La maraude du Vieux Touque

Chapitre 2 : La chasse au galopin - Mère Isadora

2105 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 11/11/2019 21:24

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Assis dans une chaise à bascule trop petite pour lui, sur le perron d’un smials [1] d’allure respectable, le vieillard scrutait attentivement la route de Longoulet, qui déroulait ses boucles claires vers les collines verdoyantes au nord du village. Enchâssées comme deux gemmes brûle-feux sous des sourcils broussailleux, les pupilles du vieil homme dardaient des regards inquiets et impatients, comme si elles pouvaient percer la brume qui voilait les lointains vallons. Le vieillard replaça avec précaution son couvre-chef au raz des sourcils, un galurin pointu et aux larges bords, bosselé par les intempéries et dont la couleur hésitait entre le bleu vif et le gris délavé. Des rides sillonnaient son visage basané, de l’auguste front jusqu’au nez aquilin. Des pattes d’oies fugitives s’esquissèrent, en lisière de ses yeux et à la commissure de ses lèvres :

- Il n’y a plus qu’à attendre…, murmura-t-il satisfait.

Se détendant alors, le vieillard promena alentour un regard nonchalant. En contrebas, vers le fleuve, la route longeait les propriétés agricoles les plus cossues du Quartier Sud. Cette combe abritée bénéficiait d’un climat plus clément que partout ailleurs dans la Comté. Les fermiers avaient aménagé des serres dont les denrées rivalisaient avec les productions du sud lointain : fruits rares, légumes précoces ou tardifs faisaient la réputation du pays.

En ce matin de mai, la Comté s’éveillait guillerette et industrieuse, telle une ruche bien ordonnée et satisfaite des bienfaits de son ordonnance. Mise en valeur par ses dodues abeilles hobbites, libres mais oublieuses de leur rôle bienfaiteur, modeste et décent, la ruche coulait des jours heureux au milieu des menées incertaines du vaste monde.

À l’abri, mais inconscients de ce privilège, les Hobbits vaquaient sereinement au champ ou à l’échoppe. Le moulin tournait à jamais en égrenant le temps, les bouviers retournaient à leurs tâches domestiques après une sieste dans quelque meule de foin…

- … et les commères cancanent à tort et à travers, maugréa intérieurement le vieillard en retirant son écharpe bleue.

En effet le babillage étouffé mais incessant de la cuisinière franchissait la petite porte ronde et accablait le vieillard, qui ne pouvait feindre de l’ignorer. La courte mais forte et active commère, à la robe bouffante et orange comme une citrouille, poursuivait la litanie des nouvelles du Quartier Sud, tout en chargeant son plateau de victuailles. Tout y passait, des tracas agricoles aux espérances matrimoniales, en passant par les frasques de la jeunesse dorée des grands clans.

Pour se distraire, le vieil homme fouilla dans la poche de son ample mante grise, et en tira une boîte bariolée contenant des petits tronçons de bois. Les extrémités en étaient enduites d’une substance sombre et malodorante.

Le commérage continu se porta alors sur le perron en même temps que son auteur, une petite cuisinière souriante, aux joues aussi rondes et vermeilles que deux belles pommes. Quoiqu’elle ne mesurât guère moins de trois pieds[2] en hauteur aussi bien qu’en largeur, elle n’était ni particulièrement petite pour une hobbite adulte, ni singulièrement replète pour son âge mûr. Le babil s’interrompit sur une note inquiète, au moment où le vieillard frotta d’un coup sec, sur le bras du fauteuil à bascule, la tête d’un de ses tronçons de bois :

- Qu’est-ce donc là que ce brûlat tout puant ?

Le vieux bonhomme leva un sourcil outré :

- C’est là une de mes inventions ! J’appelle cela mes « Allumettes » !

- Vous n’allez pas faire un feu d’artifice ici, Maître Gandalf ? 

L’allumette s’enflamma, dégageant des fumées colorées qui, entre les mains agiles du vieillard, se muèrent en chevaux piaffants, en couple de cygnes, puis en vol d’aigles, avant de s’évanouir dans l’air piquant du matin.

-  Soyez rassurée, ma bonne Isadora, et respirez tranquillement – la commère avait retenu son souffle, à cause de l’odeur soufrée tout d’abord, puis de crainte, enfin de ravissement – ce n’est qu’une amusette pour me détendre les nerfs !

-  En tout cas voici comme convenu deux pots de bière, une gourde de vin, une flasque d’hydromel, un demi-jambon, une miche de bonne farine de blé, un fromage de mes brebis, une tourte de chèvre et courges, mes derniers fruits séchés et quelques gâteaux frais de ce matin…

Le vieillard, absorbé dans ses manigances de magicien, ne répondait pas. Mais Isadora avec envie de savoir :

- Aurons-nous la chance de vous voir pour le Grand Feu d’Artifice, à la prochaine foire de Grand-Cave ?

- Isadora, je ne suis pas un saltimbanque ! Je viendrai si mes activités principales m’en laissent le loisir ! 

Gandalf rangea les victuailles dans son balluchon, ne laissant que les deux brocs de bière et quelques biscuits sur la table. Isadora ouvrit de grands yeux incrédules en voyant toute cette nourriture disparaître dans un sac aussi petit. Elle se reprit bien vite :

- Et quelles sont vos activités principales ?

- Vous regretteriez de le savoir !

La commère accusa le coup avec une grimace mais enchaîna bravement :

- Et comment va votre jambe ? Où allez-vous comme ça avec toutes mes bonnes victuailles ? Combien de temps comptez-vous rester cette fois ? 

Le vieillard, massant ses jambes par-dessus ses grandes bottes de cuir sombre, lança un regard incisif qui convainquit Isadora de ne pas poursuivre dans cette direction.

- Bon ben… alors si vous voulez bien m’excuser, je vais m’occuper de ma lessive. Vous pouvez rester là tout le temps qui vous plaira… Au fait qui attendez-vous ?

- Merci infiniment Isadora… et mes compliments pour vos biscuits, qui surpassent les subtiles confiseries du lointain Harad. Puissiez-vous toujours les confectionner avec autant de bonheur ! 

La commère, déjà fort échauffée par la discussion serrée, rougit encore, si cela était possible, mais de plaisir cette fois. Jamais encore Maître Gandalf n’avait prononcé une bonne parole à propos de ses biscuits ! Le voisinage, et au-delà, allait en entendre parler...

Après une délicate et ridicule révérence, Isadora rentra dans sa cuisine, bien décidée à découvrir pourquoi Maître Gandalf, magicien renommé dans les quatre quartiers, s’était arrêté ce matin chez elle sous la raison évidemment fallacieuse, de reposer ses jambes meurtries. De toute évidence, il attendait quelqu’un, assis sur son perron à contempler la grand-route… Quelle nouvelle victime son plus vieux client – son plus ancien et aussi son plus vieux ! - allait-il recruter pour courir l’aventure ? Elle détenait déjà de quoi maintenir en haleine un auditoire de pipelettes pendant une veillée entière, mais elle mourrait d’envie d’extorquer l’information qui ferait d’elle la prima des commères jusqu’à l’été prochain. Le magicien n’était tout de même pas assis ici pour déguster ses biscuits et en faire l’éloge ? Quoique ?

- Au fait, Isadora ?... 

La petite citrouille chamarrée roula jusqu’à la porte, pétulante d’espérance après ce rappel inattendu.

- … Que disiez-vous tantôt à propos du jeune Monsieur Touque ? 

Isadora plissa ses yeux, habituellement ronds, d’un air rusé. Ce magicien agissait bien tel qu’on les connaissait : l’air distrait, mais attentif au moindre indice qui pourrait servir ses menées mystérieuses. Il n’avait évidemment rien perdu des nouvelles banales qu’elle avait complaisamment égrenées tout à l’heure. Avec un soupçon de satisfaction vengeresse, elle le fit un peu lanterner :

- Lequel ? Car évidemment vous ne pouvez pas le savoir, mais la branche cadette des Touque de petit-Bourg s’est alliée aux Amandier de la Carrière. Ce qui fait que… 

- Je parle du fils du Touque[3], le jeune Monsieur Gerry, interrompit Gandalf.

- Oui, oui, j’y arrive, enchaîna Isadora, comme il est mignon, ce jeune dévergondé-là... Eh bien je sais de ma commère Blanchoie, qu’on l’a vu plusieurs fois poursuivi par le père Sonnecor, hors de sa plantation des Comices du Gué, avec à la fenêtre, en pleurs, la toute belle demoiselle Priscilla Sonnecor, la fille de son père, si vous m’suivez. Et puisque vous me demandez mon avis, en voilà encore une qu’il faudra unir bien vite !

Isadora s’interrompit pour juger de l’effet que produisaient sur le magicien les fracassantes révélations qu’elle venait de lui asséner.

Un « Ah oui ? », quasiment incrédule, lâché par l’intéressé d’un air d’indifférence souveraine, la fit sortir de ses gonds :

- Ne vous avisez point, Maître Gandalf, de mettre en doute la crédibilité de mes informations ou la vraisemblance de mes déductions ! Je le sais de source respectable : on lui compte autant de demoiselles conquises que de plumes à son chapeau !

Devant le silence obstiné du magicien, la cuisinière se radoucit :

- Je vous le demande sous le sceau de la confidence : que lui voulez-vous ? roucoula-t-elle d’un ton caressant.

Le changement de ton désarçonna un peu le madré magicien. Un frémissement d’amusement passa dans ses yeux sombres. Il se quarra dans le fond de la chaise à bascule qui gémit. Il gratta une allumette, fit lentement parader un coq de fumées sur un talus, puis manger le coq par un matou au chapeau de magicien, et finalement déclara :

- Mère Isadora, je peux vous dire que le coquelet en a fini de forcer les basse-cours des alentours. Le Thain a décidé d’en faire son digne héritier. Nous devons pouvoir aider le garnement à se rendre utile…

Isadora savait qu’elle n’en tirerait rien de plus mais elle avait déjà ample matière à penser. L’énigme d’un magicien a toujours plus d’un sens… Gandalf craqua une autre allumette et façonna ses fumées à l’envi : un charmant manoir au fond d’une vallée encaissée, de hautes montagnes, un profil de dragon, un feu d’artifice scintillant d’or. Isadora se rengorgea, arrangea quelque peu les frisettes brunes qui encadraient son visage grassouillet et se retira dignement dans la cuisine pour vaquer à sa lessive.

Le magicien, engoncé dans sa chaise à bascule, riait sous cape : Informer le voisinage que le Thain prenait enfin en main l’éducation de sa tête brûlée de fils, profiterait certainement autant au chef Touque, que l’éducation elle-même pourrait profiter à son rejeton. La commère Boullard était la voie la plus sûre pour que cette reprise en main fût connue et commentée par le voisinage d’ici demain, et l’ensemble de la Comté la semaine suivante !

Restait à mettre la main sur le fils dévergondé… qui approchait justement, juché sur un petit poney, chantant une passable grivoiserie, sans doute apprise auprès de voyageurs à l’enseigne du Dragon Vert.

Sur une chemise de fine toile écrue agrémentée de dentelles, le jeune hobbit portait un gilet bleu chamarré de broderies argentées, dont les boutons dorés jetaient des éclats au loin. Il arborait, sur des boucles blondes désinvoltes, un chapeau d’élégant feutre vert bouteille, dans lequel était fiché un chapelet de plumes. Sa culotte de cuir, d’une coupe ample à la naine, laissait nues ses demi-jambes. Ses pieds, qui frisaient déjà bien dru, malgré le jeune âge – vingt-six ans - du godelureau, battaient la mesure aux flancs du poney. Celui-ci, richement sellé et pourvu d’amples fontes bien pleines, caracolait à bonne allure, entraîné par le rythme endiablé de la chanson.

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NOTES

[1] Smials : mot en usage dans la Comté, désignant une excavation, un trou de hobbit, réalisé suivant leur ancienne tradition de creuser leurs habitations dans le sol, à flanc de colline.

[2] Ancienne mesure d’environs 30cm.

[3] Dans les vieilles familles irlandaises et écossaises, la tradition demeure de désigner ainsi le chef du clan.


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