La maraude du Vieux Touque

Chapitre 5 : La chasse au galopin - Capture

2463 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/11/2019 22:14

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En réalité, Gandalf se posta discrètement sur une petite éminence à un sillon [1] au nord du manoir. Il s’installa confortablement au milieu des arbres et se restaura en bénissant la mère Boullard, tout en scrutant les alentours.

Son attente, quoique longue, ne fut pas déçue : en milieu d’après-midi – le grand cor venait de sonner quatre heures, c’est-à-dire le premier goûter – la petite demoiselle Priscilla, avec une mine de conspiratrice sous une ravissante houppelande azur, s’esquiva en catimini du manoir par une porte latérale, un panier débordant de victuailles au bras.

Les Hobbits ont développé, depuis les temps antiques de leurs premières errances, un sens inné de la discrétion et de la furtivité. Pour leurs voisins Grandes Gens, cet art du camouflage ne pouvait s’expliquer seulement par la petite taille des Semi-Hommes. Un soupçon de magie planait sur cette facilité quasi-miraculeuse.

Toujours est-il que Priscilla fit maints détours et prit moult précautions pour échapper à la surveillance de son père et de son entourage - mais Gandalf, qui se riait de telles ruses, était en embuscade.

La jeune hobbite passa tout près de lui, mais elle ne le remarqua pas. Le magicien avait abaissé son chapeau et se tenait coi sous les branches. Priscilla se retourna même à cet endroit, pour vérifier qu’elle n’était pas suivie, mais sur un geste du magicien, l’ombre changeante du feuillage se mit à danser sur les plis indécis de ses vêtements gris.

Une fois la jeune fille passée, Gandalf suivit l’amoureuse qui ne tarda pas à le mener, à son insu, à une « cabane d’elfe », une plate-forme perchée au haut d’un hêtre d’où l’on repérait le gros gibier dans la forêt. Gandalf se tapit dans les halliers tandis que la jeune fille grimpait à une échelle de corde, qu’on lança à son appel. Il faillit se faire piétiner par le poney de Gerry, attaché là pour le dissimuler, et qui grignotait les feuilles alentours. Le magicien tendit l’oreille, mais il ne put rien percevoir de la conversation des tourtereaux.

Priscilla, volubile et inquiète, informait Gerry de la poursuite de Gandalf et de son inquiétant mandat paternel. Elle lui conseilla, avec beaucoup de sagesse, de s’esquiver et de s’éloigner quelques temps, tant de Bourg-de-Touque que des Comices du Gué. Elle lui amenait un panier plein de nourriture et d’herbe à pipe de première qualité. Tel un chevalier des temps anciens, il était aussi solennellement investi du mouchoir de la damoiselle et d’un cadeau de cœur : un petit bijou de famille. Émue comme pour des fiançailles, elle lui confia ses trésors en chuchotant des mots tendres, un sourire coquet aux lèvres.

Cet anneau d’or n’était pas un anneau ordinaire. Deux lames courbes étaient dissimulées dans l’épaisseur de métal précieux. Elles quittaient leur logement pour couper ce qui se trouvait dans l’anneau, lorsque l’on rapprochait deux petites gemmes claires situées sur son pourtour. Il s’agissait du coupe-feuille des Sonnecor, ustensile luxueux permettant de sectionner de façon appropriée les fameux rouleaux de feuilles d’herbe-à-pipe, dont les chefs de la famille étaient friands.

Le coupe-feuille d’herbe-à-pipe était un objet très rare, mais typique du Quartier Sud. Bien sûr, il était en général moins luxueux et d’une forme plus conventionnelle. Les Hobbits ignoraient qui avait introduit l’herbe-à-pipe dans cette région du monde. On savait en revanche à quel moment l’habitude de la fumer s’était généralisée dans la Comté, et de notoriété publique, c’était Tobold Sonnecor, l’aïeul de Harold, qui avait inventé cet art près de deux cents ans auparavant, dans le Quartier Sud. Les plus belles plantations se trouvaient évidemment ici-même, de Longoulet aux rives du Brandevin. Si les travaux récents d’Harold avaient permis une sélection rigoureuse des plants et un accroissement considérable de la qualité des feuilles, les méthodes de coupe, de séchage et de conservation avaient été mises au point par Tobold lui-même.

Le grand ancêtre avait également inauguré la fastueuse tradition des rouleaux-de-feuille, que ses descendants perpétuaient encore jalousement. Il s’agissait d’une technique secrète permettant de rouler sur elles-mêmes, avec un savant chevauchement, plusieurs feuilles de qualité exceptionnelle et de variétés subtilement assorties. Le rouleau obtenu permettait de fumer l’herbe-à-pipe… sans pipe, mais avec un raffinement inégalable. Encore fallait-il couper avec discernement l’extrémité du rouleau, et disposer du coupe-feuille approprié, car une coupe incorrecte ruinait le tirage du précieux objet. Les rouleaux de feuilles constituaient, à l’époque de Gerry, un luxe inouï que se réservait maître Sonnecor. Il n’en offrait, encore que rarement, qu’à une sélection d’amis proches et des relations d’affaires triées sur le volet.

C’est dire si le coupe-feuille d’or du père Sonnecor, trésor de sa maison et témoin du génie de sa dynastie, représentait pour Priscilla un don d’une symbolique élevée ! Le coupe-feuille de l’aïeul fondateur ne pouvait quitter la famille Sonnecor. Confié à Gerry, il ne manquerait donc pas de réintégrer ladite famille. Dans l’esprit de Priscilla, ce ne pouvait être que par les voies matrimoniales… Ainsi la jeune hobbite, à sa façon romanesque, s’imaginait-elle un peu s’assurer l’affection et la fidélité de l’héritier des Touque…

Mais cette allusion romantique échappa complètement à Gerry, qui empocha négligemment le coupe-feuille. Il avait bien compris la valeur sentimentale que Priscilla accordait au colifichet, certes d’or, mais il collectionnait les gages d’amour de ses conquêtes avec une fierté puérile, sans un pincement de culpabilité. Pour rassurer Priscilla qui lui jetait des regards implorants, il glissa prestement l’anneau dans sa blague à herbe, dans le gousset de son gilet, bien à l’abri sous son aisselle gauche. Mais de nombreux appétits appelaient son attention. Sournoisement, il abonda donc sans vergogne dans le sens des conseils de Priscilla, promettant discrétion et assagissement… sans s’engager davantage. Puis il put remonter l’échelle de corde et passer au plat de résistance… sans aucune résistance.

Après une solide collation avec son soupirant – ça creuse, surtout pour des hobbits - Priscilla retourna au Manoir Sonnecor avant la sonnerie de cinq heures, promettant avec un sourire complice, de revenir après souper, munie des couvertures idoines.

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La jeune hobbite partie, Gandalf patienta quelques minutes pour lui laisser le temps de regagner son logis, puis il se leva tranquillement et détacha le poney qu’il chargea de son baluchon. Le magicien chuchota quelques mots à l’oreille de l’animal, se rendit au pied du hêtre et appela le chenapan :

- Allons, maître Gerry, il est temps… 

L’épouvante s’empara du godelureau. Bercé par ses rêveries polissonnes, il n’avait ni vu ni entendu arriver le magicien et ne pouvait plus s’échapper. Gandalf exigea tout d’abord de Gerry une lettre en bonne et due forme à l’attention de Mlle Priscilla. La missive expliquerait son absence de la Comté pour quelques mois, et la prierait de ne pas lui tenir rigueur de son inconstance. Gandalf dut pour cela préciser que le père Sonnecor était résolu à contraindre Gerry au mariage si des « circonstances pressantes » [2] l’y obligeaient. Comme Gerry refusait, perché sur son arbre, on menaça de le livrer au vieux Harold et ses chiens. La lettre fut donc écrite, signée et remise au magicien qui en corrigea les fautes les plus grossières en marmonnant.

Après quoi, Gandalf enjoignit au hobbit de descendre. Bien sûr, il dut menacer de venir le chercher. L’impatience du magicien dépasa les bornes lorsque l’échelle de corde, délibérément dénouée, tomba à terre, en paquet bien serré. Le vieillard montra alors une agilité surprenante en grimpant au tronc du hêtre en quelques instants, ce qui annihila la combativité du jeune hobbit. Gerry n’eut pas loisir de toucher le sol, qu’il sentit déjà le poids du bâton de magicien tracer sur sa tête des injonctions de contention et d’obéissance qui le terrifièrent.

Tremblant de tous ses membres, il se laissa installer sur sa propre monture, regarda Gandalf transférer les vivres du panier de Priscilla dans les fontes du poney, et sans même pouvoir bouger ou émettre un son, se laissa conduire en direction du gué de Sarn.

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Ils n’avaient pas fait plus d’un mille, lorsqu’ils entendirent sonner l’appel des marais, lancé par le grand cor du manoir, puis repris de loin en loin par les hobbits qui sortaient de leurs logis. Utilisée jadis lorsqu’une disparition faisait craindre que quelqu’un ne fût perdu dans les marais embrumés, cette sonnerie retentissait à présent dès qu’un hobbit avait besoin de l’aide urgente de ses voisins. Nul doute que le père Sonnecor avait surpris sa fille ! Insatisfait de ses réponses, il aura lancé ses chiens aux trousses du galapiat.

- Il avait pourtant promis, grommela Gandalf entre ses dents. Quel moucheron l’a piqué ? 

Gerry se demanda si la chasse n’avait pas un vague rapport avec le cadeau donné par Priscilla, le gros anneau d’or qu’il tenait dans sa poche intérieure. Mais il n’eut pas le temps d’approfondir ses hypothèses ni de formuler ses déductions. Donnant un ordre sec au poney, Gandalf le mit au galop et courut à ses côtés. Mais leur course se révéla vaine. Les chiens les repérèrent dans une allée, entre deux rangées de serres. Gandalf ralentit le pas et, devant Gerry épouvanté, tira sa longue épée qui étincelait dans la pénombre.

Les aboiements furieux se rappochaient inexorablement.

Décidé à tenter quelque chose, le hobbit sortit de sa poche un moulin à carvi, prêt à rééditer sa manœuvre de la matinée. Le magicien s’en aperçut et lui cria :

- Laissez cela, stupide Touque, cette ruse n’est plus de mise. Et surveillez nos arrières !

Maîtrisant la terreur du poney, Gandalf s’interposa devant les molosses en levant son bâton qui émit une vive lumière :

- « Couchés ! » fit-il d’une voix forte mais étrangement voilée, comme si elle perçait les limbes d’une époque lointaine.

Les quatre monstres s’immobilisèrent dans un jappement plaintif et se couchèrent au pied du magicien, bien alignés comme à l’exercice.

- Et maintenant, Grondeur, tu vas porter cela à ta maîtresse. Va, chez Priscilla !

Le magicien glissa la lettre de Gerry dans le collier clouté du chien, qui partit en trottinant en direction du manoir.

Le chef de meute une fois écarté, ce fut un jeu d’enfant d’envoyer les autres vers un leurre. Gandalf les regarda au fond des yeux, puis après un ordre bref, les lâcha l’un après l’autre :

- Mâcheur, à la cabane, sus au sanglier ! 

- Croqueur, aux silos, haro sur le cerf ! 

- Hurleur, aux garennes, taïaut ! 

Les trois molosses obéirent. Ils disparurent en hurlant, rameutant les torches et les chiens des voisins qui s’étaient dangereusement rapprochés. Gandalf saisit la longe du poney et mena rapidement son invité, tout contraint, hors de la propriété des Comices du Gué.

Empruntant des chemins détournés, ils s’enfoncèrent dans le labyrinthe des terres boueuses, cherchant à atteindre le fleuve. Ils cheminèrent pendant des heures, s’orientant bientôt à la lueur des étoiles, qui se dévoilaient une à une.

Toute rumeur de recherche avait complètement disparu derrière eux. Ils fendaient à présent une mer de joncs sous la lune nouvelle, tombant parfois à l’improviste sur une mare de boue peu engageante. À plusieurs reprises, Gerry protesta et conseilla une piste plutôt qu’une autre pour éviter les sables mouvants. Sa juste intuition étonna Gandalf, qui la mit sur le compte d’années de rapines furtives et de fuites en catimini.

Ils finirent par atteindre le Brandevin, y pénétrèrent jusqu’aux genoux - de hobbit - et suivirent la berge vers l’aval. La progression était pénible et dangereuse. Par intermittence, la lune illuminait quelque peu leurs pas, traversant lentement le ciel. Au bout d’un moment, une fois certains qu’aucun chien ne pourrait les retrouver, ils regagnèrent la rive et la suivirent vers le sud-ouest.

Aux premières lueurs de l’aube, ils avaient atteint le gué de Sarn. Sur la rive opposée, deux grandes pierres levées pointaient vers les dernières étoiles, comme un avertissement au voyageur qui se risquerait au-delà des limites de la Comté.

Une brise du sud agita les bords du chapeau de Gandalf. Il scruta et huma alentours, puis émit un petit sifflement. Aucune réponse ne venant, hormis quelques coassements, il réitéra son appel, en vain. Le hobbit se rendit compte de l’irritation du magicien mais ne mesura pas son désarroi.

- Le gué n’est plus gardé, pensa Gandalf. Quelque chose d’inhabituel a dû se produire… 

Malgré ses doutes, il s’avança d’un air résolu, son bâton en main et la longe dans l’autre.

Une fois encore, le magicien avait repris la route, avec un novice récalcitrant…

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NOTES

[1] Le « sillon » est une unité de mesure d’un peu plus de 200 m. voir la note sur les distances en fin de livre.

[2] Le terme « les circonstances pressantes » désigne, dans le langage des commères hobbites, qui toujours conservent le décorum, l’état incertain et transitoire d’une hobbite qui précède de quelques mois un heureux événement – il s’agit alors de « circonstances propices ». Lorsqu’intervient la déception ou le soulagement d’une fausse alerte, l’on parle dans ce cas de « circonstances illusoires ». Les cas de fausse-couches, heureusement rares chez les hobbits, portent le nom terrible de « circonstances funestes ».

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