Sienna
Arrivées devant notre infirmerie de fortune, je me tournai vers Camille. Elle paraissait perdue et à bout de forces. Je comprenais parfaitement qu’elle n’ait pas le courage de retourner au chevet de Ben. Je lui en fourni l’occasion.
- Tu es épuisée. Va te reposer, je viendrais te réveiller quand on aura fini, d’accord ? Il ne restera pas seul.
Camille hocha la tête en refoulant ses larmes.
- Merci.
Elle s’éloigna lentement, ne semblant pas vraiment savoir où la mèneraient ses pas. Quand elle ne fut plus en vue, je respirai profondément et poussai la porte de la paillote. Comme je m’y attendais, Kart avait posté quelqu’un près de lui. Je fis signe a Stan de partir. Après un dernier regard à Ben, il s’exécuta. Ben était allongé sur le seul lit de la pièce, à peine éclairé par la lumière du jour. Ses yeux étaient fermés et son visage tendu par la douleur et ruisselant de sueur. Sa peau était blafarde et tendue sur ses os. Ses veines saillaient. Un énorme bandage déjà imbibé de sang lui enserrait la taille. Ma gorge se serra et il me fallut quelques secondes avant de m’approcher de lui. Sa respiration était saccadée et sifflante. Je posai une main un peu tremblante sur la sienne.
- Ben ? Soufflai-je.
Il ouvrit difficilement les yeux et son regard se posa immédiatement sur moi. Ses lèvres s’étirèrent en un petit sourire.
- Hé… tu es là, murmura t-il d’une voix faible.
- Oui. Comment tu te sens ?
- Mourant, répondit Ben sans se départir de son sourire.
Mon cœur se serra douloureusement. Il serra ma main dans la sienne.
- T’en fais pas. Ça va aller.
Je secouai la tête en me mordant la lèvre. Je sentis mes yeux s’humidifier.
- Merci de m’avoir ramené, reprit-il. J’aurais eu les boules de finir dans ce putain de labyrinthe.
- Tu aurais fait pareil pour moi.
- C’est vrai.
Ben fit soudainement la grimace et gémit de douleur. Il ferma les yeux un instant et attendit que cela passe. Quand il les rouvrit, il me dévisagea un instant.
- Kart m’a dit que tu l’avais buté ? Dit-il avec un air mi sceptique mi admiratif. Tu as tué un griffeur ?
- J’ai eu la chance qu’il se retrouve écrasé entre deux parois, c’est tout, modérai-je.
- Et modeste, avec ça.
Je secouai la tête en silence.
- Tu as parlé à Camille ? Demandai-je doucement.
Le visage de Ben se ferma.
- Elle est venue, oui.
- Et ?
- Et j’aurais difficilement imaginé mourir sans la revoir une dernière fois.
Je le regardai avec désapprobation.
- Tu essayes de noyer le poisson.
Ben eut un sourire triste et laissa échapper un soupir.
- J’ai pas pu lui dire tout ce que j’avais à lui dire, souffla t-il.
- Pourquoi ?
- Parce que c’est pas juste. Je ne peux pas lui dire qu’on aurait pu…avoir autre chose. Et lui enlever ensuite tous ses espoirs.
Je l’observai un instant, réfléchissant à ses paroles.
- Alors tu veux la laisser dans l’ignorance ? Pour ne pas qu’elle souffre ?
Ben acquiesça silencieusement.
- Elle souffrira quoi qu’il arrive, Ben, dis-je. Elle souffre déjà. Et elle a besoin de savoir que tu l’aimes.
- Non, elle a besoin de pouvoir tourner la page rapidement. Quand je serais parti, ajouta t-il avec résignation.
Je secouai la tête avec force en me relevant. Tournant sur moi-même, je cherchai mes mots.
- Je ne suis pas d’accord, Ben. Tu ne peux pas lui enlever ça. Quand tu ne seras plus là - ma voix trembla - , à quoi veux-tu qu’elle se raccroche ? A part à ton souvenir et au fait de savoir que tu l’aimais ? Ce sera douloureux, mais comme tout ce qu’on nous force à subir dans ce maudit bloc. Comme tout ce qui nous attend. Elle aura besoin de quelque chose qui la fasse tenir. Qui lui donne envie de survivre. Même si ce sont des chimères.
- Comme le mec de tes souvenirs ? Releva Ben en haussant un sourcil sceptique.
Je me sentis blessée mais je comprenais où il voulait en venir.
- Je te vois souffrir chaque jour parce qu’il te manque, enchaina t-il en plantant son regard dans le mien. Je sais que tu dois lutter chaque seconde pour ne pas te laisser aller à tes souvenirs et tout laisser tomber. Toi, tu en es capable. Tu es capable de vivre avec ça. Mais Camille n’est pas comme toi. J’aime et j’admire la personne qu’elle est. Mais je la connais bien et je sais qu’elle n’est pas aussi forte que toi. Je n’ai pas le droit de lui imposer ça.
Je secouai une nouvelle fois la tête, absolument pas convaincue. J’étais persuadée que c’était une mauvaise décision. Mais Ben était le seul à pouvoir faire ce choix. Je lui lançai un regard mécontent qui n’eut pour effet que de le faire sourire.
- Je sais que tu n’es pas d’accord, reprit-il. Tu n’as pas besoin de me fusiller du regard ; je suis déjà mort.
- Ben ! Protestai-je, ébranlée par ses mots.
- Ça va, je déconnes, rigola t-il avant de grimacer de douleur.
- T’as vraiment décidé d’être con jusqu’au bout, lâchai-je.
- Tu sais à quel point c’est important pour moi de rester moi-même, parvint-il encore à plaisanter.
Malgré les circonstances, je ne pus m’empêcher de sourire. Ben redevint vite sérieux et reprit ma main dans la sienne.
- Tu ne lui diras rien, hein ?
Je baissai la tête pour fuir son regard insistant. Avant de hocher la tête.
- Si c’est ce que tu veux.
- Oui. Ce sont mes dernières volontés, ajouta t-il avec un clin d’œil.
Son air taquin était toujours présent mais ses yeux avaient déjà perdu de leur éclat.
- Arrête, soufflai-je.
Je m’assis sur le tabouret à ses côtés, toujours ma main dans la sienne.
- En as-tu d’autres ? Demandai-je d’une petite voix.
- Des dernières volontés? S’enquit Ben.
J’acquiesçai en silence tandis que son regard grave se voilait de tristesse.
- Oui. Promets moi que tu continueras à te battre. Pour toi et pour tous les autres. Je sais que tu arriveras à t’en sortir parce que tu es la personne la plus forte et la plus déterminée que je connaisse. Je veux que tu en fasse profiter les autres. Ils ont besoin qu’on les guide. Camille surtout. S’il te plait, prend soin d’elle. Elle a confiance en toi, elle t’écoutera. Je veux pouvoir vous imaginer vieilles avec des cheveux blancs, dans un rocking-chair, entourées de vos petits-enfants.
Sa capacité à garder son humour même en de telles circonstances me déconcertait. Et forçait mon admiration.
- Je te le promets, répondis-je avec gravité. En tout cas, je ferais de mon mieux.
- Et ça suffira, j’en suis certain, assura t-il.
Ressentant le besoin d’être proche de lui, je posai doucement ma tête sur son torse. Sa main se posa sur mon dos et nous gardâmes le silence un moment. Je sentis une larme couler sur ma joue et s’écraser sur son tee-shirt en lambeaux.
- Tu vas me manquer, Ben, murmurai-je, la voix chevrotante.
- Je sais.
Je me redressai en essuyant mes joues.
- Ne pleure pas, Sienna. Je préfère partir avec ton sourire plutôt qu’avec tes larmes.
- Je fais ce que je peux.
Les yeux de Ben cherchèrent les miens.
- J’ai une dernière faveur à te demander, reprit-il.
- Laquelle ?
- Aide moi à partir.
Je cillai, pas certaine d’avoir bien compris.
- Qu…quoi ?
- Je sais ce qui va se passer. Toi aussi. Je ne veux pas devenir un animal incontrôlable, expliqua t-il, le visage déterminé. Je ne veux pas faire de mal à quelqu’un. Je ne veux pas blesser Camille, toi ou qui que ce soit d’autre.
- Ben, tu ne peux pas me demander ça, protestai-je, le cœur battant.
- Pourquoi ? Tu as juste à me laisser ton couteau. C’est un dernier service que je te demande.
Le souffle coupé, je le dévisageai quelques secondes. Puis posai ma main sur son front. Je me brulai presque.
- Tu vois, la fièvre est déjà là, souffla t-il. Il ne me reste que quelques heures. Et elles ne seront pas sans douleur. Je veux partir avant, tu comprends ?
- Ben, je…
- Je veux partir avec dignité. Et je veux le faire moi-même.
J’étais paumée. Je ne savais plus ce qu’il convenait de faire. Ben semblait sur de lui. Et je savais, au fond, qu’il avait raison. Plongeant dans son regard, je décidai de m’en remettre à son jugement.
- Si je te laisse mon couteau, murmurai-je, tu n’auras que peu de temps avant que Stan ne revienne.
- Je sais.
Je le dévisageai longuement, hésitante et angoissée. Le regard de Ben était déterminé et dénué de peur. Lentement, les yeux toujours plongés dans les siens, je sortis mon couteau de son étui. Je l’insérai dans le creux de sa main. Il me remercia du regard.
- Tu es sur d’en avoir la force ? Demandai-je tout bas.
- Pourquoi ? Tu me planterais un couteau dans le cœur si ce n’était pas le cas ? souffla t-il avec un sourire sceptique.
- Je le ferais si j’y suis obligée.
- Non. Il me reste assez de forces pour ça, assura mon ami.
Je hochai la tête, la gorge trop nouée pour pouvoir parler. Ben me prit à nouveau la main.
- Je crois que c’est l’heure des adieux, murmura t-il.
Une larme coula sur ma joue. Ben m’attira doucement à lui et j’enfouis mon visage dans son cou un moment.
- Allez, laisse moi.
- Non…
- Sienna… il est temps.
Je le serrai encore un instant dans mes bras.
- J’espère que tu le retrouveras, celui que tu aimes, dit encore Ben à mon oreille.
Je me redressai et essayai en vain de lui adresser un petit sourire.
- Allez, va t’en.
Il lâcha ma main et je reculai de quelques pas, observant son visage pour le graver dans ma mémoire. Le regard de Ben était fixé sur moi, comme apaisé. Alors que j’atteignais la sortie, je lui promis :
- Je prendrais soin d’elle. Et s’il y a une sortie, je la trouverais.
- Je te fais confiance, souffla t-il.
Après un dernier et douloureux regard, je sortis de la paillote. Je ne croisai heureusement personne. Avec l’impression que mon cœur s’était arrêté, je fis quelques pas et m’arrêtai à l’orée de la forêt. Me laissant choir sur un rocher, je me dissimulai derrière un chêne. Même en tendant l’oreille, je ne perçus pas ce qu’il se passait à l’intérieur de l’infirmerie. Au bout de quelques minutes, je vis une silhouette s’approcher de l’entrée. Ce n’était pas Stan, mais Kart. Je le regardai entrer avant de m’adosser à nouveau contre le tronc. Ben était-il déjà passé à l’acte ? Qu’était en train de faire Kart ? Je patientai, tendant l’oreille. Je n’entendis toujours aucun bruit. Après un court moment, Kart ressortit de la paillote. Il s’arrêta et regarda autour de lui. Devinant qu’il me cherchait, je sortis de ma cachette mais restai dans l’ombre du vieil arbre. Kart m’aperçut et se dirigea vers moi. Il se planta devant moi, le visage fermé. Après une seconde d’un silence pesant, il me tendit le couteau.
- Ton couteau, lâcha t-il. Je l’ai nettoyé.
J’observai l’arme un instant, déstabilisée par les paroles de Kart. Il l’avait nettoyé parce qu’elle était pleine de sang. Du sang de Ben. Ben s’était donné la mort. Une chape de plomb me tomba sur les épaules et sur le cœur. Je croisai le regard grave de Kart et j’y vis qu’il savait parfaitement ce qu’il s’était passé. Il avait deviné ce que Ben m’avait demandé. Essayant de me ressaisir, je tendis la main et m’emparai de mon couteau. Après un signe de tête, Kart tourna les talons.
- Kart, l’interpelai-je.
Il se retourna.
- Pour Camille, et pour tous les autres, c’est la fièvre qui l’a tué, d’accord ?
Kart me dévisagea un instant avant de hocher la tête.
- D’accord.
Puis il s’en alla, me laissant seule avec ma peine.