La maraude du Vieux Touque
Chapitre 3 : La chasse au galopin - Cache-cache
2022 mots, Catégorie: T
Dernière mise à jour 11/11/2019 21:28
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La mine ronde et réjouie du Hobbit se crispa et son chant s’étrangla, lorsqu’il aperçut le magicien assis au perron de la maison d’hôtes de la mère Boullard. Le poney, privé du joyeux aiguillon de la chanson, ralentit le pas. Sans leur laisser le temps de se reprendre, Gandalf héla avec une courtoisie enjouée :
- Maître Touque, puisse le duvet s’étoffer toujours sur votre menton et sur vos pieds ! Joignez-vous donc à moi pour quelque broc bien mérité ! Vous chantez comme un gai pinson !
L’envie d’une bière gratuite le disputa dans l’esprit de Gerry, à l’intuition que ce vieillard affable pouvait dissimuler une intention cachée. Le jeune hobbit s’en faisait l’image d’un pique-assiette d’une fameuse réputation en pyrotechnie, mais aussi de l’un des rares conseillers ayant l’oreille de son père.
Mais « Bière n’est bonne que bue », comme on dit à Longoulet, et le garnement eut tôt fait d’attacher son poney et de rejoindre Gandalf devant un pot de bière… pas tout à fait mérité.
Le hobbit s’assit, rejeta son chapeau en arrière, retenu par une coquette cordelette d’argent, et se mit à siroter sa pinte.
Aussitôt une gêne s’installa dans un silence insistant, seulement ponctué par les bruits de lessive d’Isadora, du fond de sa cuisine. Après une bonne lampée de bière, Gerry se mit en peine de rompre cette tranquillité :
- Il fait bien beau…
Le silence reprit obstinément tandis qu’allumettes et passes des mains du magicien muaient les volutes de fumée en un joli minois féminin bordé de longs cheveux bouclés. Le doux visage de brume laissa bientôt la place à une tête de mulet, coiffé d’un chapeau hérissé de plumes. Gandalf toisa le hobbit :
- Voulez-vous dire que le temps est magnifique et que vous en êtes fort aise ? Vous sembliez gai comme un pinson, en effet…
Le hobbit ne répondit pas, étonné de la tournure des propos.
- Pourquoi parlez-vous du temps que tout le monde peut constater ? Est-ce que vous n’auriez rien à dire, Maître Gerry, vous qui chantiez à tue-tête il y a un instant ?
Gandalf ne laissa pas le temps de répliquer au hobbit :
- Ou peut-être craignez-vous une dégradation soudaine ? Ces conditions clémentes pourraient-elles se gâter ?
Où le vieux bonhomme voulait-il en venir ? Gerry ne goûtait guère cette histoire de dégradation.
- Était-ce là un constat béat, ou poindrait-il la conscience d’une impossible permanence, tempérée d’espérance ? N’avez-vous donc rien de plus intéressant à me servir, que vos plates considérations météorologiques ?
Là, c’est sûr, ce trouble-paix en voulait à la douceur de vivre dans la Comté – celle du hobbit en tout cas…
- Vous n’avez tout de même pas peur que le soleil ne se lève pas demain ?
Devant la mine soupçonneuse du hobbit, le magicien ajouta :
- Vous auriez raison, l’on ne saurait être complètement certain du lendemain, en ce monde. Mais peut-être aviez-vous en tête une activité particulièrement agréable sous ce beau soleil ?
Gerry pensa à l’une de ses dulcinées, la pimpante Priscilla Sonnecor, qu’il se proposait justement de gratifier d’une visite galante. Un sourire béat lui vint, qui disparut aussitôt : le vieux grigou semblait bien trop au fait des intentions du Joli-Coeur…
- Je vois que vous ne soufflez mot ! Pour un peu, on pourrait croire que vous n’avez pas la conscience tranquille…
Le hobbit s’était mis à suer à grosses gouttes sous le regard inquisiteur du magicien. Le malaise grandissant, Gerry se concentrait sur sa chope.
Mais les yeux du vieux bonhomme ne le quittaient pas. Cette fois, il fallait répondre. Gerry opta pour le naturel qui lui réussissait si bien d’ordinaire devant un public féminin :
- Eh bien, je parle du temps, comme tout le monde, pour engager une conversation avec un hôte qui eut la courtoisie de m’inviter mais pas encore la franchise de me dire pourquoi. Sans prétendre aux subtilités des magiciens, j’espère sous peu, par tâtonnements, trouver un sujet et le développer ensemble d’une façon agréable pour vous et profitable pour moi.
Le tout fut débité avec une aisance croissante et se termina par un hochement distingué de la tête. Gandalf apprécia la capacité du jeune hobbit à tenir son rang dans une joute oratoire. À l’inquisition agressive, il opposait la candeur, à la surenchère d’hypothèses, l’humilité d’une approche pratique, enfin à la raillerie appuyée, une déférence moqueuse envers les magiciens, non sans glisser un léger reproche d’une exquise politesse.
- Vous y avez réussi, reconnut Gandalf plissant les yeux et souriant intérieurement. Parlons de vous ! Quels sont vos projets ?
Gerry sentit ses entrailles se nouer : le vieux renard avait donc bien une idée en tête. Le hobbit craignait qu’il ne fût de connivence avec le Thain son père. Il avala une longue et dilatoire gorgée de bière, passant mentalement en revue les courses que son papa lui avait confiées. Il en sélectionna une qui pourrait justifier sa présence dans les environs et déclara :
- Je recherche un taureau de belle race pour faire un échange dans les saillies de génisses la saison prochaine.
- Je pensais à des projets plus… personnels, même si j’ai cru comprendre votre intérêt pour la saillie.
- Les affaires de la famille prennent la majeure partie de mon temps.
- Ne vous moquez pas de moi, Gérontius Touque ! …
Le ton autoritaire et cassant du magicien agacé figea le jeune hobbit le boc aux lèvres. Il déglutit bruyamment. Le magicien poursuivit :
- … Vous gaspillez votre temps en occupations inutiles sinon immorales…
- Tu recherches un partenaire d’échange pour les saillies, Petit Galapiat de mon cœur ? susurra une voix mutine dans la cuisine. Hi, hi hi, je peux t’indiquer plusieurs solutions…
Gandalf leva un sourcil incrédule : la mère Boullard venait au secours du galopin, avec un ton roué, sinon polisson, qu’il ne lui connaissait pas ! Gerry, reprenant contenance, attrapa au vol cette aide inattendue. Il but une forte lampée, se leva, s’excusa auprès du magicien et s’armant d’un crayon et de son petit carnet de cuir, entra dans la cuisine.
- Viens par ici, que je t’explique tout… minauda la voix mutine. Et tu vas en profiter pour me donner ton avis…
Des bribes de conversation étouffée lui parvinrent alors pendant plusieurs minutes, ponctuées de « Et ça tu aimes ? » et autres « Ou plutôt comme ça ? ». Gandalf leva deux sourcils consternés. Enfin les chuchotements inconvenants se turent complètement. Passé un moment d’hésitation, le magicien excédé fit irruption dans la cuisine, s’y cogna la tête à plusieurs reprises sur les ustensiles suspendus aux poutres, avant de se faire houspiller par Isadora sortant de sa chambre.
- Que faites-vous dans ma cuisine ? Enfin puisque vous êtes là : que pensez-vous de ma nouvelle robe ?
Gandalf manqua s’étrangler tellement la tenue d’Isadora était extravagante. La ménagère, sanglée dans une mousseline de taffetas indigo, pouvait à peine respirer mais elle papillonnait comme les Champs Verts en Juin.
- Mais où est passé ce jeune Touque ? interrogea le magicien en entrant dans la chambre.
- Certainement pas dans cette pièce ! rugit la cuisinière. Monsieur Gerry m’a aidée à choisir et à ajuster ma robe. Il est sorti côté jardin pour évaluer mon taureau. Il va revenir dans un instant. C’est un chenapan, mais il a si bon goût !
Gandalf, penaud des soupçons qu’il avait formés, réalisa qu’on l’avait berné. Le jeune Monsieur Touque avait évidemment contourné le smials et enfourché sa monture. Le magicien n’eut que le temps de rejoindre le perron et attraper son bâton. Le fuyard dévalait la route sur son poney, hilare, en criant à son attention par-dessus son épaule :
- Merci infiniment pour cette bière, Maître Gandalf ! Je suis marri de devoir vous quitter, mais mes obligations m’appellent… Ayez l’obligeance d’exprimer mes regrets à la mère Boullard, pour le report de notre saillie !
Agacé tant par ces allusions inconvenantes, que par sa propre naïveté, Gandalf ouvrit les lèvres pour adresser une remontrance impérative à l’effronté. Mais à ce moment arriva sur la route, en sens inverse, une charrette débordant de foin, qui masqua le fugitif. Le paysan mâchonnait une paille d’un air rébarbatif, comme son âne qui mastiquait dans sa mangeoire en jute. Le hobbit rassis dévisagea Gandalf avec une moue réprobatrice, semblant lui reprocher la vaine et immature agitation à laquelle s’adonnait le magicien. Celui-ci, se ravisant, reprit une pause plus digne, soupira et ramassa son balluchon. Le jeune Monsieur Touque était loin à présent !
Rejoignant Isadora dans la cuisine, Gandalf la chapitra assez sévèrement :
- Franchement, Isadora, une telle étourderie m’étonne d’une hobbite avertie comme vous l’êtes ! Aider ce chenapan à échapper à ses devoirs !
Il déclencha une rivière de pleurs.
- Mais je n’en savais rien ! J’ai simplement voulu lui montrer mes nouvelles robes et profiter de son bon goût. Et puis il m’a leurré avec des compliments choisis qu’il est si facile de croire…
Se courbant pour embrasser les pommes rouges de la paysanne, Gandalf la consola et la complimenta pour sa robe, parvenant même, tout tact et patience, à lui conseiller un peu plus de sobriété dans sa coquetterie.
Une fois son hôtesse calmée, il s’apprêta à partir, et lui remit quelques pièces, pour paiement de ses victuailles.
- Mais ce sont là des couronnes du Roi ! s’exclama Isadora, que ses cajoleries avait bien vite remise en joie,
- Les pièces viennent toujours d’un roi, Isadora !
- Mais de quel Roi, puisqu’il n’y a plus de Roi ?
- Au revoir, Isadora ! – salut enjoué
- Mais où les avez-vous trouvées ?
- Au revoir, Isadora ! – salut ferme
- Mais si ces pièces datent du Roi d’autrefois, ont-elles encore bonne valeur ?
- Au revoir, Isadora ! – salut exaspéré du magicien qui, malgré tout, s’arrêta après quelques pas.
La commère avait donc avoué son véritable doute. Gandalf, retrouvant son fin sourire, se retourna vers la cuisinière au bon sens de hobbit :
- Puisque les pièces du Roi lui survivent, elles restent valides tant que son peuple se souvient que son effigie garantissait la teneur des pièces en argent.
Le visage joyeux de la commère hobbit s’allongea en une moue dubitative :
- Oh ! Voulez-vous dire que si ces pièces circulent encore, c’est que le Roi y est encore un peu ?
- Vous avez raison, Isadora, c’est exactement le sens de cette monnaie ! Le Roi, qui nous a quittés, nous a malgré tout laissé une partie de son royaume… Il est sans doute encore là, dans l’ombre, prêt à revenir si nous l’y aidons au moment opportun. Faites-en bon usage et pensez au Roi de temps à autres ! Adieu pour maintenant !
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