La maraude du Vieux Touque
Chapitre 8 : La route se poursuit sans fin - Fumeroles
2963 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 16/11/2019 00:26
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Le hobbit et le magicien cheminèrent en silence, tandis que défilait une voûte nuageuse clairsemée. À présent, la route s’étendait droite sur un grand plateau herbeux, s’abaissant puis s’élevant légèrement d’un pli du terrain à l’autre. Quelques rapaces chassaient les campagnols sur le plateau.
De temps à autres, les voyageurs approchaient d’une cabane en pierre, souvent écroulée, mais invariablement entourée de quelques anciens prés, délimités par des murets de pierre sèche, envahis par les mousses. Quelques bosquets de pins aux houppes éclaircies de vert tendre ponctuaient ces étendues revenues à l’état sauvage.
Les compagnons venaient d’atteindre une courte crête, lorsque le vent leur porta le bruit d’un galop soutenu.
Gerry, dont les sens semblaient naturellement s’aiguiser dans le milieu hostile à l’extérieur de la Comté, précisa qu’il s’agissait certainement d’un unique cheval monté par une Grande Gens. Son visage tiré trahissait une anxiété qu’il s’expliquait mal :
- Qui cela peut-il être ? demanda-t-il pour être rassuré.
- Les rôdeurs se déplacent plutôt à pied. Croiser un cavalier solitaire dans ces parages désolés est devenu rare. Mais ma course ne souffre aucun délai. Pour l’heure je préfère prudence et discrétion. Suivez-moi !
Fermement, mais sans précipitation, Gandalf entraîna hobbit et poney sous les branches d’un bosquet de conifères, sans laisser de traces sur le tapis d’aiguilles. Quelques instants plus tard, un pur-sang noir écumant fit irruption sur la route, lancé au grand galop. Au grand dam du hobbit, le cavalier ralentit l’allure à peu près à l’endroit où eux-mêmes l’avait quittée. Penché sur sa monture, il semblait inspecter le sol avec attention.
Mais il ne s’arrêta pas. L’homme de haute taille, vêtu de cuir sombre et d’un manteau de voyage vert foncé, éperonna de ses bottes noires et repartit au galop. Gandalf l’observa jusqu’à la crête suivante, distante de deux sillons[1] environ. Le hobbit crut apercevoir, avant que le cavalier ne disparût derrière le mamelon, un couple de corbeaux virevoltant au-dessus de la sombre monture.
Un peu tremblant, Gerry demanda de nouveau à être rassuré :
- Ce n’était sans doute rien, n’est-ce pas Gandalf ?
Il s’aperçut alors avec effroi que le magicien tenait son épée prête, hors du fourreau. La réponse du sage fut sans équivoque :
- Ne faites pas l’enfant ! Cet homme cherche quelqu’un ou quelque chose. J’espère que ce n’est pas vous !
La gorge de Gerry se serra : le Père Sonnecor l’avait fait prendre en chasse !
Gandalf accorda un repos de quelques heures au hobbit, à l’abri des sapins. Puis les voyageurs revinrent prudemment sur la route, épiant et écoutant. Ils se remirent en marche en guidant le poney, de sorte qu’il marchât dans l’herbe, tant pour éviter les empreintes dans la boue de la route, que le bruit des sabots sur les pavés qui subsistaient.
Le hobbit, laissant son anxiété guider ses suppositions, imagina que le père Sonnecor avait engagé et envoyé ce solide routier à sa recherche, pour recouvrer son trésor. Pendant plusieurs milles, il surveilla les alentours sans aucun répit.
Mais les voyageurs finirent par sortir de l’étendue relativement boisée où ils s’étaient dissimulés, pour déboucher sur un espace nu et moins vallonné. La visibilité accrue rassura le hobbit : ni cavalier ni monture à perte de vue.
Les compagnons reprirent courageusement leur périple. À mesure que croissait la faim du hobbit, lui revinrent des pensées plus terriennes. Il entreprit donc de parfaire la connaissance du magicien au sujet des habitudes alimentaires dans la Comté. C’est ainsi que Gandalf s’entendit décrire[2] les sept repas journaliers que s’octroyaient les Hobbits : le petit déjeuner à l’aube au saut du lit, un déjeuner à la première heure de pleine lumière, un en-cas un peu avant le zénith, un dîner en début d’après-midi, un thé au déclin du soleil et un souper à la nuit tombée. Un tel régime peut sembler adapté aux longues journées estivales de travail aux champs, mais les hobbits de toutes les professions s’y adonnaient en toute saison. Encore ajoutaient-ils, lorsque la température ou l’intensité de l’effort le justifiaient, ou tout simplement lorsque l’occasion s’en présentait, un nombre indéterminé de petits casse-croûtes !
Le magicien, qui connaissait les Semi-Hommes depuis fort longtemps, fut tout de même surpris par l’astuce hobbite, qui trouvait les moyens de varier l’alimentation et les préparations, conférant à chacun de ces repas, un cachet et une saveur particuliers, renouvelant ainsi l’intérêt de tous. Le hobbit ajouta malicieusement :
- Pour ma part, je considère qu’un tel raffinement dans les mœurs culinaires est un trait de civilisation ! Pensez-vous que la dette de mon peuple envers le Roi s’en trouve quelque peu amoindrie ?
Gandalf hocha la tête avec étonnement et un sourire aux lèvres. Ce jeune hobbit avait l’entendement aussi délié que sa langue…
- La Comté n’a pas de dettes ! Disons plutôt qu’une bonne volonté envers les peuples libres est un témoignage de reconnaissance apprécié, même exprimé de façon culinaire. Mais ne tentez pas de m’abuser en feignant de l’être vous-même ! Nous savons vous et moi que vos allusions, bien que noyées dans un flot de considérations élevées, n’a pour autre visée que de rapprocher l’heure de notre prochaine collation !
Gandalf se laissa finalement fléchir lorsque le soleil sembla au zénith : ils firent halte dans une riante petite combe abritée du vent. Un ruisselet d’eau claire alimentait une marre ombragée de petits ormes et de quelques bouleaux. Ils laissèrent vaguer le poney et se restaurèrent avec mesure – du point de vue du hobbit.
Pendant que Gerry s’adonnait à une sieste réparatrice, Gandalf s’adossa à un grand rocher gris et observa la route. Lorsque la monture fut reposée, le magicien réveilla le hobbit qui, ayant besoin de se clarifier l’esprit, tira d’une fonte une petite pipe en terre à la tige assez longue. Il la bourra cérémonieusement, sous l’attention amusée du magicien.
- Voilà encore cet étrange instrument, fit celui-ci, il faudra vraiment que je jette un coup d’œil ! Vous autres Hobbits semblez partager cette habitude particulièrement curieuse.
- C’est juste une pipe du Quartier Sud ! N’allez pas imaginer quelque magie ancienne…
- J’ai observé que la plupart de vos pipes, puisque c’est le nom que votre peuple a donné à son invention, sont bâties sur le modèle de la vôtre. J’en avais déjà vu plusieurs auparavant. Mais expliquez-moi, s’il vous plait, l’origine de cette tradition.
Le hobbit ne se fit pas prier. Il ne sut résister à la tentation de rabaisser un peu son interlocuteur, qui l'avait abreuvé de ses sentences toute la matinée :
- Pour commencer, maître Gandalf, je vais faire appel à votre compétence professionnelle, annonça-t-il avec une emphase moqueuse. Veuillez, je vous prie, procéder à l’ignition !
De son bâton, le magicien, ravalé au rang de valet préposé aux chandelles, alluma de mauvaise grâce le petit foyer, et observa avec étonnement le hobbit tirer les premières bouffées et s’installer confortablement le dos au rocher. Profitant avec malice de cette occasion inespérée de pontifier un peu aux dépens du vieillard attentif, Gerry narra en détail la tradition de l’herbe à pipe, sa découverte par Tobold, l’ancêtre du vieux Harold, les années de recherche et de travail autour des plants et de l’art de sécher et fumer, tout en lançant des volutes aussitôt emportées par la brise limpide.
Mais Gandalf ne se fatiguait pas - il questionna :
- J’ai observé les feuilles sur les coteaux de Longoulet. Je ne leur ai rien trouvé de particulier. Qu’ont-elles de si remarquable ?
- Voilà bien une question de novice ! En premier lieu, il importe de ne pas prendre l’herbe à pipe pour du foin, de l'herbe coupée. C'est une matière qui a du caractère et que l’on ne peut apprivoiser qu'avec empathie et application - par apprivoiser j'entends en tirer du plaisir. Le lieu où on la cultive, l'emballage qui la conserve, le temps de saison, le moment de la journée, l'état d’esprit pour pétuner, tout compte.
- Je commence à saisir que votre peuple a élevé cette occupation au rang d’art. Ce que je ne comprends toujours pas, c’est l’intérêt que vous trouvez à l’acte lui-même…
- C’est là tout son charme, Gandalf. Mon tuyau à pipe évoque des images les mieux aimées des Hobbits : une terre bien cultivée, un bocage joliment taillé, un jardin coquettement agencé, une collation partagée sous la tonnelle… Il m’aide à m’extraire des petits tracas immédiats, à écarter les trouble-paix et autres indésirables. Il me parle de l’éternité selon les Hobbits.
Gandalf ignora la pique :
- Cet art semble vous aider à soutenir vos pensées agréables…
- Mais ce n’est pas tout ! Lorsque l’on chemine, tenez, dans l’air humide de l’automne, des saveurs s’emparent de la feuille à pipe : l’odeur des haies champêtres et des sentiers forestiers, le goût de l’humus et des feuilles mortes qui tapissent les racines des bois, le parfum vif des branches grelettes qui luisent et chantent dans le vent frais. Ces goûts magnifiques se fondent sur la langue et prennent vie dans la fumée.
- Vous fumez donc en promenade ?
- Souvent ! En parcourant la lande, on hume sa pipe à petits coups, en la laissant cueillir pour nous les saveurs… Mais nous fumons aussi après un bon repas, le soir au coin du feu. Pour ma part, la pipe du soir a le goût des marrons chauds de l’enfance, la saveur lointaine des contes autour de l’âtre, l’excitation d’une fantaisie aventureuse dans le confort de son chez-soi !
- En définitive, vous pratiquez un rituel, qui trouve ses racines dans une longue pratique du travail et du bien-être. Surtout du bien-être, vous concernant !
Gerry, à son tour, ne releva pas le sarcasme :
- Ma famille s’enorgueillit d’avoir découvert les sommets de cet art : les ronds de fumée !
- Voyez-vous cela ! De quoi s’agit-il exactement ? fit le magicien, se penchant en avant d’un air très intéressé.
- La façon la plus répandue consiste, après avoir empli sa bouche de fumée, mais sans l’inhaler, à ouvrir grand la mâchoire. On ferme rapidement et légèrement la bouche en gardant la forme de rond sur ses lèvres.
Joignant le geste à la parole, le hobbit émit quelques ronds de fumée, que le magicien observa avec admiration.
- Mais vous devez comprendre que je ne puis vous révéler tous mes secrets, s’interrompit le hobbit d’un air soupçonneux. Les meilleurs fumeurs sont très prisés, et nous formons des cercles pour rivaliser d’adresse !
- Oh ! Et comment juge-t-on de l’adresse d’un fumeur ?
- Les effets sont à l’appréciation de chacun : enchaîner des ronds rapidement, en maîtriser la taille et la vitesse, les faire se chevaucher…
- Pensez-vous que je pourrais essayer de composer des ronds de fumée ?
- Avec MA pipe ? Vous n’y pensez pas ! Une pipe est un instrument très personnel ! Je vous choisirai une pipe qui vous conviendra, dès que nous en aurons l’occasion : longue avec un énorme foyer. Je vous guiderai aussi dans le choix de votre herbe à pipe. Et je serai votre mentor es-ronds de fumée !
Le hobbit ajouta malicieusement, non sans guetter du coin de l’œil la réaction du magicien :
- Il faudra vous appliquer, cet art n’est pas à la portée du premier venu !
- Vous ai-je donné l’impression d’un magicien peu appliqué, maître-fumeur ?
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Ils se remirent en route sans attendre la fin de la pipe. Gerry demanda à Gandalf la raison de cette hâte, sans cacher qu’il jugeait cette précipitation, parfaitement incompatible avec l’art de pétuner, ou même de l’art de vivre. Le magicien, dont le bord du chapeau flottait maintenant au vent, répondit d’un air pensif, en regardant vers le lointain :
- Je dois participer à une expédition qui va bientôt s’organiser. Et vous allez m’accompagner. Ce sera très bon pour vous, et peut-être pour vos compagnons… si vous en réchappez indemne !
Gerry n’insista pas, devinant que l’humeur de son compagnon ne se prêtait plus aux effronteries hobbites. Il se demanda tout de même si indemne s’entendait au propre ou au figuré.
Les prés autour d’eux se révélaient sous un jour moins amène : les nuages gris avaient presque entièrement recouvert le ciel, et les abeilles, qui tout à l’heure emplissaient l’air de leur frémissement de vie, s’étaient mises à l’abri. Forçant le pas, Gandalf mena Gerry à l’extrémité d’un grand plateau herbeux.
Au bord de la route, à l’endroit même où elle plongeait vers une immense vallée, se tenait un arbre solitaire. Chenu, tordu, il semblait replié sur lui-même, comme un vieux hobbit accablé d’épreuves et de rhumatismes. Ses larges racines s’élançaient loin du tronc, débordant sur la route dont les pavés avaient éclaté. Quelques feuilles rousses s’attardaient depuis l’automne dernier sur les deux seules malheureuses branches noueuses qui subsistaient.
Un couple de corbeaux les dépassa, puis plongea vers la route au pied de l’arbre. Ils s’y posèrent, dansant une curieuse sarabande parmi les pavés usés. En s’approchant, le magicien comprit que les animaux avaient été attirés par un tas de pierres de couleur. D’une voix forte, il chassa les corbeaux qui s’enfuirent vers l’est en croassant d’indignation.
Gerry et Gandalf firent halte sous la ramure du chêne et se penchèrent pour inspecter les pierres. Placées de main d’homme, certaines avaient été dispersées.
- Était-ce là un message caché des rôdeurs ? demanda Gerry.
- Ce l’était. Je suis sûr qu’il s’agit d’un avertissement mais c’est tout ce que je puis lire à présent. Je n’aime pas cela. Nous devrons nous montrer plus circonspects, murmura Gandalf en scrutant l’orient pour apercevoir les corbeaux.
La route s’inclinait en une pente douce qui semblait se dérouler à l’infini, vers la brume loin au fond de la vallée. De gros nuages gris d’ardoise filaient maintenant au-dessus de leurs têtes. Les murs de pierres sèches autour d’eux hululaient au rythme des rafales de vent les plus vives.
- Voici le bassin du Gwathlo, le flot gris des Hobbits, annonça Gandalf. Cette terre était jadis recouverte d’une épaisse forêt, dense et sauvage. Mais les Hommes de la Mer prélevèrent encore et encore dans ses bois les matériaux de construction de leurs immenses flottes. Il ne reste que quelques massifs épars sur cette plaine...
- Les arbres qui subsistent ici ne semblent plus que des souches, fit remarquer Gerry en s’appuyant sur le vieux chêne.
Le magicien, qui scrutait au loin, revint brusquement à la réalité toute proche :
- La vie se cache assoupie là où elle semble avoir renoncé, Gerry ! Laissons-la dormir et quittons cet endroit !
Ils descendirent alors précipitamment la route, poursuivis par des nuages menaçants.
Mais les deux voyageurs ne purent parcourir qu’un peu plus d’une lieue, avant de devoir trouver un abri dans une bergerie à demi effondrée. Une pluie oblique et fine mais pénétrante les trempait jusqu’aux os, alors que Gandalf relevait le toit de planches effondré en l’étayant avec une poutre vermoulue. Ils s’accommodèrent du mieux qu’ils purent du confort primitif de la cabane : Ils s’octroyèrent chacun une gorgée d’hydromel, et Gandalf parvint à confectionner un repas chaud, en puisant dans ses réserves cachées.
Ce soir-là les fumerolles fantasques des allumettes de Gandalf rivalisèrent avec les anneaux de fumée du hobbit : des chats sautant au-dessus de la pleine lune, des acrobates virevoltant sur des chevaux qui passaient dans des cerceaux, des soleils flamboyants sur de glorieuses cités…
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NOTES
[1] Le « sillon » est une unité de mesure d’un peu plus de 200 m. voir la note sur les distances en fin de livre.
[2] … par le menu, évidemment !