La maraude du Vieux Touque
Chapitre 9 : A l'enseigne de l'oie saoule - L'huissier
2257 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 16/11/2019 23:45
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Le lendemain, la pluie avait redoublé mais le vent était tombé. De longues et poisseuses cordes liquides s’abattaient verticalement sur le pays, limitant l’univers sensible des voyageurs à quelques pas. Le hobbit se sentait très misérable et en quelque sorte déplacé, comme s’il ne pouvait en rien convenir au monde extérieur à la Comté.
La pluie sur les quatre quartiers lui avait toujours paru à sa place et convenir en justes proportions. À présent, l’averse contrariant le voyage, lui semblait cristalliser l’adversité du pays sauvage et l’hostilité des éléments. Il dissimula cependant son ressentiment et parcourut les dix lieues qui les séparaient de l’étape suivante, presque sans se plaindre.
À mesure de leur progression, l’averse leur révélait des indices d’occupation humaine : les bêlements des brebis cherchant leurs petits sous la pluie battante, des sillons de céréales en plein essors, une ferme éclairée, une grange abritant quelques porcs ou un vieux cheval. Le poney épuisé, qui boitait légèrement de l’antérieur gauche, s’en trouva ragaillardi. Frayant leur passage sous l’ondée opaque, ils aboutirent brusquement à une palissade grossière, dont la porte pendait sur le côté.
Poursuivant plus avant, les voyageurs traversèrent une vaste place pavée ruisselante, pour atteindre une porte cochère de pierres taillées, au flanc d’une immense bâtisse à demi en ruine. Elle semblait les restes reconstruits d’un grand château des Hommes, aux tours d’angles carrées, autrefois puissantes et altières, mais qui ne dépassaient guère plus à présent que le premier étage. Les pierres maçonnées alternaient avec des briques cuites, les créneaux avec des toits en pente.
Une enseigne bleue pendait au-dessus de l’arche d’entrée, portant une volaille blanche en déséquilibre manifeste. Deux corbeaux s’étaient perchés sur l’enseigne et les observaient. L’un s’ébrouait de temps à autres, comme secoué par le rire soudain d’un idiot de village, l’autre les toisait comme avec une malice contenue. Mais tous deux détalèrent prestement lorsque le hobbit s’empara d’une pierre.
Gandalf frappa de son bâton sur le chêne clouté de la porte, son chapeau et ses épaules ruisselant d’eau.
- Nous voici à l’auberge de l’Oie Saoule, au village de Thalion, autrefois ville de foire et résidence d’été des Rois… soupira le magicien. Voici le moment de montrer la bonne éducation hobbite, maître Touque !
Après quelques minutes d’un calme obstiné, seulement rythmé par l’écoulement régulier de la gouttière de tuiles bouchée, le magicien réitéra son appel, faisant cette fois gémir les gonds d’acier noir. Tandis que des pas lourds résonnaient sous la voûte d’entrée, une lumière vacillante révéla le délabrement de la pesante porte en l’éclairant : de nombreux trous laissés par les clous disparus, le haut rongé par les intempéries, le bas érodé par les mousses…
- Qui vient là ? Qui sonne ce raffutapage à la porte ? éructa une voix grave et chevrotante.
- Des voyageurs cherchant asile par cette soirée à ne pas mettre un hobbit dehors ! répondit Gerry d’un ton clair et enfantin.
Un œil inquisiteur mais apeuré scruta par un large trou de la porte.
- Ne pouvez-vous abriter deux honnêtes voyageurs inoffensifs et frigorifiés ? fit Gandalf, qui arborait un air modeste et misérable, en s’appuyant ostensiblement sur son bâton. En outre, le magicien se massait les reins en faisant tinter la monnaie, dans l’aumônière de cuir fixée à son baudrier.
Ils entendirent des bruits de verrous, puis un « ha-han » fatigué lorsque le portier retira la poutre barrant la porte. Ils entrèrent enfin à l’abri et s’ébrouèrent. Mais ils durent se soumettre à nouveau à la pluie pour atteindre l’écurie, au-delà de la voûte d’entrée.
Le portier était en fait un vieux garçon d’écurie, vêtu de braies trop grandes pour lui et d’un pourpoint élimé. Au passage des voyageurs, il se gratta le crâne sous sa capuche sombre, d’un air incrédule – sa mâchoire pendait de trois bons pouces. Gerry se rendit alors compte à quel point les voyageurs devaient sembler insolites : l’allure du magicien était très différente de celle des autres hommes, sans même parler de ses vêtements. Quant à lui, il passait au mieux pour un enfant, au pire pour un farfadet. Passé le premier soulagement de se retrouver à l’abri, il éprouva le besoin de se faire encore plus petit qu’il n’était.
Le valet d’écurie prit soin du poney et les mena dans une vaste pièce, sans doute une ancienne salle des gardes, juste à gauche en pénétrant dans la cour centrale du château. Les râteliers d’armes avaient été convertis en mangeoires. Dans un coin se vautrait une mère truie, entourée d’une douzaine de petits porcelets batailleurs. Deux maigres vaches, pensionnaires aînées du logis, mâchonnaient paresseusement de la paille, à côté d’un âne et d’un énorme cheval de trait. Le garçon d’écurie logea le poney de Gerry dans une large stalle, près de deux beaux chevaux d’un brun sombre, dont l’équipement avait été nettoyé et rangé sur des montants de bois. Gerry demanda un picotin d’avoine en plus de la ration de fourrage habituelle et graissa généreusement la patte au vieil homme, qui le gratifia d’un « Mille mercis, petit Monseigneur » emphatique mais sincère.
Gandalf avait insisté pour disposer d’une chambre qui fermât à clé.
- Comme d’habitude, maître huissier. Vous vous rappelez certainement mon dernier passage ? hasarda Gandalf en vieillissant un peu sa voix et en adoucissant son regard autant qu’il put. Le vieux garçon d’écurie se redressa d’un air offensé :
- Nous nous remembrons parfaitement vostre venue tantôt. Vous rameutâtes force tire-laines et coupe-jarrets qui assaillirent vostre porte à la briser menue. Sous icelles conditions, bonne clef ne sert donc de rien… juste à jeter-perdre une bonne porte…
- Rassurez-vous, cette fois nous avons pu semer nos poursuivants ! Quant à la clef, vous savez qu’à mon âge, il faut un peu d’intimité…
Les voyageurs furent donc conduits au-dessus de la voûte d’entrée, qu’ils atteignirent par un escalier de bois niché à l’angle du corps principal. Gerry était probablement l’un des rares hobbits à avoir déjà couché en hauteur : un séducteur s’adaptait à toutes les circonstances, comme par exemple les plates-formes de guet. Aussi ne fit-il des difficultés que pour la forme. La pièce aux murs de maçonnerie nue, propre quoiqu’un peu humide, était sobrement meublée : quatre lits, deux fauteuils, un grand coffre de bois ferré, et un chandelier sur une petite table. Le valet alluma chandelier et braséro en maugréant quelque peu, puis lança de sa voix chevrotante une tirade apprise par cœur et restituée avec quelques approximations :
- La compagnie sise dans la grande salle des hôtes de nostre Enseigne à l’Oie Saoule, serions certainement ravise d’esgourdir des nouvelles de tant distingués voyageurs !
Le vieil homme se retira avec dignité, tel un éminent huissier royal du château aux temps de sa splendeur, dont il était peut-être un descendant. Gerry souffla, enthousiaste mais discret :
- Ce majordome semble tout droit sorti des souvenirs d’une cour royale ! Parlait-on ainsi à l’époque ?
- La syntaxe de maître Gigolet est un peu… exotique, mais certaines expressions me remettent en mémoire un temps où les laquais se battaient pour accompagner leurs maîtres céans, tant la chère et les réjouissances y étaient réputées !
- Mais il semble tellement… déplacé ! Ne se sent-il pas hors de son temps, inutile ?
- Il serait bien cruel et vain de votre part de lui en faire grief ! Mais ne vous y fiez pas ! Maître Gigolet possède un talent que vous n’entrevoyez pas. L'arbre mort fait encore une bonne charpente.[1] Sa mémoire remonte au-delà du début de sa propre vie ! C’est la fonction des vieilles personnes, que de constituer le châssis des jeunes vies qui se construisent autour d’eux.
Gandalf se remémora une époque lointaine :
- Vous pourrez certainement constater qu’ici à Thalion survit encore pour un temps le souvenir de périodes fastes. Nous avons de la chance : demain est le jour du grand marché de la saison. Vous admirerez l’endroit dans tout son éclat. Il y monte encore quelques marchands depuis Tharbad. Voudrez-vous en profiter pour courir la ville et faire nos emplettes ?
- D’après mon père, je ne suis pas né pour le négoce. Et de toutes façons, je n’ai pas l’intention de…
- Mais alors pour quoi donc êtes-vous né ? coupa Gandalf sarcastique.
Le Hobbit resta figé, se mordant les lèvres. Voilà bien un sujet – ce que l’on voulait faire de lui – dont il ne voulait surtout pas discuter !
Le magicien reprit d’un ton plus amène :
- Je vous en prie, cela me rendrait service ! J’ai besoin de jeter un regard en avant vers le pays sauvage. Du reste, je pense vous motiver en vous rappelant que nous aurons besoin d’un équipement de qualité dans les contrées désertes. Voici une lettre de change remise par votre père à cet effet.
- C’est entendu, vous pouvez compter sur moi, maugréa Gerry en prenant le pli que Gandalf lui tendait, feignant la résignation et dissimulant ses arrière-pensées de fuite vers la Comté.
Mais le magicien avait noté cette reddition trop facile…
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Aussitôt leur toilette achevée, Gerry descendit dans la cour pendant que Gandalf fermait la lourde porte à clé. L’escalier descendait le long du corps principal, maintenant arasé au sommet du premier étage. Le hobbit consultait sa lettre de change lorsqu’il déboucha au pied de la descente et s’arrêta : quelques toises devant lui, un grand homme prenait l’air, abrité de la pluie par une sous-pente.
Appuyé au mur, l’individu au profil aquilin et moustachu observait attentivement la pénombre de l’autre côté de la cour et semblait attendre on ne sait quoi, les bras croisés. Ses bottes mouillées luisaient sous la cape sombre dont il s’était enroulé.
Soudain l’homme, surpris de la présence du hobbit, tourna son visage rébarbatif vers lui, un rictus mauvais aux lèvres. Il semblait irrité comme un malfaiteur interrompu en plein forfait. Il émit un petit sifflement aigu, comme pour prévenir un larron, ce qui éveilla les soupçons de Gerry. Il rangea précipitamment sa lettre dans sa poche intérieure. Cet individu lui faisait bien l’impression d’un rustaud à l’affût.
L’homme décroisa vivement les bras et écarta les pans de son manteau de cavalier, comme prêt à dégainer une arme. Il était gras mais puissamment bâti. Son regard blasé trahissait une absence complète de scrupules et une détermination inébranlable. Du moins fut-ce ainsi que le hobbit lut ses traits. Un tel gaillard ne reculerait devant rien pour mener à bien la mission d’un père en colère ou d’un propriétaire floué. Gerry devina que ce soudard venait de la part du maître du manoir dans le Quartier Sud, et il ne put s’empêcher de lui lancer des regards inquiets et inquisiteurs.
L’homme, pour sa part, était furieux de s’être laissé surprendre par un enfant. Il avait bien une mission, mais il ignorait complètement ce que pouvait bien être un hobbit… Il fit un pas vers Gerry, mais le magicien parut alors, portant une lanterne au bout de son bâton. Gerry se détendit et l’homme se maîtrisa. Gandalf passa devant Gerry, qui le suivit sans demander son reste. Dans le dos du magicien, le rustaud le toisa d’un air menaçant, comme un criminel tenterait d’impressionner un enfant ou de lui intimer de taire ce qu’il sait.
Gerry, n’ayant que des soupçons et des impressions, n’avait rien à révéler, mais l’attitude de l’homme l’effraya et il pressa le pas derrière le magicien.
Les voyageurs pénétrèrent dans le corps de logis, après une volée de marches usées de marbre rose, par une antique double-porte d’un bois sombre, mouchetée de fines étoiles d’argent disposées en cercle. Le hobbit méfiant surveillait l’individu. Alors que la lourde porte se refermait lentement, il entrevit un second homme, également vêtu de sombre, accourir aux côtés du premier, depuis les profondeurs de la cour. Ses soupçons se confirmaient, mais il n’eut pas l’occasion d’en parler à Gandalf.
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NOTES
[1] Paul Claudel