Sienna

Chapitre 5

3326 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 01/01/2020 20:44

Le lendemain matin, Kart réveilla à nouveau les sprinteurs aux aurores. Ben traînait encore des pieds lorsque nous traversâmes la pelouse. Stan et Bastien ne semblaient pas plus enthousiastes. Seul Kart puisait sa motivation on ne savait où. Il prit la tête du groupe et s’engagea une nouvelle fois dans la direction de la section 8. Nous y fûmes en vingt minutes ; nous commencions à connaître ce chemin par cœur. Les murs qui avaient manqué de nous y enfermer la veille n’avaient pas bougé. Ils nous barraient toujours la route.

- Merde, souffla Kart. Je pensais qu’ils auraient bougé cette nuit. 

- Quelque chose a changé, dis-je. Cette section ne se comporte pas comme les autres. Il faut qu’on comprenne ce qu’elle a de différent.

- Et on fait ça comment ? Intervint Stan. On va pas rester plantés là toute la journée.

- Mettons en place des tours de garde, proposai-je en jetant un œil à Kart. 

Kart sembla pensif une seconde. Puis il hocha lentement la tête. 

- Tu as raison. On a pas le choix si on veut réussir à cartographier cette section. Il y a quelque chose qui cloche.

Puis il se tourna vers Ben.

- Prends le premier tour de garde avec Sienna. Stan et Bastien viendront vous relayer vers midi. Ok ? 

- Super, ça va être le pied, soupira Ben en acquiesçant quand même. 

Kart lui tapa sur l’épaule.

- Soyez prudents, tous les deux. 

Je le rassurai d’un petit sourire. Puis Kart, Stan et Bastien s’en allèrent. Quand ils ne furent plus dans notre champ de vision, Ben se laissa glisser le long d’un mur pour s’asseoir à même le sol. Je le rejoignis, mon arc toujours à la main.

- Sérieusement, qu’est-ce qu’on fout là ? S’agaça t-il.

- C’est la seule piste qu’on ait depuis longtemps, Ben. Ca vaut le coup d’y passer un peu de temps.

- Ouais. Après tout, le temps, c’est la seule chose qu’il nous reste. 

Je lui jetai un coup d’œil. Il faisait rarement preuve d’autant d’amertume. 

- Qu’est ce qu’il se passe, Ben ? 

- Rien. Je voudrais voir…autre chose, c’est tout, lâcha t-il en haussant les épaules. 

Sa réponse évasive ne me convainc pas.

- C’est Camille, c’est ça ?

Ben leva un sourcil surpris et parut sur le point de nier. Puis en scrutant mon expression, il ne put retenir un sourire.

- Ça se voit tant que ça ? 

- Parce que je vous connais bien. 

Mon ami poussa un petit soupir.

- C’est quoi le problème ? L’encourageai-je. 

- Je ne sais pas. C’est…compliqué. Le bloc ne se prête pas vraiment à une histoire romantique, tu vois ? 

- Je te l’accorde. Mais ça reste possible. Si tu en as vraiment envie. 

Ben me dévisagea un instant. 

- Elle, tu crois qu’elle en a envie ? M’interrogea t-il. 

- Je le crois pas. Je le sais. 

Il sourit.

- Peut-être… Mais m’engager avec elle, ça veut dire avoir peur pour elle à chaque instant. Comme elle aurait peur pour moi. Je ne suis pas sur que ce soit une si bonne chose que ça.

- Tu te cherches des excuses. Tu as déjà peur pour elle à chaque instant comme elle a déjà peur pour toi. 

Ben resta silencieux, songeur. 

- On est toujours plus forts à deux, Ben. 

- Mouais. C'est pour ça que tu te refugies auprès de ton mec imaginaire dès que tu peux ? 

Je lui lançai un regard désapprobateur, un sourcil levé. 

- Il n’est pas imaginaire. Il est réel, j’en suis sure. 

- Comment tu peux en être certaine ? On nous a trafiqué le cerveau.

Je m’étais déjà posé cette question. Et j’avais depuis longtemps trouvé une réponse.

- Parce que c’est trop vrai, trop intense, murmurai-je. Trop précis. Je me souviens de petits détails que même le mec avec l’imagination la plus débordante du monde n’aurait pu inventé. Et lui…il est trop unique pour avoir été créé de toutes pièces, ajoutai-je en souriant malgré moi. Je sais que je n’ai aucun point de comparaison. Mais je suis certaine qu’il est le seul que j’ai jamais aimé. Je le sens. 

Mon ami secoua la tête et me dévisagea avec un petit sourire. 

- Ton visage s’illumine quand tu parles de lui, dit Ben. Tes yeux pétillent et tu ne peux pas t’empêcher de sourire. C’est pour ça que je te crois. Je suis sur qu’il existe et qu’il t’attend quelque part.

Je haussai les épaules avec une fausse désinvolture.

- Ca fait plus de deux ans, Ben…

- Peu importe. Une fille comme toi, on l’attend, on l’oublie pas.

Je lâchai un petit rire et le remerciai d’un sourire. Je l’entendis pousser un soupir. 

- J’aimerais avoir la même chose, lâcha t-il. Quelqu’un. Juste quelqu’un.

- Tu peux avoir mieux. Camille est là, avec toi. Vous vivez les mêmes épreuves, vous avez la même histoire. Tu pourrais la prendre dans tes bras chaque jour. Dormir à ses côtés. Peut-être même faire des projets, essayer de construire quelque chose. Moi, je n’ai plus que des souvenirs. 

Ben hocha doucement la tête, ses pensées probablement tournées vers Camille. Peut-être s’imaginait-il la serrer contre lui.

- Tu as raison, dit-il soudainement. Je ne peux plus rester là, à l’observer de loin. Je ne le supporte plus. Dès qu’on sortira de ce maudit labyrinthe, j’irais lui parler. 

Je souris avec enthousiasme.

- C’est ce que je voulais t’entendre dire. La vie ici est trop merdique pour que tu te prives de la seule chose qui peut t’apporter du bonheur. Et Camille le peut. 

Ben garda le silence, le regard dans le vague tandis que mon esprit voguait vers lui. Comme j’aurais aimé l’avoir à mes côtés et l’entendre dire qu’il m’aimait… Comme j’aurais aimé avoir la chance de Ben et Camille…

- Tu l’aimes ? Murmurai-je. 

- Je ne me souviens pas de ce qu’est l’amour, souffla t-il. Mais je ne me sens heureux que quand elle est près de moi.

- Alors, tu l’aimes. 

Nous échangeâmes un sourire complice. Après quelques minutes ou nous restâmes chacun plongés dans nos pensées, Ben rompit le silence :

- Ce doit être dur de te souvenir de lui. Savoir qu’il existe mais ne pas pouvoir l’atteindre. 

Mon cœur se serra. Il ne pouvait imaginer à quel point c’était douloureux. 

- Ce n’est pas dur. C’est presque insupportable.

Je sentis mes yeux s’humidifier. 

- Il me manque. Tout le temps. Chaque jour. Chaque seconde. 

Ben me prit la main et la serra dans la sienne.

- Je sais que ça ne le remplacera jamais, mais je suis là. T’es pas seule, Sienna. 

- Je sais. Ce serait encore plus dur si tu n’étais pas là.

Il afficha une expression fière et amusée. Je ris silencieusement. C’est alors que je perçus un bruit résonner au loin. Je mis un doigt sur mes lèvres pour faire comprendre à Ben de rester silencieux. Je vis son visage devenir grave et il tendit l’oreille. J’empoignai mon arc et nous nous relevâmes sans bruit, à l’affut. Nos craintes furent confirmées quand nous entendîmes l’espèce de cliquetis mêlé au grondement sourd qui annonçait l’approche d’un griffeur. Ben recula de quelques pas, silencieusement, le regard fixé vers la provenance du bruit. Puis il me fit signe de m’engager dans le couloir à ma droite. Je m’exécutai et, dès que je fus certaine que Ben me suivait, je me mis à courir. Nous traversâmes quelques allées à toute vitesse. Mais pas assez silencieusement. Je sus que le griffeur nous avait repéré quand j’entendis les coups sourds que provoquait son énorme corps en cognant contre les parois du labyrinthe. Il n’était plus très loin de nous. Ben le comprit également et décida de laisser tomber toute tentative d’être silencieux.

- Cours ! Cria t-il. Il arrive ! 

J’accélérai encore davantage, jetant des regards nerveux dans toutes les directions. Le griffeur pouvait survenir à tout moment et venir de n’importe où. Et ce fut le cas ; alors que Ben et moi longions un couloir pratiquement plongé dans le noir, la créature surgit quelques mètres devant nous d’une allée secondaire. On aurait dit le fruit d’une expérience qui aurait horriblement mal tourné. Un vrai cauchemar. Mi animal mi machine, le griffeur avançait en cliquetant sur les dalles. Son corps noir, haut de plusieurs mètres, luisant et poilu, nous barra la route. Il ressemblait à un énorme scorpion, les quatre yeux en plus. Des pointes métalliques dardaient de sa chair boursouflée. Plusieurs bras mécaniques étaient disposés ça et là, terminés soit par d’énormes griffes soit par de longues aiguilles menaçantes. Sa longue queue au dard mortel s’agitait en tout sens. Je stoppai net ma course, m’agrippant au lierre pour m’empêcher de glisser. Ben n’eut pas cette possibilité. Comme au ralenti, je le vis tenter de s’arrêter. Mais l’humidité du labyrinthe rendait le sol trop glissant. Impuissante, je vis mon ami être précipité vers le griffeur. Quand la créature comprit que Ben était suffisamment proche, elle abattit son énorme pince sur lui. Puis elle referma les griffes ; Ben était prit au piège. Paniquée, je regardai le griffeur lever Ben au dessus de lui et le secouer dans tous les sens. Mon ami hurlait de peur et de douleur. En l’entendant, mon cerveau tétanisé se remit en marche. J’empoignai une flèche et levai mon arc vers la créature. Je fis le vide dans ma tête en moins d’une seconde et me concentrai sur mon tir. Ma flèche atteignit le cou du griffeur. Il poussa un rugissement – je ne sus pas s’il s’agissait de douleur ou de fureur- et desserra ses griffes. Je vis le corps de Ben tomber durement sur le sol, immobile. Je n’eus pas le temps de m’assurer qu’il allait bien. Le griffeur semblait avoir envie de vengeance ; son attention était maintenant centrée sur moi. L’adrénaline pulsant dans mes veines, je m’engouffrai dans le couloir le plus proche, le griffeur à mes trousses. Je me mis à courir comme une dératée, tentant de ne pas faire attention au vacarme que provoquait la créature en sautant de murs en murs. Je la sentis qui se rapprochait encore davantage ; elle serait bientôt à mon niveau. C’est alors qu’au détour d’un couloir, je vis les parois d’une allée commencer à se rapprocher. Je savais où j’étais ; entre la section 7 et la section 6. Cette dernière se fermait une fois par semaine, un peu avant midi. Et la section 5 s’ouvrait à sa place. Le cœur battant, je me précipitai vers les parois mouvantes. Je commandai à mes jambes d’accélérer encore tandis que le couloir devenait de plus en plus étroit. J’entendais toujours le griffeur sur mes talons. Il m’avait suivi. J’aperçus la fin du couloir et ressentis un élan de soulagement. Avant de me rendre compte que la sortie était encore loin, trop loin… Puisant dans mes dernières forces, je continuai à courir, essayant d’occulter le bruit des parois qui se rapprochaient. Alors que je pensais finir mes jours écrasée entre ces murs, je sentis un courant d’air frais me caresser le visage et je me jetai littéralement contre la paroi d’en face. Mon épaule cogna durement sur la pierre qui vibra lorsque les murs s’entrechoquèrent. En même temps que le claquement sourd du béton contre du béton, j’entendis un horrible bruit d’os brisés et d’organes explosés. Le griffeur n’était pas sorti à temps du couloir et ses viscères s’étalaient maintenant sur le sol. Le spectacle était répugnant ; je retins un haut le cœur. Les jambes tremblantes, je me laissai glisser contre la paroi et restai assise un instant. J’avais cru ne pas m’en sortir cette fois. Il s’en était vraiment fallu de peu. Je chassai cette idée et tentai de calmer les battements de mon cœur. Alors que ma respiration reprenait un rythme normal, mon regard se posa sur le corps en lambeau du griffeur, encastré dans le mur. C’était la première fois que j’en voyais un mort. Personne n’avait réussi à en tuer un jusqu’à présent. Je me relevai en silence et m’approchai. Une étrange lumière rouge émanait de son cou. Une lueur qui clignotait. C’était une diode. Je fronçai les sourcils avec perplexité. Puis, refrénant mon envie de vomir, je plongeai ma main dans ses organes pour en retirer ce qui clignotait. C’était un cylindre métallique, long comme mon avant bras. Il était entièrement lisse, à l’exception de la petite diode rouge et d’une inscription gravée dans le métal : WICKED. Encore et toujours WICKED. Je m’emparai de mon sac à dos pour y plonger le cylindre. Je l’examinerai davantage plus tard. 

Je devais rejoindre Ben. Je repris la direction de la section 8 au pas de course. Je ressentais un mauvais pressentiment, qui devint de plus en plus présent tandis que je m’approchai de Ben. Je parvins enfin à l’endroit où je l’avais laissé. Dans l’obscurité ambiante, je distinguai sa silhouette à quelques mètres, adossée contre un mur. Je me précipitai vers lui. 

- Ben !

J’arrivai à ses côtés et me penchai sur lui. Il était dans un sale état. Son visage était blafard, sa respiration faible et saccadée.

- Ben, tu m’entends ?

- Ou…ouais, murmura t-il en ouvrant les yeux.

- Ça va ?

- Pas vraiment…, souffla t-il avec un pauvre sourire. Je crois qu’il m’a eu. 

Je sentis mon cœur se serrer. Son bras droit était posé sur son ventre et était recouvert de sang. Il me fallut quelques secondes pour comprendre que ce n’était pas son bras qui saignait. Mais son abdomen. Avec angoisse, je soulevai sa main et déposai doucement son bras sur le sol. Ma gorge se noua douloureusement lorsque j’aperçus l’énorme entaille qui traversait son ventre. Ben perdait beaucoup de sang. J’enlevai rapidement mon gilet et le passai autour de sa taille, le posant à même la blessure, pour improviser un pansement compressif. Il parut sur le point de perdre connaissance ; je pris son visage entre mes mains. 

- Ben, reste avec moi, d’accord ? Reste avec moi.

Il rouvrit les yeux et me regarda comme s’il venait de se rendre compte de ma présence. 

- Sienna…, souffla t-il. Tu dois partir… ils vont arriver…

- Oui, on y va. Tu peux te relever ?

Avec angoisse, je le vis hocher la tête. 

- Non. Laisse moi. Tu dois partir. 

Je ne l’écoutai pas et passai un bras par-dessus ses épaules pour tenter de le relever. Mais son poids me déséquilibra et je ne parvins pas à le porter. 

- Sienna, dit Ben d’une voix faible. On en a forcement attiré d’autres. Il faut que tu t’en ailles. 

- Pas sans toi, refusai-je.

Ben leva difficilement la main pour m’attraper le bras et il planta son regard dans le mien.

- Je vais crever, Sienna. 

- Je ne te laisserai pas dans ce putain de labyrinthe, Ben ! Refusai-je. Tu vas sortir d’ici. Parce que tu as des choses à dire à Camille, tu te souviens ?

Je voulais qu’il se raccroche à quelque chose, qu’il trouve une motivation. J’allais avoir besoin qu’il m’aide si on voulait sortir d’ici. Il cligna des yeux comme pour accepter. 

- Il faut que tu m’aides, Ben, d’accord ? Pousse sur tes jambes. 

Je l’aidai à se mettre debout. Il poussa un cri déchirant de douleur. Je le soutins du mieux que je pus. 

- Allez, on y va, soufflai-je. 

Je fis un pas hésitant, entraînant Ben avec moi. Les larmes me montèrent aux yeux lorsque je vis la douleur s’afficher à nouveau sur son visage. 

- Ça va aller, lui répétai-je en continuant d’avancer.

Nous progressâmes difficilement vers la sortie. Je priai à chaque coin de couloir pour ne pas tomber sur un griffeur. Heureusement pour moi, le labyrinthe semblait être redevenu paisible. Je continuai de parler tout doucement à Ben. Au début, il me répondit. Mais sa voix devint de plus en plus faible et je sentis son corps se faire plus lourd. Je le forçai à marcher, croisant les doigts pour que ses jambes ne se dérobent pas sous lui. Alors que nous approchions enfin de la sortie, Ben cessa de me répondre. Je ne m’étais jamais sentie aussi seule. Je trainai littéralement Ben jusqu’au dernier croisement. Mon cœur s’emballa de soulagement lorsque je distinguai la sortie. Mais elle se trouvait encore à une bonne cinquantaine de mètres. Cette distance me paraissait infranchissable. Continuant difficilement d’avancer, je criai les noms de Cindy et Clément, espérant qu’ils seraient à leur poste. J’aperçus avec bonheur leurs silhouettes se profiler à l’entrée. Je les entendis crier quelque chose que je ne compris pas. Ils accoururent vers nous et je sentis le poids du corps de Ben me quitter. Ils le portèrent vers la sortie tandis que je me trainai à leur suite. Je respirai à pleins poumons l’air frais. J’entendis les cris de mes camarades qui se précipitaient vers nous, Kart en tête. Je sentis mes jambes trembler et je me laissai tomber sur la pelouse, à bout de forces.

- Sienna ! Cria Kart en me rejoignant. Sienna, ça va ?

Il se mit à genou à mes côtés et m’examina rapidement.

- Ça va, dis-je en repoussant la main qu’il avait posé sur ma joue.

Il cilla mais parut rassuré.

- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Demanda t-il.

- Un griffeur. 

Je tournai la tête et vis Stan, Bastien et quelques autres installer Ben sur une civière. Ils l’emportaient déjà vers l’infirmerie. 

- Viens, dit Kart en m’attrapant doucement le bras. Viens avec moi. 

Je me relevai difficilement. Un cri déchirant me transperça alors le cœur. 

- Non ! Ben !

La gorge nouée, je regardai Camille traverser la pelouse en courant vers la civière, le visage déjà déformé par les larmes. 


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