La maraude du Vieux Touque

Chapitre 4 : La chasse au galopin - Le manoir Sonnecor

2931 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/11/2019 21:35

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Le vieux magicien, maudissant sa maladresse, reprit la route une fois de plus. Se faire berner par ce freluquet l’avait passablement irrité - il allait changer de manière !

Arpentant la route à grandes enjambées, il parcourut quelques milles vers le sud, sous une chaleur croissante. Il ruminait ses griefs en rythmant sa marche des coups de son grand bâton de magicien. Les trous de hobbits se firent graduellement moins nombreux et plus cossus de part et d’autre de la voie. Les bosquets émeraude et les jardinets pétillants de fleurs multicolores cédèrent progressivement la place à de riches cultures céréalières, d’un vert tendre, qui sortaient du sol d’à peine quelques pouces. Un joyeux bourdonnement d’abeilles accompagna le magicien tant qu’il longea le fossé envahi d’arbustes odorants et de genêts. La vallée s’élargissait lentement pour rejoindre le bassin du fleuve Baranduin, encore environné de brumes matinales.

Gandalf scruta la route devant lui, qui serpentait nonchalamment vers le fleuve. Une sensation inhabituelle, comme un regard dardé dans son dos, le retint un instant immobile. Un trille l’apostropha depuis les bosquets à gauche de la route. Attiré par le chant de l’oiseau, il s’engagea de quelques pas au milieu des arbres, cherchant du regard sous les branches.

Soudain une grive s’échappa de sous un buisson, voleta quelques instants autour du magicien, puis vint se poser sur son épaule.

- Eh bien, ma toute belle, tu viens de bien loin ! Tu as l’air épuisée…

L’oiseau se mit à gringotter avec véhémence. Gandalf la fit délicatement monter sur son index et écouta attentivement. Les pépiements s’étant taris, le magicien émit entre ses dents serrées, un curieux sifflement saccadé et prolongé, tandis que la grive penchait la tête de côté et d’autre. L’animal reprit son caquetage de plus belle, sur un ton moins haut et un rythme plus posé.

- Hum, fit Gandalf pensif, le Roi, comme les pies tes cousines, prend son vol vers ce qui brille, … 

Son visage s’assombrit un instant, révélant maintes rides de soucis.

- … mais tout ce qui brille n’est pas or, ajouta-t-il tristement.

Gandalf caressa délicatement l’oiseau sur le dessus de la tête, et lissa ses plumes jusqu’à l’extrémité de la queue. La petite grive frotta les deux côtés de son bec sur l’index tendu, redonnant au magicien son sourire indulgent.

- Tu as bien mérité de te reposer. Quant à moi, il me faut maintenant rattraper le temps et ce garnement. Va retrouver ton roi ! 

L’oiseau plongea jusqu’à terre, sautilla jusqu’à un rocher sur lequel il se jucha avec un petit air revendicateur. Le magicien descella donc une grosse pierre non loin du petit trône improvisé. De gros vers se tortillaient dans la cavité de terre ainsi révélée.

- Régale-toi ! Adieu maintenant ! 

Gandalf reprit havresac et bâton puis, cheminant à travers bois vers l’orient, se remémora sa dernière rencontre avec Maître Elrond :

« Ce qui est d’or, parfois, point ne reluit,

Ceux qui errent, tous ne sont pas perdus.

L’ancien qui est fort point ne dépérit,

Les racines, de gel ne sont perclues.

Des cendres un feu sera ravivé,

La lumière des ombres percera, [1]

Renouvelant les splendeurs dispersées.

Le fief repeuplé royaume sera. »

Un songe m’est venu sur les ailes de la nuit. Le descendant des rois de jadis se lève pour affronter son destin. Ses parents écrivirent ce poème pour sa lignée, mais je sais dans mon cœur qu’il n’est pas encore prêt. 

Bien qu’il fût puissant parmi les Elfes et les Hommes, Maître Elrond n’était pas à proprement parler un magicien, mais il savait lire bien des signes et ses prémonitions étaient respectées. Une aventure hasardeuse semblait sur le point d’être lancée, par un homme à la volonté inflexible. Si Elrond entrevoyait une épreuve périlleuse, Gandalf devait donc se hâter. Or ce garnement lui faisait perdre un temps précieux…

Bientôt ses grandes bottes firent de larges empreintes dans le tapis de mousses et de feuilles de l’automne précédent. Au fur et à mesure que le terrain s’abaissait et devenait plus humide, ses empreintes devinrent de véritables trous qu’une eau boueuse envahissait en quelques secondes.

Les bois se clairsemèrent et apparurent des lys, puis des joncs et des hémérocalles flamboyants sous le soleil de midi. Le magicien repéra ce qu’il cherchait : une route surélevée qui filait d’ouest en est. Il y grimpa prestement et la suivit vers la gauche, menant grand train jusqu’aux abords d’une belle propriété.

Des serres, alignées comme un bataillon de grosses tortues, protégeaient de leur dos de toile verte, des plantations de jeunes légumes et d’herbe à pipe de diverses variétés. Le magicien observa alentours, humant le vent, le sourcil en bataille. Voilà certainement où s’était dissimulé son gibier !

Plus loin dans un verger, il héla un petit groupe de hobbites occupées à soigner les arbres fruitiers :

- Voici un bouquet de fleurs admirables sous le soleil printanier du Quartier Sud ! 

Un chœur de gloussements flattés accueillit le compliment.

- Ai-je bien trouvé la propriété des Comices du Gué ? 

Une mélodieuse ovation d’approbations répondit à la question.

- Auriez-vous l’obligeance de bien vouloir m’indiquer le smials de Demoiselle Priscilla Sonnecor ? 

Un aria de petits cris aigus, accompagnés de regards furtifs, confirmèrent les soupçons de Gandalf. Les demoiselles avaient été mises en garde - le jeune gredin l’avait certainement précédé au poulailler, tel un petit coq au milieu de sa basse-cour.

- La direction, je vous prie ? Mesdemoiselles ?

Un concert de chuchotements, montant et descendant comme une valse, couvrait la voix du magicien. Cependant la plus délurée des jeunes hobbites, un sourire mauvais au coin du visage – peut-être une rivale de Priscilla, très probablement la fille cadette Blanchoie – finit par indiquer d’un doigt potelé une large avenue dallée, un peu plus loin sur la gauche. Gandalf salua du chapeau et s’en fut dans cette direction, sous les récriminations dissonantes du parterre féminin.

Les Hobbits vivant près du fleuve Brandevin avaient, depuis des générations, pris l’habitude de construire en hauteur, imitant en cela l’art des Hommes. Les gens influents avaient conservé l’habitude ancestrale de construire des trous de hobbits, mais d’une façon beaucoup plus luxueuse : l’intérieur d’un smials était confortable, tempéré, aéré et sec, lambrissé, pavé et éclairé, pourvu de chambres, salons, meubles, ustensiles et amples réserves.

Mais le père Sonnecor avait innové en bâtissant, sur et sous le promontoire au centre de sa propriété, une résidence mixte, comprenant des pièces enfouies et des étages au-dessus du sol. Le bâtiment n’atteignait pas évidemment la taille ou le prestige des demeures ancestrales des vieux clans telles que Bourg-de-Touque ou Chateaubrande, mais les Grandes Gens du gué de Sarn l’appelaient « le Manoir Sonnecor ». L’autorité du père Harold Sonnecor était reconnue depuis Longoulet, jusqu’au gué et au-delà, parmi les hommes installés pour exploiter la rivière et les collines de grès rouge.

Le père Harold avait poussé l’excentricité jusqu’à faire installer, au faîte de sa maison, un grand cor en corne d’auroch du Rhûn lointain. La trompe, de plus de deux pieds d’envergure, était emmanchée sur un grand tuyau conique, qui débouchait sur le toit. Le voisinage s’était gaussé des airs de grandeur du maître du manoir, et ni la prodigalité de Harold ni la rigueur professionnelle de ses sélections d’herbes n’avaient pu endiguer les moqueries. Mais il faut reconnaître que les commentaires ironiques se seraient sans doute apaisés plus rapidement, si le père Sonnecor n’avait pas commis ses fils à souffler régulièrement dans le cor pour marquer les heures, de l’aube au crépuscule !

La demeure Sonnecor apparut au bout de l’allée. Le magicien se remémora avec mélancolie les gentilhommières que portaient jadis les terres d’Arthedain, dans la vallée du Baranduin. Les verriers du Roi de la rue des lanterniers – Rath Celerdain à Norchâteau-le-Roi [2] – étaient parvenus à maîtriser les techniques permettant de bâtir des serres à partir de verre plat, accroissant les rendements des plantations. Tout juste l’aide d’un certain magicien avait-elle été nécessaire…

La bâtisse ne portait plus les stigmates des fonctions militaires et de l’orgueil des hommes de naguère. Une colline basse étalait ses pentes douces, abritant une douzaine de portes rondes aux couleurs du printemps. Des milliers de fleurs bleues encadraient les fenêtres ouvertes, tandis qu’une petite armée de hobbits étendait à sécher des linges sur la pelouse. Surmontant la colline, une maison couleur crème, aux colombages bruns, longue et trapue, résonnait des sons de cuisines et de divers ateliers. À l’étage, une rangée de hautes fenêtres alignées sous un grand chaume révélait la pièce d’apparat, où pouvaient séjourner les Grandes Gens. L’ensemble pouvait abriter une centaine de personnes, sans compter les bâtiments et trous alentours.

Gandalf atteignit un porche de chêne où deux petits personnages s’affairaient autour de quatre molosses écumants. Les chiens, hors d’haleine, éternuaient, baillaient et geignaient de façon pitoyable. Un hobbit vigoureux leur donnait à boire et les flattait, expliquant que les animaux avaient été victimes d’un adversaire trop malin pour eux. Le personnage opulent et rassis semblait cambrer le dos pour retenir son énorme bedaine. Il roulait dans sa main droite, entre l’index et le majeur, une barre faite de feuilles brunes roulées sur elles-mêmes, et la mordillait de temps en temps d’un air important et contrarié. Le magicien s’adressa respectueusement à lui :

- Maître Sonnecor, je vois que votre meute a été mise à mal. Puis-je vous assister ? 

- Bonjour, étranger. Je n’apprécie pas la présence d’intrus sur ma propriété. Mais puisque vous êtes venu jusqu’ici, rendez-vous donc utile !

Tant de réputation que de visu, le vieux père Sonnecor connaissait parfaitement Gandalf, que ce ton péremptoire et cette mémoire sélective irritèrent un peu plus :

- Je vous dirai bientôt pourquoi j’ai suivi cette route, qui fut bâtie bien avant que les Hobbits n’habitassent la région et ne vous appartient nullement, rétorqua le magicien. Nous nous sommes par ailleurs rencontrés lors de la foire de Grand-Cave, il y a quelques années. Vous devez certainement vous souvenir que vous étiez alors un peu plus poli et bienveillant envers les honnêtes vieillards. Pour ce qui est de vos animaux de compagnie, voyons ce que je puis faire… 

Gandalf s’agenouilla et caressa la tête d’un gros berger écumant. Le magicien ouvrit la gueule du chien, huma et examina la truffe.

- Ces pauvres bêtes ont reniflé une épice piquante pulvérisée, probablement du carvi, et sans doute du poivre. Voici ce que nous allons faire… 

Le maître-chien guida Gandalf jusqu’à la cuisine du château. Ils préparèrent ensemble une mixture épaisse qu’ils donnèrent à ingurgiter aux chiens, de force pour certains. Gandalf rejoignit alors Harold Sonnecor, laissant les animaux se reposer sous la garde de leur maître, après les terribles mais salvatrices quintes d’éternuements que leur avait provoqué la potion du magicien.

Le maître-chien observa les deux vieillards discuter avec animation. Veillant les molosses qui s’étaient endormis, il entendit maître Sonnecor conclure en serrant la main de Gandalf :

- … Je lui souhaite que vous le trouviez avant moi : il m’a déjà carotté quelques ballots d’herbe à pipe, sans compter pire ! Plusieurs bijoux de grande valeur ont disparu ces derniers jours… Vous pouvez aller voir ma fille, mais je doute qu’elle vous aide ! Repassez donc quand le cœur vous en dit, vous serez toujours bien reçu, Maître Gandalf !

Le magicien fit le tour de la colline, monta le petit chemin menant à la chaumière et avisa une jeune fille à sa fenêtre ronde. Elle parachevait une coiffure ravissante et compliquée, perlant de verre coloré ses cheveux châtain finement nattés. Plusieurs minutes s’écoulèrent avant que Priscilla ne feignît de s’apercevoir de la présence de Gandalf.

- Vous ne devriez pas vagabonder dans une propriété privée ! répliqua-t-elle d’un air pincé. Mon père pourrait lâcher les chiens sur vous !

Gandalf s’approcha de la fenêtre donnant sur la pelouse en pente, posa son baluchon et s’appuya des deux mains sur son bâton, les sourcils hérissés et la mine sévère :

- Vous ne devriez pas dénoncer si négligemment l’hospitalité de votre père ! Quant à ces braves Mâcheur, Grondeur, Croqueur et Hurleur, nous sommes en excellents termes. Je suis venu ici de la part du Thain de la Comté, qui m’a chargé de remettre son bon à rien de fils dans le chemin de la droiture. Le chenapan m’a précédé ici, pour vous voir sans aucun doute, en espérant échapper à ses devoirs. Pourriez-vous lui demander de me rejoindre immédiatement ? 

La belle toisa le magicien de sous ses longs cils, puis lui décocha une réplique qu’elle jugeait assassine :

- Autrefois vos tours de farfadet m’impressionnaient, lorsque j’étais enfant. Mais à présent, maître Gandalf, je vous avertis que vous ne m’enlèverez pas mon promis !

- Autrefois vous aviez la politesse de saluer les hôtes de votre père. Le futur Thain a besoin de voir le monde, je l’emmène pour l’aider à devenir ce qu’il devrait être : un gentil-hobbit, au sens plein et noble du terme. Tels sont les souhaits de son père, chef de son clan et premier personnage de la Comté.

- Je me charge déjà de le mettre dans le droit chemin ! 

Gandalf la considéra d’un air peiné. Il ne put se résoudre à lui révéler la profusion de plumes au chapeau du bourreau des cœurs :

- Vous n’atteindrez votre majorité [3] que dans plusieurs années. D’ici-là, votre père ne vous laissera pas mettre Gerry dans le droit chemin du mariage, tant que celui que vous vous êtes promis, ne montrera pas plus de sérieux et de respect pour sa charge future…

Un regard haineux accueillit cette évidence. Gandalf passa outre :

- Quant à vous, cessez de peaufiner les détails anatomiques de votre agréable personne, et tâchez de vous montrer utile à ceux qui vous entourent. Parcourez la Comté, apprenez à connaître les cœurs, le courage et les faiblesses, pratiquez les arts ou un métier, aidez les nécessiteux… Faites œuvre utile de votre vie, pour le temps qui vous est imparti ! 

La jeune fille se mit à pleurer lentement, sentant sa propre résolution s’émousser devant l’épouvantail des institutions parentales et de la Thainerie.

- Je ne vous laisserai pas emmener mon Gerry comme vous avez enlevé tous les autres !

- Vous ignorez de quoi vous parlez ! J’ai emmené quelques jeunes gens pour leur propre bien et j’ai ramené des hobbits mûrs – filles et garçons - dont la Comté se souvient avec fierté ! … pour la plupart… 

Après une pause, Gandalf tendit son mouchoir à la jeune fille qui le refusa. Il ajouta doucement, quoiqu’avec mauvaise conscience et sans illusion quant à la sincérité du jeune Gerry :

- Si vous vous aimez encore à son retour, vous trouverez le caractère pour convaincre votre père de s’entendre avec celui de Gerry.

La perspective du départ de son bien-aimé ferma alors complètement la jeune hobbite : sa bouche, son visage, sa fenêtre et pour finir ses rideaux.

- Allez-vous-en. Je ne veux plus vous parler ! lança sourdement son image claquemurée.

Mais Gandalf avait eu le temps d’entre-apercevoir une lueur d’espoir rebelle dans le regard embué de la jeune fille, avant la cascade de fermetures. Le magicien comprit aussitôt que Priscilla chercherait à avertir Gerry de ses intentions. Poussant soupirs et gémissements, comme en raison de douleurs lombaires et d’une profonde déception, il remit une fois encore son baluchon sur le dos, et fit mine de partir.

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NOTES

[1] Le Seigneur des Anneaux, J.R.R. Tolkien. La suite du poème n’est pas de lui !

[2] Fornost Erain

[3] Les hobbits atteignent leur majorité à l’âge de 33 ans.

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