La maraude du Vieux Touque

Chapitre 1 : Préambule - Le prince et ses princesses

2217 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/11/2019 16:44

Préambule – Le prince et ses princesses

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Bourg-de-Touque, An 1231 de la Datation de la Comté

- Taa, Taratataaaa ! Le chevalier Odrazàr revêt son armure… étincelloyante… offerte par les forgerons elfes !

Un freluquet plein d’assurance claironnait fièrement, revêtu du justaucorps d’apiculteur de son grand-père.

- Voilà, on est prêtes ! tintinnabula un aréopage de fillettes pomponnées en princesses, depuis l’abri de l’aïeul, au fond du jardin.

- Viens vite nous délivrer de l’horrible château !

- Oui, viens vite, y’a même rien à manger ! On va tomber d’imagination !

- Ben sauf nous ! Nous, on est à manger pour l’ogre ! Tu comprends rien, toi !

- Oui, là, ça y est, on est pétri-terrifiées par le vilain ogre ! Tu peux venir ! lança la plus fantasque.

Mais le héros – un hobbit de huit ans aux boucles blondes savamment négligées - ne laissa pas les gloussements alarmés troubler le recueillement du preux avant l’épreuve. Il avait un rituel à respecter, sinon ça valait pas !

- Taa, Taratataaaa ! Odrazàr le Puissant chausse son heaulme magique, qui le protège des… des ensortillègements ! fanfaronna-t-il en posant une casserole sans manche sur sa tête.

- Bon, ben si tu chaussais plutôt tes bottes de sept lieues ? Ça irait plus vite ! Pasque nous, on est prêtes à être délivrées, hein !

- Et pis on a faim !

- Mais laisse-le, y faut bien qu’y s’équipe ! Sinon y va jamais pouvoir nous délivrer ! Tu comprends rien aux héros, toi !

- Taa, Taratataaaa ! Odrazàr le redoutable Numéro… - Numérien ? -… chevalier de Númenor enfourche son fidèle destrier ! 

Le destrier canin émit un jappement désapprobateur, grogna un peu lorsque le petit hobbit le saisit au cou, mais il dut obéir au tyran.

- Bon, ça y est, là, tu viens l’ouvrir, c’te porte ? Enfin, j’veux dire… ce pont-levis ?

- Patience, damoiselles éplorées ! Votre héros vole à votre secours ! Taa, Taratataaaa ! Odrazàr le Magnifique ceigne… - sein ? -… euh prend son bouclier aux trois bandes et brandit sa lance !

- Oh, là là, qu’est-ce qu’il en met du temps pour s’habiller, çui-là !

- Faut dire qu’il est toujours tellement attifé mignon !

- … et choux avec ça ! Mais pousse-toi, je vois rien ! 

Les petites hobbites, méconnaissables sous leurs draperies princières, se bousculaient à la lucarne de la remise – pardon, aux vitraux du donjon - où l’ogre les avait enfermées, pour contempler leur promis dans toute sa splendeur. À dire vrai, le conciliabule des princesses n’avait pas encore résolu la question de savoir qui allait réellement épouser le séduisant Gerry lorsqu’elles seraient grandes. Pour le moment, chacune des altesses royales se projetait dans une union sublime avec le fringant Odrazàr-Gerry, héritier du Thain [1] de la Comté et des légendes de jadis, sans vraiment réaliser que les rêves de ses consœurs pourraient bien un jour contrarier le sien.

Odrazàr, en la personne de son jeune admirateur Gerry, avait lancé sa monture – c’est-à-dire Houn, le gros chien noir de la famille – sus au premier obstacle, son râteau pointé en avant.

Un épouvantail, chargé de la cotte de mailles du Thain, étendait des bras menaçants au milieu du potager.

- Taa, Taratataaaa ! L’assaut est lancé ! Le monstre rugit et frappe… sournoivéliquement… des griffes et des crocs ! Mais Odrazàr l’Indomptable férut… - ferra ?... férit ? -… refrappe de taille et d’estoc pour terrasser son ignoble adversaire ! 

Le combat s’éternisa, sous les regards ébahis des princesses qui se prenaient au jeu. L’ogre perdit sa citrouille – pardon, sa tête – qui éclata dans une gerbe de filaments orange dégoutants, sous les hourras du donjon. Le héros s’assurait de temps en temps, du coin de l’œil, de l’effet produit sur son public en liesse. Mais en vérité, l’ogre, même décapité, poursuivit le combat et se défendit plutôt bien : lors du corps-à-corps final, la lourde cotte fit choir l’épouvantail et le gamin sur un tas de fumier frais.

Le héros dandy, penaud et suffocant – mais toujours soucieux de la continuité du spectacle - annonça pudiquement qu’il lui fallait convoquer son écuyer pour refourbir ses armes. Odrazàr le Puant s’esquiva donc pour se refaire une beauté. La galerie s’étonna :

- Mais qu’est-ce qu’y fait ? Pourquoi y joue plus ?

- Pfuu ! L’est tellement crotté que même Houn s’écarte de lui !

- Bon, ben moi j’en ai assez ! Je vais prendre mon goûter…

-… mais ? Il a vraiment fermé la porte à clé ! 

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Lorsque Odrazàr le Rutilant reparut, rafraichi et pimpant, une jacquerie royale menaçait au château de l’ogre. La diète princière, une demi-douzaine de petites hobbites, bafouées et affamées, criait vengeance avec une surenchère inquiétante de châtiments ! Même les princesses les plus éprises du beau Gerry avaient bien du mal à lui donner raison. Seule la petite Priscilla, la fille de Harold Sonnecor, gardait intacte sa foi en son Odrazàr. Évidemment, les plus proches parentes du joli-cœur – cousines et petite sœur - se montraient les plus virulentes.

Mais c’est dans les revers que l’on reconnait le véritable héros. Sous les huées mêlées de petits cris d’espoir aigus, Odrazàr le Superbe s’avança d’un air résolu, sûr de son fait, portant devant lui comme une relique, une magnifique tarte aux prunes :

- Oyez, mes Belles ! Je m’en fus quérer… - heu quéroir ? -... chercher l’antidote au poison que l’ogre vous fit boire ! 

Après une révérence spectaculaire, Gerry passa le plat par le carreau cassé – pardon, il lança l’antidote par une meurtrière - et les jacquettes courroucées se jetèrent sur le gâteau. Pendant plusieurs minutes de gloutonnerie peu princière mais bien pardonnable, les récriminations cessèrent dans un silence délicieux – telle était la magie des tartes de Grand-mère Touque !

Odrazàr le Madré attendit sagement que la colère s’apaisât complètement, songeant malgré lui à la fessée qui sanctionnerait probablement son larcin. Mais le spectacle devait continuer…

Après leur seconde part de tarte aux prunes, même ses détractrices les plus furieuses, reconnurent que le héros de manquait ni d’à-propos, ni de panache.

Gerry sut alors qu’il était temps de relancer l’intensité dramatique de son conte. Car il avait l’âme d’un saltimbanque, et savait inventer sur-le-champ toutes sortes d’histoires, de stratagèmes, d’excuses et de faux-fuyants, avec un aplomb inimitable, un sens inné de la répartie et une syntaxe… en constant progrès.

En galant fils du Thain, il avait même imaginé un épisode pour mettre en valeur la finesse et l’esprit romanesque des princesses :

- Taa Taratataaa ! Douces damoiselles, filles de rois ! Vous venez d’échapper au péril le plus… abomignorable… qui soit ! Mais voici l’épreuve la plus terrible, qui va décider du bonheur de votre vie de femme ! 

Cette réplique ronflante, ponctuée d’un dévastateur regard de braise, avait été répétée minutieusement devant le miroir – même les approximations de langage, involontaires, en renforçaient les effets ! Les petites hobbites, à nouveau prises au jeu et papillonnant à qui mieux-mieux, jouaient des coudes pour présenter leur doux minois au carreau de la vieille remise. Le charmeur décocha un sourire désarmant et lança :

- L’ogre m’a volé la bague que le bijoutier elfe avait ouvrageonnée… euh… fabriquée pour mes fiançailles. L’horrible créature l’a dissimulée dans ce donjon ! J’accorderai mon cœur à celle qui, la première, trouvera ce témoignage de mon amour éternel ! 

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Évidemment, c’était ridicule… On n’accorde pas son amour éternel, au hasard d’un jeu, à l’aveugle !

Mais justement, il n’y a rien de plus aveugle que le béguin d’une petite hobbite, sinon la jalousie d’une cousine sans béguin.

Une douzaine de mains agiles et potelées se mirent à farfouiller dans la resserre, éperdument. Avec des cris d’orfraie, on retourna les étagères, on ouvrit les caisses. Des outils tombèrent, des colifichets du grand-père se brisèrent et quelques disputes éclatèrent. Gerry jubilait, absolument ravi de la compétition sentimentale qu’il suscitait. La clé du Donjon, octroyée fort à propos par quelque fée de l’amour, étincela dans la main d’Odrazàr, qui déverrouilla la serrure et sépara les royales rivales, réconfortant chacune d’un sourire enjôleur et attisant la flamme de ses admiratrices.

Mais la cohue princière continuait ses déprédations… Odrazàr le Charmeur commençait à comprendre que les hobbites déçues pourraient bien se montrer mauvaises perdantes, et se promit de prévoir plusieurs prix de consolation, lors de la prochaine représentation, en désignant des demoiselles de compagnie… Ainsi son sérail retrouverait, croyait-il, l’harmonie éprise et grégaire qu’il lui concevait.

Priscilla Sonnecor, fébrile et virulente, trouva un coffret en bois précieux, au grand dépit de ses rivales. Une lutte s’engagea, que la petite hobbite fit cesser en saisissant un plantoir, d’un air farouche :

- C’est moi qu’a trouvé, c’est moi qu’a l’ouvre ! 

Les jeunes hobbites, contrites, firent cercle autour de la lauréate, qui sacrifiait à la solennité de l’instant en ouvrant l’écrin d’un geste majestueux. Odrazàr le Bellâtre s’approcha au son de fanfares nuptiales imaginaires d’un pas auguste.

Priscilla adressait une œillade langoureuse à son promis tout en fouillant dans le coffret, lorsqu’elle fut interrompue par une volée de grosses mouches qui s’en échappèrent. Elle poussa un cri d’horreur en lâchant la précieuse boite, aussitôt imitée par ses compagnes – de gros vers roses et blancs y tordaient leurs anneaux dans un lit de terreau malodorant.

Odrazàr le Félon fut aussitôt pris à parti par les princesses, qui jugèrent cette blague du plus parfait mauvais goût. Le Héros réalisa, mais un peu tard, qu’il avait un peu surestimé son charisme et l’admiration éperdue de son auditoire, et commençait à désespérer de se sortir de ce mauvais pas.

Seule sa petite sœur, que la boite d’appâts pour la pêche de son grand-père ne dégoûtait pas du tout, trouva l’idée romanesque. Se saisissant de la bague au milieu de la masse grouillante de vers, elle demanda d’un air innocent :

- Maintenant c’est moi qui l’a ! Est-ce que je peux t’épouser ? 

Les chamailleries cessèrent d’un coup, devant tant de candeur. Gerry, avec un à-propos sidérant, rejeta une mèche rebelle, prit sa petite sœur dans ses bras et, se tournant vers les candidates recalées, lança avec fougue :

- Voici la plus courageuse de toutes ! C’est ma sœur et c’est une Touque ! Je ne puis vous dire mon désapp… désab… euh… désench… Enfin bref, vous m’avez toutes terriblement déçu aujourd’hui ! 

Odrazàr le Furieux tourna les talons, sortit de la remise et traversa le potager témoin de sa victoire, avec la superbe d’un roi déchu.

Mortifiées par cette sortie théâtrale, la diète des petites hobbites subit donc la loi du jeune bourreau des cœurs, s’accusant de couardise, au lieu de s’insurger contre son manque patent de galanterie et de considération.

Et il devait en être ainsi, pendant de nombreuses années…

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[1] Le Thain est une dignité plus ou moins héréditaire. Dans l’histoire hobbite, le Thain a toujours été le chef de l’un des plus puissants clans. A l’établissement de la Comté, le chef du clan Vieilbouc était le Thain. Puis le clan perdit de l’influence au point que, changeant leur nom en Brandebouc, ils s’exilèrent de l’autre côté du fleuve Brandevin et y fondèrent une enclave indépendante, le pays de Bouc. Depuis Isengrin 1er, les Touque détiennent la charge de Thain.


NOTES

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