Sienna
Le lendemain, je retrouvai Ben dans la cabane qui nous servait d’armurerie. Le soleil venait de se lever. Kart nous avait réveillé aux aurores avec l’intention d’aller explorer cette fameuse section 8.
- Sérieux, je suis à peine réveillé, grommela Ben, les yeux encore gonflés de sommeil. Kart s’est pas dit que c’était dangereux d’envoyer ses troupes encore endormies dans le labyrinthe ?
Je haussai les épaules en souriant.
- C’est toi l’adjoint, non ? Tape du poing sur la table, si t’es pas content.
- N’importe quelle table du camp s’effondrerait si je faisais ça.
Je ris franchement. Il n’avait pas tord. Secouant la tête, je m’emparai de mon arc. J’avais mis des semaines à le fabriquer. Mais il était le plus efficace du camp. Je touchais ma cible à chaque fois. En préparant mes flèches, je repensai aux heures que j’y avais passé. Cela m’avait pris du temps parce que j’avais cherché la perfection. Mais les gestes m’étaient venus naturellement. Tailler le bois. Travailler les rainures. Choisir les meilleurs fibres pour la corde. Comme si j’avais toujours su le faire. Fabriquer des flèches m’avait été tout aussi facile. Et la première fois que j’avais armé mon arc et que je l’avais levé vers une cible, ma flèche avait atteint le centre. Je ne comprenais toujours pas d’où me venaient ces capacités. N’ayant aucun souvenir de ma vie d’avant le bloc, je me posais beaucoup de questions sur celle que j’avais été. J’aurais pu simplement me dire que j’avais pratiqué le tir à l’arc à haut niveau. J’aurais pu. Si seulement il n’y avait eu que ça…
- Je vois que je suis pas le seul à planer ce matin, s’éleva la voix moqueuse de Ben, me sortant de ma rêverie.
- Je plane pas. Je me concentre, répliquai-je. Tu devrais faire pareil.
- Oui, chef, lâcha t-il, taquin.
Ben me fit un clin d’œil, s’empara de sa lance et nous sortîmes de l’armurerie. Nous traversâmes la pelouse et nous rejoignîmes Kart, Stan et Bastien qui nous attendaient à l’entrée du labyrinthe. Kart nous fit un signe de tête.
- Bon, j’espère que vous avez bien dormi, les enfants, annonça t-il. On a une longue journée devant nous. L’objectif est d’avoir fait le tour de la section 8 avant ce soir. On procède comme d’habitude. J’ouvre la marche, ensuite Stan et Bastien. Puis Sienna. Et Ben en dernier.
Nous acquiesçâmes silencieusement.
- Ok, alors on y va.
Rapidement, je me concentrai. La vie ne tenait qu’à un fil derrière ces murs. Kart se mit à courir et entra dans le labyrinthe. Nous le suivîmes. Tandis que nous nous enfoncions dans le dédale, les bruits extérieurs et la lumière du soleil s’atténuèrent. Le silence était impressionnant dans le labyrinthe. Seul le bruit du vent s’engouffrant dans les couloirs, bruissant de manière sinistre, continuait à se faire entendre. Un voile sombre paraissait recouvrir le ciel, comme si même le soleil avait peur du labyrinthe. Les murailles ressemblaient à d’énormes pierres tombales dans un cimetière gigantesque envahi de mauvaises herbes. Les hauts murs étaient recouverts de lierre.
Nos pas résonnaient légèrement dans le silence. Alors que nous progressions dans les longs couloirs, je percevais le bruit des pas de Ben juste derrière moi. Nous trottinâmes pendant une petite demi-heure ; la section 8 était la plus éloignée de l’entrée. Nous parvînmes enfin devant le pan de mur que Stan avait traversé par inadvertance. Kart écarta le lierre qui pendait en travers de l’entrée et nous enjoignit de traverser. Quand il nous eu rejoint de l’autre côté, nous regardâmes un instant autour de nous. Cette section ressemblait aux autres. Sauf pour une chose ; elle était la seule dont l’entrée était dissimulée. Il y avait forcément une raison à ça.
- C’est une mission de reconnaissance, dit Kart, on prend pas de risques. On va se séparer pour couvrir un maximum de surface sans y passer la journée. Mémorisez tout ce que vous voyez. On doit être capable de reproduire cette section en rentrant. Stan et Bastien, vous partez à gauche, Ben et Sienna, à droite. Moi, je vais tout droit. On se retrouve ici au zénith, ok ?
- Ok, nous répondîmes à l’unisson.
Nous nous dispersâmes donc. Je pris la suite de Ben, l’arc levé au cas où. Après quelques secondes, je n’entendis plus les trois autres. Ben et moi progressions plus lentement, tentant d’enregistrer chaque couloir, chaque paroi. Je m’arrêtai au bout d’une allée pour la marquer d’une croix à la craie. C’était une façon de ne pas tourner en rond. Alors que je m’apprêtai à repartir, un bruit résonna dans le couloir de droite. Ma flèche tendue dans cette direction, je scrutai l’allée quelques secondes. Je ne vis rien de particulier. Ben m’interrogea du regard. Je lui fis signe que tout allait bien et nous reprîmes notre route. Nous marquâmes une bonne vingtaine de couloirs avant de déboucher à un petit carrefour. Ben s’arrêta.
- C’est dingue à quel point tous ces murs se ressemblent, soupira t-il. Tu te souviens de l’essentiel ?
- Jusqu’ici, ça va.
- Ok, on continue.
Nous n’avions fait que quelques pas que je m’arrêtai à nouveau. Cette fois-ci, j’étais certaine d’avoir entendu un bruit. Un bruit autrement plus inquiétant que le précédent. Je tapai sur l’épaule de Ben et lui fis signe de tendre l’oreille. L’angoisse que je lu dans ses yeux confirma mes craintes. Nous échangeâmes un regard paniqué.
- Les murs bougent ! S’écria Ben.
- Et ça vient de l’entrée ! Renchéris-je.
Nous nous mimes à courir comme des dératés, faisant le chemin inverse. Plus nous nous rapprochions de notre point de départ, plus le bruit des cloisons frottant contre le sol en béton s’accentuait. Nous tournâmes le dernier coin et mon cœur loupa un battement. Les murs délimitant la section 8 à la section 7, situés quelques mètres avant la cloison par laquelle nous étions entrés, étaient en train de pivoter un par un. Quand nous étions arrivés, ils étaient positionnés de manière à former de longs couloirs vers la section 8. Une fois qu’ils auraient pivoté de 180 degrés, ils formeraient un mur infranchissable entre les deux sections. Je ne comprenais pas. Ces murs n’étaient pas sensés pouvoir se mouvoir. Nous connaissions et avions mémorisé chaque cloisons mobiles ainsi que leurs mouvements. Ceux-là n’en faisaient normalement pas partis.
- Cours ! Hurla alors Ben. On va se retrouver coincés !
Je commandai à mes jambes de se remettre en marche. Ben et moi étions du mauvais côté de la section ; les premiers murs à se refermer étaient les plus proches de nous. Nous courûmes du plus vite que nous pouvions le long des murs qui se rabattaient brutalement, nous coupant la route. Dès que j’eus pris suffisamment d’avance sur la dernière cloison pivotante, je me jetai littéralement de l’autre côté. J’atterris lourdement sur le béton tandis que Ben traversait à son tour, in extremis. Avec soulagement, j’aperçus Stan et Bastien franchir les parois à temps. Ben s’était déjà relevé.
- Ou est Kart ? Cria t-il.
- J’en sais rien ! Répondit Bastien, le visage livide.
A nouveau debout, j’aperçus du coin de l’œil une silhouette traverser un couloir.
- Là ! Il est là ! Prévins-je les autres.
Kart arrivait droit sur nous, courant à toutes jambes. Les murs avaient déjà presque tous pivoté.
- Dépêche toi ! Hurla Bastien. La section se ferme !
- J’ai vu ! Rétorqua Kart, à bout de souffle.
Je crus qu’il ne parviendrait pas jusqu’à nous à temps. Heureusement, puisant dans ses dernières forces, il se faufila entre deux murs, manquant de se faire écraser par les parois. Kart tomba sur le sol avec un bruit sourd. Nous poussâmes tous un soupir de soulagement. Je me penchai vers lui.
- Kart, ça va ?
- Ouais…, souffla t-il en tentant de reprendre sa respiration. Donnez moi une minute.
Il prit un instant pour se reprendre. Puis Ben lui tendit la main et l’aida à se relever.
- Ca va aller, mon pote ? S’assura t-il.
- Oui, rien de cassé. Faut qu’on bouge. Avec tout le boucan qu’on a fait, on a peut-être attiré des griffeurs. Allez, on y va. Et au pas de course.
Après une bonne vingtaine de minutes de course, nous parvînmes en vue de la sortie. Comme à chaque fois que nous atteignions l’issue du labyrinthe, je ressentis un élan de soulagement. Respirer à nouveau l’air frais et voir la lumière du jour était toujours plus agréable après une excursion comme celle-ci. Surtout quand elle s’était déroulée sans croiser un griffeur.
Nous débouchâmes dans la prairie et passâmes à côté de Cindy et Clément qui étaient chargés de surveiller l’entrée du labyrinthe la journée. Les griffeurs n’avaient jamais franchi les hauts murs noirs jusqu’ici, mais on n’était jamais trop prudent. Kart les héla.
- Ouvrez l'œil, on a peut être réveillé quelques griffeurs, les prévint-il.
Les deux sentinelles acquiescèrent et reportèrent leur attention sur les grandes portes. Nous traversâmes le camp, où Ben et Kart s’arrêtèrent une minute pour s’assurer que tout allait bien. Puis nous nous regroupâmes dans la paillote que nous avions construite au milieu de la foret, loin des regards curieux. Elle contenait la maquette du labyrinthe sur laquelle nous travaillions depuis des mois. Elle était entièrement constitué de petits bois et mesurait environ trois mètres de diamètre. Elle était pratiquement terminée. Il n’y manquait que la section 8.
Je m’assis sur l’un des petits tabourets et commençai à disposer des petites lames de bois à la place des cloisons que j’avais mémorisé. J’écoutai distraitement les autres commenter la sortie d’aujourd’hui. Ils se demandaient pour quelle raison la section s’était soudainement fermée alors que nous n’avions jamais vu cette partie du labyrinthe bouger auparavant. Quel schéma suivait-elle ?
Jetant un regard à la maquette, je sentis le découragement m’envahir. Combien de temps allions nous encore devoir parcourir ce labyrinthe à la recherche d’une sortie qui n’existait peut-être pas ?
Le soir, nous étions tous réunis autour du feu de camp. Les cuisiniers avaient préparés des pois déshydratés et un peu de maïs qu’ils faisaient pousser dans leur potager. Je me retins de grimacer lorsque je jetai un œil à mon assiette. Je ne me souvenais pas si manger avait un jour été un plaisir.
- Comment s’est passé l’excursion d’aujourd’hui ? Demanda timidement Camille en coulant un regard vers Ben.
Ce dernier semblait de mauvaise humeur depuis notre retour. Probablement avait-il eu les mêmes pensées que moi près de la maquette. Je ne pouvais pas lui en vouloir.
- Une catastrophe, grommela t-il.
- Ça a bien servi quand même à quelque chose, non ?
- A part être à deux doigts de se faire écraser entre ces maudits murs, non, assena Ben.
Camille garda le silence, soucieuse de ne pas l’énerver davantage. Devinant que Ben ne serait pas plus loquace, je me chargeai de lui raconter ce qu’il s’était passé dans la section 8. Comme d’habitude, je vis les yeux de Camille s’écarquiller d’angoisse. Je savais qu’elle supportait mal de savoir Ben risquer sa vie dans le labyrinthe.
- Y a pas de sortie, souffla ce dernier, le regard sombre.
Il n’avait pas parlé suffisamment fort pour que les autres l’entendent. Il savait que c’était une information que nous devions garder pour nous. Les autres seraient complément abattus s’ils l’apprenaient. Ils comptaient encore sur nous. Camille tourna un visage inquiet et interrogateur vers moi, comme si elle attendait une confirmation de ma part. Je haussai légèrement les épaules, le regard grave.
- Putain…, souffla t-elle.
- On en est pas encore certains, dis-je tout bas. On a encore une piste à explorer.
Je ne voulais pas qu’elle s’inquiète outre mesure alors que nous n’avions encore aucune certitude.
- Mais…ils ne vont quand même pas nous laisser crever ici ? Lâcha t-elle un peu trop fort.
Je vis Kart, qui se trouvait non loin de nous, nous lancer un regard désapprobateur. Il tenait au secret plus que n’importe qui. Ben reçu le message aussi bien que moi. Il posa brièvement une main sur le bras de Camille.
- Viens, on va faire un tour.
Camille se leva, blanche comme un linge. Ben avait compris qu’elle avait besoin d’être rassurée. Je les regardai s’éloigner vers les dortoirs en souriant. Je me demandai quand mon ami aurait le courage de lui avouer ce qu’il ressentait pour elle. S’il attendait d’être sorti d’ici, il risquait de se passer un long moment avant qu’il ait la chance de la prendre dans ses bras.
Lorsque Ben et Camille disparurent de ma vue, j’observai un instant les autres. Leurs visages étaient détendus malgré les circonstances ; nous avions presque réussi à créer une ambiance familiale. Tout le monde y contribuait ; parce que c’était indispensable.
Mon regard se posa sur le petit nouveau. Il semblait déjà moins perdu que la veille, même si ses yeux restaient voilés de tristesse. Ça passerait. Harriet et Sonya, deux filles d’une vingtaine d’années – une cuisinière et une bâtisseuse- semblaient l’avoir pris sous leurs ailes. C’était une bonne chose ; elles l’aideraient à s’acclimater. Tandis que Sonya lui disait quelque chose que je n’entendis pas, le regard du jeune garçon s’agrandit et un grand sourire se dessina sur ses lèvres.
- Je me souviens ! S’exclama t-il soudainement. Je m’appelle Aris !
Après quelques secondes de flottement, le groupe se joignit à sa joie avec des cris et des applaudissements. Je frappai dans mes mains avec plaisir. Se souvenir de son prénom était une victoire. Nous n’en connaissions pas beaucoup ici. Alors il fallait en profiter.