Sienna
Le soleil était presque à son zénith. Ben, Camille et moi nous étions installés un peu à l’écart, près de la rivière. Nous avions décidé de nous octroyer une pause après avoir aidé à la construction de la toiture de la dernière cabane une partie de la matinée. Le bord de la rivière était le seul endroit où nous pouvions trouver un peu d’air frais. Le bloc était étouffant. Il ne pleuvait jamais ici.
J’aimais bien ces moments à trois. Ben et moi nous étions tout de suite bien entendus. Et nos liens n’avaient fait que se renforcer au fur et à mesure que nous risquions nos vies ensemble dans ce maudit labyrinthe. Ben m’avait sauvé la vie autant de fois que j’avais sauvé la sienne. Camille était arrivée quelques mois plus tard. Elle s’était adaptée et intégrée au groupe à une vitesse folle. C’était un vrai caméléon. Elle m’avait tout de suite inspiré la sympathie. A Ben aussi. Je soupçonnai d’ailleurs qu’il s’agisse bien plus que de sympathie entre ces deux là. Mais les circonstances ne prêtaient pas vraiment au romantisme. Je crois qu’ils n’avaient jamais osé s’avouer leur attirance mutuelle. Ça me rendait un peu triste ; peut-être auraient-ils été heureux dans une autre vie.
Camille poussa un soupir tandis qu’elle regardait son reflet dans l’eau de la rivière.
- Ce ne sont même plus des cheveux, c’est de la paille, râla t-elle en passant ses doigts dans ses cheveux blonds.
- Je t’offrirai le coiffeur dès qu’on sortira d’ici, la taquina Ben.
- Le coiffeur, le masseur et le resto.
- Rien que ça.
Je souris. L’eau de la rivière était le seul moyen qui nous permettait de savoir à quoi nous ressemblions ; nous ne possédions pas de miroir ici. Le fait de voir Camille observer son reflet avec affliction me rappela la première fois où j’avais vu mon image flotter sur l’eau.
C’était quelques jours après mon arrivée ici ; j'avais surpris Ethan m’observer avec insistance. Je lui avais demandé pourquoi et il s’était détourné sans répondre. Ben m’avait alors sourit avec bienveillance et amusement.
- Tu ne sais pas à quoi tu ressembles, hein ? M’avait-il demandé.
J’avais secoué la tête, déroutée. Ben m’avait alors emmené au bord de la rivière. Je m’y étais penchée et mon reflet m’avait rendue perplexe. J’avais observé mon visage en fronçant les sourcils. Parce que j’étais belle et que je ne m’y étais pas attendue. J’avais le teint halé, des yeux verts en amande et de longs cils. Mes cheveux, presque noirs, descendaient jusque dans le bas de mon dos.
- Je crois que tu as tapé dans l’œil de notre cher Ethan, m’avait dit Ben avec un clin d’œil.
Puis il m’avait laissé seule avec moi-même.
Camille poussa un nouveau soupir qui me sortit de ma rêverie.
- Vous pensez vraiment que j’aurais l’occasion d’aller chez le coiffeur un jour ? Demanda t-elle, une note de découragement dans la voix.
- J’en suis sure, affirmai-je en croisant le regard de Ben.
Il savait que je ne le pensais pas. Comme lui. Mais nous nous devions de garder espoir et de ne pas montrer notre résignation. Si ce n’était pour nous, au moins pour Camille, Julian et tous les autres. Malgré ça, Ben avait parfois du mal à cacher son découragement. Je me chargeai souvent de le secouer.
- Laisse moi rire, intervint alors Ethan qui passait par là et qui avait entendu notre conversation. Si on compte sur les sprinteurs pour sortir d’ici, on n'est pas là de voir la fin du cauchemar.
Sa voix trainante avait le don de m’agacer. Comme d’habitude, il était flanqué de Cindy – une grande blonde aux petits yeux porcins. Je les appelais Tic et Tac. Ils faisaient beaucoup de bruit mais n’étaient pas d’une grande utilité sur le camp. Ça n’avait jamais collé entre nous. Ben le fusilla du regard mais je fus plus rapide :
- Parce que faire frire des légumes nous aidera à sortir d’ici, peut-être ? Rétorquai-je.
Ben et Camille pouffèrent de rire tandis qu’Ethan piquait un phare. Il ne sembla rien trouver à répondre. Cindy non plus ; elle se contenta de me lancer un regard noir.
- Ouais, retourne à tes poêles, mon grand, renchérit Ben.
Ethan tourna les talons en grommelant quelque chose que je ne compris pas. Cindy lui emboita le pas.
- Quelle plaie ces deux là, souffla Camille.
- J’aimerais bien lui foutre mon poing dans la gueule, rêva Ben tout haut.
- Il vaudrait mieux pas, dis-je. Même si ce n’est pas facile, faut qu’on reste solidaires.
- Je ne vois pas l’intérêt d’être solidaires avec des gens qui ne servent à rien, répliqua Ben.
- L’intérêt, c’est de ne pas nous rendre la vie plus difficile qu’elle ne l’est déjà.
Ben fit la moue, l’air peu convaincu.
C’est alors que la sirène stridente qui annonçait la remontée de la boite retentit, me vrillant les tympans. Nous nous précipitâmes tous vers le puit. Kart fendit la foule et tout le monde se tut. Je pus entendre les grincements et le cliquetis de l’élévateur, qui me rappelèrent mon trajet cauchemardesque à son bord. Un choc sourd annonça que l’étrange ascenseur était arrivé à destination. Kart et Ben tirèrent sur les deux poignées en arceaux qui étaient fixées de chaque côté du rectangle de métal qui servait de volet. La porte s’ouvrit avec un grincement métallique tandis qu’un nuage de poussière s’élevait autour de la dalle. Un silence complet s’abattit sur les Blocards. Je me penchai au dessus de la boite. J’aperçus un jeune garçon d’une quinzaine d’années à la tignasse acajou. Lorsque je croisai son regard perdu, je ressentis un élan de compassion pour lui ; nous étions tous passés par là et je savais à quel point cela était déroutant. J’attrapai la corde et la lançai au garçon. Puis je la tendis à Ben.
- Attrape ça, dit-il au jeune garçon.
Il fallut quelques minutes pour que ce dernier accepte d’empoigner la corde. Ben, aidé de Stan, le remonta. A peine le nouvel arrivant avait-il posé un pied sur la pelouse que Kart s’approcha de lui et l’entraîna loin de nous. C’était un rituel ; nous savions que Kart allait se charger de lui expliquer sa situation et le peu de choses que nous savions. C’était suffisamment perturbant pour que cette discussion délicate ne se déroule pas entouré d’une trentaine de personnes.
Ben sauta au bas de la cage pour récupérer le colis qui avait accompagné l’arrivée du nouveau venu. Il me lança la boite et je l’attrapai au vol. Stan et Bastien se chargèrent de remonter Ben. M’agenouillant sur la pelouse, j’y déposai le colis. Il s’agissait d’une boite bleue et blanche portant une unique inscription – toujours la même : WICKED. Personne n’avait jamais su ce que cela signifiait. J’ouvris le colis ; des dizaines de paires d’yeux y étaient penchées. Comme à chaque fois, nous espérions tous y trouver des réponses ou quoi que ce soit d’autre qui nous permettrait de sortir de ce maudit bloc. Mais bien sur, cette fois encore, nos espoirs furent réduits à néant lorsque je sortis du colis quelques légumes déshydratés, des couvertures de survie et un sac de vêtements. Tentant de cacher ma déception devant les autres – surtout les plus jeunes – je tendis les légumes à Gaby, une de nos cuisinières. Puis j’emmenai les vêtements et les couvertures dans la remise où nous stockions les affaires de première nécessité.
Pour cacher mon découragement et ma lassitude, je m’isolai un peu du groupe. J’avais besoin d’être seule ; la vie en communauté me pesait parfois. Je m’assis sur le gros rocher qui surplombait la prairie, face au labyrinthe, à l’abri des regards. Et je m’autorisai à pousser un long soupir.
Je commençai à me demander si je n’allais pas finir ma vie ici, en compagnie de personnes qui n’auraient pour la plupart assurément pas fait partie de mes proches dans une autre vie. Un autre monde. Mais est-ce qu’un autre monde existait vraiment ? Nous n’avions aucun contact extérieur. La race humaine pourrait s’éteindre que nous n’en saurions rien. La seule preuve d’une vie extérieure étaient les colis et les nouveaux arrivants. Il y avait forcément quelqu’un qui tirait les ficelles. Qui aurait intérêt à enfermer pendant des années un groupe d’ados livrés à eux-mêmes ? Malheureusement, aucun nouvel arrivant n’était venu avec des réponses. Nous ne savions rien de plus qu’à mon arrivée.
Poussant un nouveau soupir, je posai ma tête contre la roche. Mes pensées se tournèrent vers le jeune garçon arrivé un peu plus tôt dans la journée. Je m’imaginai parfaitement ce qu’il pouvait ressentir à cet instant. Les paroles de Kart, le premier jour que j’avais passé ici, me revinrent en mémoire. Il ne m’avait pas dit grand-chose finalement. En gros, que j’étais dans une belle galère – la même que les autres « blocards »- et qu’ils n’avaient aucune idée ni du pourquoi ni du comment. Je supposai -j’espérai- que Kart prenait davantage de gants avec les plus jeunes. Il avait été très difficile d’encaisser tout ça d’un bloc. J’avais cru devenir folle. Mais les jours étaient passés et j’avais vite compris que tout ce bordel était bien réel. Et que, comme disait Ben, « on était dans la merde ».
Je souris pour moi-même en songeant aux grossièretés de mon ami. Nous riions souvent, malgré les circonstances. J’essayai de voir le bon côté des choses et lui savait dédramatiser comme personne. C’était une bonne chose pour Camille, qui était un peu moins optimiste. Elle retrouvait souvent le sourire grâce à nous et ça faisait du bien à tout le monde. La vie aurait été encore moins drôle sans eux. Finalement, quelque soient les circonstances, ce qui changeait la donne, c’était les gens. Ils pouvaient transformer une situation apocalyptique en une situation juste merdique.
On se sentait vite seul ici. Je sais que chacun d’entre nous aurait souhaité pouvoir se réfugier dans ses souvenirs de sa vie d’avant. Parce qu’il y avait forcément eu une vie avant. Cela aurait été un moyen de tenir, quelque chose à quoi se raccrocher. Mais, même ça, on nous en avait privé. Nous avions tous fait notre entrée dans le bloc la tête vide de tout souvenirs. Je ne me souvenais pas de mes parents, de mes amis, de tout ce qui faisait ma vie avant. Comme si ma première journée sur cette terre avait été celle où j’avais posé le pied sur la prairie du bloc. Mais je savais que c’était faux. Parce que je me souvenais de ce à quoi ressemblait le monde dans lequel j’avais vécu. Comme tous les autres. Nous étions capables de nous souvenir des buildings gris et froids de la capitale. Mais pas du visage de nos parents. On se souvenait du générique débile d’une émission télé. Pas de notre anniversaire ou des cadeaux que nous avions eu enfants. Des fast-food, des cinémas, des supermarchés. Pas des écoles que nous fréquentions, ni des cours, ni des amis. Nous avions commencé notre vie au bloc. Nous risquions de la finir ici aussi.
Nous ne nous souvenions que d’une seule chose personnelle : après quelques jours au bloc, nous revenait notre prénom. C’était une sensation étrange d’être soudain certain d’une chose alors que vous n’en saviez rien quelques secondes plus tôt.
J’avais une chance que les autres n’avaient pas. Certains souvenirs m’étaient revenus, en même temps que mon prénom. Je ne comprenais pas pourquoi il n’en avait pas été de même pour les autres. Seuls Ben et Camille étaient au courant. Ce n’était pas quelque chose que je souhaitais dévoiler au reste du groupe.
Je savais que je n’avais pas toujours été cette fille enfermée dans un labyrinthe, obligée de se débrouiller, un peu sauvageonne. Je savais que j’avais existé autrement. Que je n’avais pas toujours été seule. Que ma vie avait eu un sens avant tout ça.
Parce que je savais que j’avais compté pour lui. Et qu’il avait été tout pour moi. Je me souvenais de son visage et de nos moments passés à deux. De ses bouclettes entre le blond foncé et l’acajou. De ses yeux rieurs d’un marron profond, presque noir. De ses fossettes, pratiquement invisibles. Et surtout de son sourire. Il arrivait à me faire battre le cœur encore maintenant, alors que je ne l’avais plus vu depuis si longtemps. Il avait cette façon de me sourire qui me faisait me sentir forte, qui me faisait croire que tout était possible. Je me rappelais de son expression taquine mais pleine d’affection. Il avait rendu le monde plus beau à mes yeux.
Fermant les yeux, je le rejoignis en rêve :
« Il vient me rejoindre sur le canapé, où je suis lovée dans la couverture, presque endormie. Il dépose un baiser sur mon front.
- Hé, ma chérie, murmure t-il. La journée a été longue ?
Je marmonne quelque chose que je ne comprends pas moi-même. Il rit doucement.
- Si tu le dis.
Il se penche sur moi et je me redresse légèrement pour trouver ses lèvres.
- Tu es ma belle au bois dormant, sourit-il en caressant ma joue du bout des doigts.
- Et toi, mon Peter Pan, je réponds spontanément.
Il rit franchement.
- Pourquoi Peter Pan ?
- Parce qu’il refuse de grandir. Et que la jupe verte te siérait à merveille, je plaisante, déjà plus réveillée.
Il secoue la tête en levant les yeux au ciel. Puis il m’ébouriffe les cheveux. Il sait que je déteste ça. Je m’empare du coussin du canapé et lui abats sur la tête en râlant.
- Et il paraît que je refuse de grandir ? réplique t-il avec un clin d’œil.
Puis il s’approche de moi et m’embrasse longuement. Ses lèvres chaudes et douces caressent les miennes. Je sens mon corps se réchauffer et je me presse contre lui, avide de sentir son étreinte. Il m’attire à lui en passant un bras au dessus de mes épaules et j’enfouis mon visage dans son cou.
- Il n’y a pas d’endroit ou je me sente mieux que dans tes bras, je murmure.
Il tourne son visage, une expression faussement prétentieuse sur le visage.
- Arrête de me draguer, ça me gêne.
Je pouffe de rire.
- Je suis sure que tu adores ça, Peter Pan.
- Tu as parfaitement raison, Cendrillon.
Il m’embrasse à nouveau et murmure au creux de mon oreille :
- Et il n’y a que quand tu es dans mes bras que je me sens bien. »
Je sortis brusquement de ma rêverie. Mon cœur se serra de douleur, comme à chaque fois que je revenais à la réalité. Je gardai l’impression de l’avoir près de moi, de sentir son odeur, encore quelques secondes. Puis il s’éloigna, emportant avec lui mes rêves et mes espoirs. Invariablement, je me demandais ce qu’il était devenu, ce qu’il avait fait de sa vie. S’il se souvenait de moi. Que ce ne fut pas le cas me déchirait le cœur. Mais je devais me rendre à l’évidence ; il n’était probablement pas enfermé au milieu de nulle part depuis des mois. Il n’avait sûrement pas besoin de se raccrocher aux seuls souvenirs qu’il lui restait. Moi, je n’avais plus que lui. Il était devenu mon seul rêve.
Camille pensait que se souvenir de lui était une chance. En un sens, elle avait raison. Ces souvenirs étaient ma seule bouffée d’oxygène. Ils me permettaient de tenir, de survivre. Je me refugiai auprès de lui, de son sourire et de son visage espiègle et amoureux. De toutes ces sensations qu’il m’avait fait ressentir.
Mais se souvenir de lui était aussi une douleur insoutenable qui ne me quittait jamais. J’avais continuellement l’impression de ne pas être entière. C’était une telle frustration, un tel manque, que j’avais souvent la sensation de me consumer de l’intérieur. J’aurais donné tant de choses pour le revoir. Mais il ne m’était même plus possible de renoncer à quoi que ce soit. Je ne possédais plus rien.