunelle accusatrice de l’étranger. L’homme de grande taille, aux cheveux bruns tirés en queue de cheval, sans rien dire, jouait de sa main libre avec la garde d’une courte épée suspendue à son baudrier de cuir noir et regardait fixement le jeune Touque. Pendant plusieurs secondes Gerry subit l’emprise de ce regard implacable, sans pouvoir bouger. La salle restait suspendue à ces lèvres, étonnée de ce silence prolongé.

Enfin, la bouche empâtée et la main maladroite, le hobbit rangea sa lettre et sa blague à tabac – dans laquelle il sentait l’anneau - dans le gousset de soie de son gilet. L’ambiance était complètement retombée. Mais un boute-en-train local avait entonné les premières mesures d’une chanson locale, et la compagnie eut tôt fait de se joindre à l’air leste et coloré.

Gerry put alors se secouer et se releva, la démarche mal assurée. L’étranger se détourna, la mine marquée d’une concupiscence mal contenue. Gandalf se rendit bien compte que le hobbit était subjugué, mais il mit cet air hébété sur le compte de la bière.

Le magicien jugea préférable de prétexter la fatigue du hobbit et entraîna un Gerry piteux, étourdi et meurtri. Il salua cordialement la compagnie qui lui rendit son salut avec des sourires ironiques et suivit le patron, qui le précéda à l’étage avec une lanterne.

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Le coq avait chanté depuis quelques heures, lorsque Gerry leva une paupière encore lourde. La faim seule l’avait tiré des limbes brassicoles. En habitué des lendemains d’agapes et de réjouissances, il sonda prudemment de la main l’autre côté du lit, sans y trouver les habituelles et douillettes rotondités féminines. Il en fut étonné et ouvrit grands les yeux.

L’éloignement et l’aspect insolite du plafond attirèrent son attention : de grosses poutres de chêne et des tuiles ! Cette incongruité acheva de le réveiller – un toit de Grandes Gens, il n’était pas dans la Comté ! - puis la mémoire lui revint à flot.

La langue épaisse, il fit un brin de toilette dans la cuvette d’eau, qu’il trouva bien trop fraîche.

Les idées à peine plus claires, il réalisa que Gandalf n’était plus là. Un désir de fuite, puissant mais vague, se hissa derechef dans son esprit, repoussant la perspective d’un voyage désagréable en compagnie d’un gêneur pontifiant et incommode. Pourtant la crainte du magicien surnageait dans son subconscient, lui soufflant la prudence.

Sur le guéridon, le hobbit trouva un pli de la part de Gandalf, rédigé de son écriture ferme mais élégante :

« Mon cher Gerry,

Vous disposez déjà de la lettre de change que votre père m’avait confiée. Elle vous permettra d’acquérir ce qui vous parait manquer pour notre périple. Prévoyez - pour deux s’il vous plaît – les couvertures, toiles et petit linge, de même que pelle, cordes, briquet et autres lampes. Pourriez-vous également pourvoir à la nourriture pour huit jours – le pain de route, la viande salée et les fruits secs ?

Je vous rejoindrai dans la soirée après une course qui ne peut attendre. D’ici là je vous conjure de ne donner à personne l’occasion de vous faire du tort. En outre je vous demande d’accepter comme vos propres frère et sœur le couple de hobbits qui nous a accueillis et qui m’accueille toujours avec une grande gentillesse.

Gandalf

P.S. - Vous pouvez faire confiance au vieux Finran, le maréchal ferrant. Les autres commerçants me sont mal connus.

P.P.S – La réputation de votre famille vous donnera du crédit mais suscitera la convoitise. Montrez-vous circonspect !

P.P.S.S –Les Hommes, à la différence des Hobbits de la Comté, sont d’humeur et de moralité très variables. Tenez-vous tranquille et n’attirez pas l’attention ! Retenez qu’il ne suffit pas d'avoir de l'esprit. Il faut en avoir encore assez pour s'abstenir d'en avoir trop. [1]

G. »

Le hobbit n’apprécia pas le ton du pli : cette condescendance paternaliste outrepassait le rôle de conseiller qu’il tolérait à grand peine de la part du magicien. Décidé à profiter de l’absence imprudente de Gandalf, il rejoignit la cour de l’auberge.

Mais la descente des marches de bois lui rappela la déplaisante rencontre de la veille et lui rendit du même coup un peu de bon sens. Peut-être le magicien, en simulant un impondérable, le soumettait-il à une épreuve, juste pour évaluer sa docilité ? Il valait mieux pour lui jouer serrer et de ne pas fuir tête baissée…

Notre hobbit réfléchit donc un instant – qui l’eût cru ? Il résolut de prendre un solide petit déjeuner, d’acheter les provisions nécessaires, et de faire la route en sens inverse. Sans s’arrêter dans les cryptes des Dunedain, bien entendu. Ça, c’était un bon plan !

Toute menace de la part d’étrangers douteux s’était évanouie, sous le pâle soleil qui l’accueillit sur le perron. Gerry put alors découvrir ce que la pluie battante de la veille lui avait masqué : l’auberge était bien bâtie dans l’enceinte d’un ancien château d’Hommes, dont elle occupait toute une aile, en plus du donjon dont il ne restait que le rez-de-chaussée et l’étage. Le rempart faisant face au seuil de la grande salle était en partie écroulé : une brèche dans l’enceinte avait été comblée avec maladresse pour protéger la cour. L’art de jadis s’était malheureusement perdu…

Immédiatement à droite de la brèche, se tenait l’échoppe d’un maréchal ferrant, que signalaient les tintements joyeux d’une forge. En face de la voûte d’entrée, une boulangère terminait de disposer sa production matinale, en houspillant quelques gamins. L’un d’eux s’enfuit avec quelque brioche subtilisée à l’étal, par une petite poterne jouxtant l’échoppe. Enfin sur la dernière aile, dans le prolongement du donjon, les anciens appartements des châtelains, mués en entrepôts, abritaient les balles de foin, les barriques de salaison et les réserves de grains de la petite communauté.

Au centre de la cour, large d’un demi-arpent, Madame Fouine s’évertuait sur la manivelle d’un puits. Notre jeune hobbit ne fut point insensible aux frais cotillons qui froufroutaient en rythme, à ce bras nu et potelé allant et venant dans la lumière rasante et dorée du petit matin, et aux doux soupirs d’efforts que poussait la belle en tirant son seau. Il remarqua aussi que la coiffure du matin était bien plus soignée que le sage fichu de la cuisinière, la veille…

Comme la fraîche matrone le gratifiait d’un sourire narquois mais d’un regard indulgent, Gerry ne dut pas forcer sa galanterie pour la remplacer dans ce travail de force. Croyant même reconnaître l’éclat d’une flammèche coquine dans son regard, il remplit le baquet d’eau propre et l’amena dans la cuisine, pour la peine de quoi il bénéficia d’un plantureux déjeuner. Comme la coquette Mère Fouine répondait par des sourires gracieux à ses œillades et son babillage, notre séducteur s’enhardit à engager une conversation un peu plus personnelle.

Comme il s’étonnait, en guise d’entrée en matière, de trouver des hobbits en dehors de la Comté – « Une belle fleur comme vous ne se sent pas un peu seule, dans ce désert ? » - la cuisinière, en lui préparant une omelette bien baveuse, lui raconta les déboires de son époux.

Gerry ne se laissa pas démonter – que serait le plaisir de la chasse sans le sel des obstacles ? - et prêta une oreille complaisante, disposé à compatir tendrement au moindre besoin de réconfort.

Il apprit les circonstances qui avaient valu à l’aubergiste d’être chassé de chez lui, sans aucun soutien de sa famille, qui le reconnaissait pour un voleur. Gerry fronça le sourcil, incarnant la probité offensée. Mais madame Fouine ajouta vivement que c’était de l’histoire ancienne, qu’il y avait eu maldonne, et que maintenant Hobbegar était réhabilité et respecté. Mais le « pauvre cher vieux hobbit » avait dû travailler une douzaine d’années pour rembourser l’objet du litige, et plus jamais il n’accepterait de revenir dans la Comté !

L’impudent Gerry se pourléchait : la jeune épouse – enfin, tout est relatif – respectait donc profondément son vieux mari, mais elle avait eu bien du chagrin ! Ça c’était très bon ! Ajustant sa posture, il évita donc de crier haro sur le mari, mais s’évertua, d’une invite caressante, à porter la conversation sur la cuisinière elle-même.

Madame Fouine, pour sa part, avait vécu le rejet et la solitude. Après la mort de ses parents dans un effondrement de smials à La Carrière, elle s’était retrouvée seule, trop âgée pour être placée chez la famille éloignée, mais pas encore dans sa majorité. Elle avait travaillé dans une auberge près du Pont des Arbalètes, et rencontré un jeune hobbit…

Le petit maître Touque, tout sympathie et compassion, se préparait à expérimenter un délectable retour de flamme par procuration…

Une petite larme à l’œil et quelques gros soupirs – Gerry tapota affectueusement la main d’Evarista…

Comme elle l’avait aimé ! Et comme le jeune Monsieur Touque le lui rappelait ! – Gerry composa son plus doux sourire de connivence…

Le joli-cœur se disait du pays de Bree, mais il n’était qu’un errant de l’extérieur ! - Gerry se rapprocha, prenant les mains tremblantes de la cuisinière, écartant délicatement du visage en pleurs, une mèche échappée de son bonnet de dentelles…

Elle avait tenté de retrouver son séducteur à Bree – Gerry enlaça doucement la replète créature désemparée…

Mais on ne l’y connaissait que pour ses menus larcins - Gerry s’enhardit, cajolant de sa paume habile, et approcha ses lèvres, à la tiédeur consolatrice…

Elle fut contrainte de quitter le Pays de Bouc avec son tout jeune fils – Son fils ? À ces mots, le roué blondinet tout entier se crispa, n’osant plus bouger, malgré les sourires timides de la fraîche cuisinière…

La pauvre Evarista prit les légers tremblements de son admirateur, pour l’expression délicate d’une empathie débordante. Éperdue de reconnaissance pour cette qualité d’écoute, elle poursuivit son récit :

Elle finit par arriver à Thalion, où maître Finran, le maréchal-ferrant, la recueillit, à l’époque où il était aussi aubergiste. Grâce à lui, elle rencontra Hobbegar qui l’épousa et le couple prit en charge l’auberge de Thalion. Son enfant - son petit, son seul amour, etc. - était resté en apprentissage chez un tonnelier près de Chateaubrande. Ainsi, il avait toutes les chances de trouver une place parmi les gens de la Comté – tandis qu’ici, sous le toit de Hobbegar…

Gerry, dont les mâles velléités s’étaient complètement recroquevillées, ne savait plus quoi dire. Il était plus touché qu’il ne voulait l’admettre, par les malheurs d’Evarista. Il sortit un foulard pour se moucher mais il se ravisa et, se tournant vers sa compagne, il sécha les larmes de la cuisinière. Un peu gêné, il déposa un chaste baiser sur sa joue. Evarista lui octroya un énorme smack et une part gigantesque de pain perdu, qui grésillait de façon alarmante depuis quelques instants.

Un peu écœuré par les accents sordides du récit de la mère Fouine, notre hobbit se sentit ébranlé dans sa confiance envers la Comté. Jamais il n’avait été confronté aux injustices d’une société hobbite qui se montrait d’ordinaire très solidaire. Mais manifestement, les liens familiaux pouvaient se distendre, et la Comté pouvait tout simplement expulser les éléments indésirables !

Gerry dégustait pensivement son pain – pas perdu pour tout le monde, et agréablement caramélisé… Il était rare qu’une intime franchise refroidît ses ardeurs à ce point ! Peut-être prenait-il vaguement la mesure des conséquences de toutes ces compromissions voluptueuses auxquelles il s’était livré ? Dans un coin obscur de sa tête folle, peut-être même le futur Thain se promit-il de se montrer attentif au sort des malheureux, lorsque son temps viendrait.

Mais madame Fouine, qui avait depuis longtemps pris l’habitude d’exprimer son amour à travers ses petits plats, resservait au jeune Monsieur Touque toutes les gâteries qu’elle savait confectionner, d’une main experte. Finalement Gerry dut crier grâce, et tous deux se sourirent amicalement, repus et heureux de cette platonique et gastronomique joute amoureuse.

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C’est alors que maître Fouine fit son entrée, chargé des venaisons qu’il avait achetées au marché.

Quoiqu’un peu ballonné, Gerry revêtit en un clin d’œil le rôle du gentil-hobbit bienveillant. Il s’inclina – avec quelque difficulté – à l’attention de Madame Fouine en vantant son tour de main en cuisine.

Puis il se tourna respectueusement vers le « vieux mari », et s’enquit des personnes à même d’honorer sa lettre cambiaire [2]. Hobbegar répondit qu’outre lui-même, un usurier itinérant qui se trouvait précisément en ville aujourd’hui, était à même de lui fournir des pièces du Roi.

Notre hobbit eut le tact de ne pas aller consulter l’usurier. Il céda sa lettre à Maître Fouine, qui lui accorda le taux d’escompte exceptionnel d’un pour vingt. Il est vrai qu’à cette époque déjà, une reconnaissance de dettes du Thain de la Comté était indiscutable, et présentait toutes les garanties.

Gerry, en négociant avisé, emprunta une vieille veste à maitre Fouine et la passa par-dessus son gilet de soie. Il valait mieux faire ses emplettes incognito !

À présent, il suffisait de récupérer son poney, faire quelques achats et hop - passez muscade et foin du magicien - il serait en route pour la Comté…

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NOTES

[1] André Maurois

[2] De nos jours, on dirait plutôt « lettre de change », mais les hobbits tenaient beaucoup à leurs petites spécificités traditionnelles… De surcroît, comme il n’y avait plus guère à cette époque d’institutions concurrentes pour leur prouver le contraire, ils considéraient, avec une certaine logique, être les inventeurs de l’astucieux procédé. Mais bien sûr les marchands de Tharbad et du Gondor en faisaient un usage fréquent, depuis très longtemps.

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