La maraude du Vieux Touque

Chapitre 7 : La route se poursuit sans fin - Assommantes leçons

3058 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 14/11/2019 21:45

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Gandalf leur fit reprendre la route. Gerry protesta un peu - il était tenu éveillé depuis près d’une vingtaine d’heures – mais il n’eut pas gain de cause :

- Il nous faut encore ajouter quelques milles entre le père Sonnecor et vous d’ici la fin de matinée, déclara le magicien. Je vous emmène au relais de Thalion. Ce sera pour vous une agréable transition.

Gandalf ne le révéla pas au hobbit : il était pressé. En outre le Sage tenait à étouffer rapidement toute velléité de révolte dans l’esprit de son jeune compagnon, en mettant la Comté hors de portée…

Le terrain s’éleva lentement, tandis qu’un pâle et timide soleil orangé s’élevait devant eux à gauche de la route. Des nuages légers promettaient une belle journée mais il faisait encore assez froid. Gandalf fit marcher Gerry, autant pour épargner une fatigue prématurée au poney, que pour réchauffer le hobbit. Herbes folles et fleurs vernales s’étalaient en vastes prairies. Ils traversèrent quelques ruisseaux gargouillant et plusieurs barres rocheuses rouges de quelques dizaines de pieds de hauteur, qui avaient obligé les bâtisseurs de jadis à creuser une chaussée, de front dans la pierre, et à en remblayer l’approche.

Ces ouvrages, quoique plus en pente que le reste de la route, étaient pavés de dalles régulières et témoignaient de l’art des constructeurs du Roi. C’est du moins ce qu’imagina Gerry, car les Hobbits attribuaient au Roi la plupart des fondations qu’ils trouvèrent en s’installant dans le pays. Ils avaient hérité des Dúnedain leurs techniques de construction en bois et en pierre mais s’étaient bornés, la plupart du temps, à entretenir le précieux patrimoine.

Le Roi avait autorisé les Hobbits à fonder la Comté il y a bien des siècles, mais les contemporains de Gerry avaient complètement oublié le contexte de cette décision : la situation militaire critique du royaume, un manque de vitalité chronique des naissances, les dissensions internes... Le royaume avait ensuite disparu en même temps que l’adversaire septentrional qui avait causé sa perte, mais la Comté, district d’affaires bien ordonnées, lui avait survécu. Elle était parvenue à prospérer tandis que les cantons des hommes qui l’entouraient avaient peu à peu décliné.

L’expression « jusqu’au retour du Roi », qui rappelait l’antique position vassale et dépendante de la Comté, signifiait à présent « pour toujours » ou plutôt « à jamais ». Nul ne prévoyait plus son retour, mais la figure du Roi personnifiait encore l’ordre, la loi, la civilisation. Chaque pont, chaque acte juridique, un relais de poste érigé pour accueillir les Grandes Gens et leurs destriers au croisement de routes importantes, le moindre lavoir ou four collectif, les toises[1] et mesures portant les sept étoiles, tous ces détails de chaque jour leur rappelaient la présence immanente de cette figure tutélaire, au moins autant que les ruines des anciennes tours de guerre.

Après quelques milles, Gerry clopinant péniblement, Gandalf le hissa à nouveau sur le dos du poney. La route serpentait maintenant entre des petits massifs de grès rouge, qui projetaient des ombres bleues en travers de la chaussée. Les petits passereaux qui folâtraient au-dessus des champs fuyaient à leur approche en piaillant à qui mieux-mieux. La température s’élevait lentement, malgré une petite brise dans leur dos, qui poussait vers l’est de maigres nuages effilochés.

Les mirages de grandeur des anciens rois avaient quitté les pensées du hobbit. Son instinct de survie et de combattivité avait repris le dessus :

- Gandalf, j’aimerais savoir où vous m’emmenez. Je trouve ce départ… précipité et irréfléchi. Dans les terres sauvages, nous pourrions avoir besoin… d’équipement, de nourriture, d’herbe à pipe…

Les sourcils du magicien frisèrent soudain d’irritation :

- Gerry, mon jeune hobbit, vous apprendrez que les actes d’un magicien sont par essence réfléchis sous tous les angles. Leur pertinence n’est jamais aussi avérée que lorsque le commun des mortels – et surtout les plus irréfléchis - ne peut en saisir les raisons. Nous sommes pleinement pourvus des victuailles nécessaires ! En réalité, n’était le poids mort d’un hobbit paresseux et geignard, nous serions déjà parvenus à notre prochaine étape. La précipitation n’est due qu’à votre ridicule espoir d’échapper à vos obligations ! Rappelez-vous que Mâcheur, Grondeur, Croqueur et Hurleur vous goberaient tout cru avec poivre et carvi, s’ils vous surprenaient à rôder autour du Manoir Sonnecor !

Le hobbit dut en convenir. Mais la fâcheuse manie de ce magicien, d’avoir toujours raison, l’agaçait au plus haut point ! Il tenta sournoisement de retrouver ses bonnes grâces :

- J’ai bien noté que vous sauriez pourvoir au manger et au boire. Je voulais simplement dire que je n’ai pas eu le temps de réfléchir à l’équipement, comme par exemple une pelle, une corde, un briquet, des couvertures ou une bâche à l’épreuve de la pluie. 

Gandalf admit intérieurement les raisons du hobbit, ce que remarqua aussitôt celui-ci. Gerry osa malicieusement pousser son avantage :

- Mais je suppose que vous y pourvoirez également, le moment venu. Dites-moi simplement où nous allons. Je ne puis me laisser emporter comme un paquet. Ce ne serait pas… éducatif ! 

En guise de représailles pédagogiques, Gandalf lui asséna alors plusieurs chapitres de l’histoire ancienne : comment le Grand Roi avait eu trois fils qui ne surent s’entendre et fragmentèrent leur héritage en trois royaumes rivaux, se disputant la suprématie sur la grande forteresse du Mont Venteux. Il conta également comment le plus faible des trois, Rhudaur, tomba rapidement sous la domination du Roi-sorcier d’Angmar, puis comment le second royaume – Cardolan, où ils se trouvaient à présent – fut dévoré lui aussi.

Il éveilla vaguement l’intérêt de Gerry lorsque les Hobbits firent leur entrée dans cette histoire, traversant les Monts de Brume pour fuir une sombre terreur : ils vinrent par petits groupes, sur plusieurs décennies, et finirent par être tellement nombreux que le Roi du dernier royaume, Arthedain, eut l’idée de leur conférer la Comté comme vassaux. Mais malgré la sagesse et les exploits des rois, le dernier royaume fut lui aussi anéanti par son adversaire du septentrion.

Tous ces événements épiques se bousculaient quelques peu dans la cervelle du jeune hobbit, qui comme la majorité de ses congénères, n’avait jamais envisagé l’étude des temps anciens que sous l’angle généalogique. Les trois heures de leçon – épuisantes ! – prirent fin lorsque se profila, au détour d’un empilement de grès écroulé, une falaise rouge d’une trentaine de pieds de hauteur, que longeait la route.

Le soleil, quoique haut dans le ciel, ne parvenait pas à les réchauffer. Durant un quart d’heure, ils suivirent la falaise. Sur leur droite, de mornes éboulis se succédaient, sans autre végétation qu’une herbe rase et quelques grands chardons. Le sommet de la falaise, de l’autre côté de la route, leur apparaissait comme un alignement irrégulier de dents d’un gris rouge qui tranchait sur le bleu cobalt du ciel. Les oiseaux s’étaient tus, une ombre tomba sur le cœur du hobbit épuisé, qui devint pale et attentif au moindre bruit. Gandalf s’en aperçut :

- Ce défilé est l’un des endroits où les troupes de Cardolan opposèrent une résistance désespérée aux hordes du Roi-Sorcier. Voici les sépultures des guerriers tombés ! 

À droite de la route, les ruines d’une maison des Grandes Gens, bâtie avec les matériaux rouges de la falaise, montraient les signes d’un abandon très ancien : les pierres noircies s’étaient recouvertes de poussière et les herbes folles y avaient proliféré. Gandalf arrêta le poney près des ruines.

- Il y avait une auberge et un relais, ici autrefois. En face se trouvait la seule entrée d’une tour de garde, située au-dessus sur la falaise et qui fut entièrement rasée lors de l’attaque. Tout alentours parait désert mais sachez, maître Touque, que des hommes viennent souvent ici pour surveiller la contrée. Les rôdeurs sont les gardiens secrets de ses étendues inhospitalières. Voyez ! 

Le magicien désignait, à l’écart des murs en ruines, au milieu de ce qui pouvait avoir été la cour des écuries, quatre pierres oblongues et polies, alignées sur le sol, de même taille et plantées parallèlement entre les herbes, de couleurs alternées : rouge, blanc, rouge, blanc.

- Les rôdeurs parcourent le pays pour assurer la surveillance et chasser les choses mauvaises. Ils ont laissé ces signes.

- Savez-vous les lire ?

- Bien entendu. Mais ils ne les enseignent qu’à leurs amis sûrs. Ne comptez pas sur moi pour vous en révéler le sens : vous devez d’abord faire vos preuves.

- C’était une simple curiosité de ma part ! Qui sont les rôdeurs ?

- Ainsi vous ne savez rien des Dúnedain, qui assurent la sécurité de vos frontières ? Que croyez-vous qu’il serait advenu de la Comté, pendant toutes ses années de pacifique oisiveté, si elle n’avait reçu l’aide de gardiens pour veiller, battre sans relâche le pays sauvage, y déraciner le mal naissant, déclencher l’alarme et vous assister dans le combat au moment critique ?

- Je croyais que la paix et l’opulence était de règle pour nos voisins… Mais pourquoi ces rôdeurs surveillent-ils le pays ?

La voix du vieil homme se fit plus ténue, comme s’il sondait sa mémoire :

- Par-delà les années d’effacement et de labeur anonyme, leur sens de l’honneur les guide. Peut-être se sentent-ils redevables envers les populations de leur ancien royaume. Parce que les choses mauvaises telles que les orques, les trolls… ou d’autres créatures que je ne nommerai pas, ne connaissent pas de répit et se répandraient autour de la Comté, pour finir par la détruire, sans leur vigilance permanente.

Gerry dévisagea Gandalf comme si les stances les plus sombres des anciennes légendes avaient fait irruption dans les prés de ce beau jour de printemps. Le hobbit insista, d’un ton incrédule :

- Mais pourquoi se sentiraient-ils redevables ?

- Ils descendent des seigneurs et des guerriers dúnedain qui firent le royaume autrefois, qu’ils n’ont pas su protéger. À la disparition du dernier roi, les survivants entrèrent en clandestinité, se réfugiant dans des villages cachés et perpétuant la tradition de gardiens, génération après génération.

Le jeune hobbit éreinté se sentit petit et d’une délicieuse inutilité. Il en faudrait plus, pour lui inculquer le sens du devoir, qu’une après-midi assommante, récapitulant les hauts faits de jadis ! Pourtant le souvenir des guerriers morts pour le roi donnait aux ruines un aspect sévère et solennel, que renforçait un étrange silence.

Gerry explora les environs avec un détachement apparent qui ne put tromper le magicien. De retour près de la route, il tomba en arrêt devant une large ouverture creusée dans la paroi de la falaise, dont le sommet s’était abaissé à une douzaine de pieds.

L’entrée flanquée de deux piliers sculptés en forme de gardes en cotte, était surmontée d’une pente d’herbe couverte de petites fleurs blanches. L’ouverture béante suintait l’amertume et la nostalgie, rappelant les figures épiques évoquées dans la leçon de Gandalf, malgré l’esprit dissipé du hobbit. Le chenapan, attiré malgré lui, s’avança sur le perron et observa un long moment, pour habituer ses yeux à la pénombre. Avant que Gandalf n’essayât même de le retenir, il s’engagea dans le tunnel.

Deux rangées de pierres tombales bordaient le couloir, qui menait à une salle de grande taille. Au centre, un catafalque noir supportait trois cercueils de pierre. De quelques puits tombaient des colonnes de lumière, qui donnaient à la crypte l’allure d’un grand château d’homme.

L’imagination du jeune hobbit galopait aux côtés des chevaliers de jadis. La tête lui tournait. Les nobles défenseurs juraient protection et courage avant la bataille. Tout comme leurs descendants d’aujourd’hui, spectres hantant le pays sauvage, ils défendaient l’honneur et le droit. Bien contre son gré, un début de culpabilité fissura un peu son sentiment léger de liberté et d’inutilité. Gerry crut voir, comme dans un rêve, le dernier gisant du couloir tendre vers lui une main implorante, comme pour lui réclamer… Il eut un brusque mouvement de recul, agrippant de la main droite le coupe-feuille dans la poche de son gilet.

Gerry tomba en arrière et heurta de la tête la pierre tombale en vis-à-vis. Son inconscient se débattit un court instant contre ce chevalier qui lui reprochait sa légèreté et le vol du coupe-feuille :

- Je l’ai pas volé ! C’est un cadeau !

Le hobbit se réveilla. Il frotta ses yeux, constatant qu’il était à terre et qu’il avait rêvé. Le considérant avec inquiétude, Gandalf se tenait penché sur lui, son bâton à la main. Une chaude lumière irradiait de l’extrémité du bâton du magicien, repoussant les ombres fantomatiques alentours. Le hobbit se releva lentement :

-  J’ai fait un rêve étrange… marmonna-t-il en s’assurant que le coupe-feuille était bien à sa place. Que m’est-il arrivé ?

-  Vous êtes éreinté. J’ai trop exigé de vous ! Vous avez eu une courte absence. Sortons d’ici… 

Le magicien se redressa, se tourna vers le catafalque et adressa un court salut, grave et cérémonieux « Nai Eru lye manata »[2].

Aussitôt le hobbit se sentit le cœur plus léger. Il fit un petit signe de tête vers la salle et s’en retourna par le couloir, suivi des pas lourds des bottes de Gandalf et du cliquetis de son bâton sur les dalles. Quand ils furent au soleil, le magicien lui concéda une gorgée d’hydromel et lança sèchement :

- Quittons cet endroit. Les signes invitent à ne pas s’attarder !

Ils reprirent la route immédiatement, troublés l’un et l’autre.

- Vous parliez dans votre évanouissement… se hasarda Gandalf.

Le hobbit saisit le regard en coin du sage mais l’évita soigneusement, maintenant le sien droit devant lui :

- Je ne m’en souviens pas !

- C’est dommage… Cette salle se nomme « Rond Quensanwë », la voûte de conscience, poursuivit Gandalf d’un air absent. Du temps du Roi Orodreth, c’est là que les jeunes Dúnedain de Cardolan se retiraient pour une veillée avant d’y jurer fidélité à leur seigneur et aux lois du royaume.

- Comptiez-vous faire de moi un chevalier ?

- Cet endroit était réputé pour révéler les vocations, qu’elles soient guerrières, artistiques ou académiques. C’est vous qui parlez spontanément de chevalerie…

Mécontent de l’implacable lucidité de son compagnon, le Hobbit ne répondit pas.

- Les chevaliers du Roi le représentaient en temps de guerre comme de paix. Ils disposaient de grands privilèges mais leur premier devoir était la droiture et le respect des lois. Est-ce de chevalerie dont vous avez rêvé ? Ou peut-être des vertus premières de la chevalerie ?

Le magicien orientait sciemment la conversation vers la responsabilité des créatures libres, pour voir où cela les mènerait.

- Je ne sais pas exactement, articula lentement Gerry, comme s’il rassemblait ses idées avec difficulté. Du labyrinthe foisonnant de ses pensées coupables et des souvenirs d’actes inavouables, émergea l’anneau d’or des Sonnecor, aux contours nets et rutilants. Le hobbit se rendait compte à présent combien ce don impliquait la petite Priscilla, tant cet anneau d’or portait la fierté de sa lignée. Il assumait sans gêne l’affection à sens unique de bien des jeunes hobbites, mais trahir négligemment la confiance naïve de Priscilla avait été une première, qu’il supportait mal à présent. Cette misérable usurpation consentie par lâcheté et suffisance pèserait désormais sur lui. Le hobbit en voulait beaucoup à Gandalf pour cela… À moins qu’il ne rende l’anneau à la famille Sonnecor ? …

- Je vois à présent plus clairement… que je n’aurais pas dû accepter un don, pourtant librement consenti ! énonça-t-il avec difficulté.

Cette concession lui avait coûté. Le magicien fut ravi de constater à quel point il lui avait été facile d’amener le hobbit sur le sujet des conquêtes féminines et du libertinage. Qui plus est, Gerry semblait réaliser sa responsabilité et éprouver un début de regret envers les jeunes hobbites !

Mais Gandalf se leurrait. Il ne pouvait s’apercevoir qu’un petit anneau d’or préoccupait le hobbit bien davantage que ses conquêtes trop faciles.

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NOTES

[1] La toise est une unité de longueur ancienne, qui correspond à l'envergure de l'homme adulte qui étend ses deux bras, soit environ 1,80m. Elle correspond en général à six pieds, soit deux verges ou une aune et demie.

[2] Que le Grand Créateur vous bénisse !


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