Parmi mon peuple
Chapitre 16 : Dans la tanière de l'ours
10455 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 19/11/2017 18:13
L’aube éclairait fragilement la fraîche matinée dans les montagnes, sa frêle lumière oscillant entre des nuances de gris, de rose et de vermillon dans le ciel. La compagnie s’était abritée derrière une masse abrupte et rocheuse parsemée de pins dans le but de se cacher de la perfide troupe d’orques à leur trousse. Ils avaient laissé le discret hobbit être leurs yeux et leurs oreilles pour explorer les alentours et ainsi repérer la position des cavaliers wargs.
Cela faisait plusieurs jours déjà qu’ils avaient quitté le château d’Alwena, continuant toujours à travers les terres sauvages en direction de la Montagne Solitaire. Malheureusement les sbires du mal leur donnaient bien du fil à retordre et ne semblaient jamais relâcher leurs efforts pour ramener la tête de Thorin à leur chef sans scrupules. Amerys jonglait inlassablement entre répit et vague de panique ou de nervosité. La route était dangereuse, même en l'absence des pisteurs wargs harcelant leurs arrières comme un renard aux trousses de jeunes lapins apeurés.
Soudain de légers pas se firent entendre. Chaque nain se retourna brusquement, se mettant alors sur ses gardes, mais ce n’était que leur petit espion qui revenait de sa furtive escapade.
— La horde est proche, devina Thorin en voyant Bilbon dévaler la pente rocheuse pour arriver à leur cachette.
Le hobbit qui avait les cheveux en bataille semblait sans aucun doute inquiet.
— Trop proche, rectifia alors ce dernier haletant en piétinant le sol couvert d’herbe morte et jaunie. A deux lieues, mais ce n’est pas le pire…
— Les wargs ont flairé notre odeur ? devina Dwalin soudain soucieux.
— Pas encore, réfuta l’espion, cependant nous avons un autre problème…
— Ils vous ont vu ? le coupa Gandalf sans prendre la peine d’écouter la suite de sa phrase.
Amerys voyait bien que le pauvre Bilbon essayait de leur dire quelque chose de très important mais les interrogations de ses acolytes ne cessaient de fuser à tout va, l'empêchant d'articuler le moindre mot et noyant sa petite voix dans leur palabres rocailleuses.
— Non mais…
— Ah je vous avais dit ! rit Gandalf fier des prouesses de son protégé. Discret comme une souris et l’étoffe d’un cambrioleur !
— Ecoutez-moi, scanda Bilbon d’un ton énervé en tapant son pied au sol comme un enfant capricieux. J’essaie de vous dire qu’il y a autre chose là-haut… !
Tout le monde se tut enfin et Gandalf afficha une mine déconfite sous l’ombre de son chapeau de magicien. Amerys sentit son pouls s’accélérer, le ton de Bilbon reflétait une réelle peur. Une peur qui s'insinuait maintenant dans les veines de la jeune naine comme un poison prêt à paralyser son âme.
— Quelle forme cela avait-il ? demanda par précision l’Istar comme s’il connaissait déjà lui-même la réponse. Comme un ours…?
Le cambrioleur grimaça d’étonnement face à la déduction perspicace du magicien gris.
— Oui… Oui mais plus gros, beaucoup plus gros, compléta-t-il en accentuant sur le « beaucoup ».
Tout ceci était bien encourageant… Un ours… Un ours ! Serait-ce par le plus grand des hasards…? Oui cela ne pouvait être que lui. Soudain le poison de peur quitta son corps, soulageant intérieurement son être.
— Vous saviez pour cette bête, dit Bofur d’un ton accusateur envers Gandalf.
A cette accusation une dose de frénésie s’éleva au sein de la compagnie. Accusations, peur, plaintes… A chaque problème les nains avaient pour fâcheuse habitude de débiter un flot de paroles incompréhensibles, scandant à qui mieux mieux sans pour autant qu’on y comprenne quelque chose. Cela lui donnait presque le tournis.
— Taisez-vous bon sang ! s’exclama d’une grosse et forte voix Amerys d’un ton autoritaire et très agacé. On ne s’entend même plus respirer avec votre brouhaha intempestif. Gardez votre calme…
Les nains de la compagnie ne s’étaient absolument pas attendus à cette soudaine autorité venant de la jeune demi-naine d’habitude calme et discrète. Mais Amerys qui commençait rudement à cumuler la fatigue physique et morale était indéniablement très irritable. Alors un concert plaintif de voix naines criant dans tous les sens allait bien au-delà du supportable…
Tant est si bien que tous fermèrent leur bouche barbue en la regardant avec embarras. Toutefois, Gandalf la gratifia d’un sourire qui trahissait ses remerciements les plus respectables pour avoir fait fermer leur caquet aux guerriers nains.
— Il y a une maison, déclara enfin le magicien après l’intervention d’Amerys. Pas très loin d’ici où nous pourrions trouver refuge….
— La maison de qui ? demanda méfiant Thorin comme à son habitude. D’un ami ou d’un ennemi ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit sans secret le gris. Il nous aidera ou… il nous tuera.
Si Gandalf parlait bien de la même personne à laquelle pensait Amerys il pouvait effectivement les tuer sous sa forme d’ours mais les aiderait probablement précieusement sous sa forme humaine… Enfin si c’était lui mais le doute était minime. Elle était quasiment persuadée que c’était lui… Beorn. Beorn le change peau. Un lointain souvenir et pourtant elle se remémorait sa visite au village comme si c’était hier.
— Quel choix avons-nous ? railla le chef de guerre.
Soudain un rugissement à faire pâlir des dizaines de wargs retentit dans la vallée montagneuse, effrayant chacun des membres de la troupe dissipée. Amerys aurait également dû être inquiète car elle avait déjà croisé l’impressionnante et puissante bête, pourtant elle ne pouvait qu’imaginer le grand et respectable homme qui se cachait sous la fourrure de l’ours.
— Aucun ! grogna le sage vieillard. Vite fuyons !
Sur les ordres de l’Istar la compagnie ne perdit pas de temps pour prendre ses jambes à son cou. Amerys n’avait pas la force de courir alors elle trottina derrière Balïn, non sans peine. Plus tard quand ils s’extirpèrent enfin de la vallée montagneuse ils reprirent une allure plus tranquille mais la marche était quand même soutenue. Amerys espéra désespérément que la maison dont avait parlé Gandalf était tout proche…
Le soleil montait désormais allègrement vers son zénith, berçant de lumière les plaines verdoyantes et fleuries qu’ils foulaient désormais de leurs bottes. Par endroit l’herbe était jaunie mais le spectacle de couleurs était incontestablement flamboyant. Le bleu du ciel côtoyait la cime verte des arbres et les troncs marron se noyaient dans les généreuses parcelles d'herbe panachées de vert et de doré, tandis que par endroits les fleurs roses, bleues et violettes parsemaient le sol comme un tapis enchanteur, apportant de ce gré la petite note douce de cette admirable nature. Ces dernières embaumaient d’ailleurs l’air d’une délicate odeur aux notes indéniablement nostalgiques.
Amerys aurait aimé pouvoir s’arrêter pour en ramasser et avoir le plaisir de former un beau bouquet qu’elle aurait mis dans un vase, comme elle l’avait fait tant de fois chez elle. Mais leur périple n’offrait ni toit, ni confort au coin du feu et encore moins un vase où y déposer de jolies fleurs près de l’âtre ou sur un meuble.
La nostalgie qui avait sournoisement envahie Amerys s’envola malheureusement en fumée lorsque Dwalin la poussa à avancer plus vite car elle avait délibérément réduis l’allure pour contempler le paysage.
— Arrêtez de rêver Amerys ! s’exclama d’une voix caverneuse le guerrier chauve. Vous voulez vous faire déchiqueter ?
La jeune naine marmonna alors entre ses dents et accéléra le pas pour enjamber un cours d’eau cristallin glissant sur un tapis de galets gris et blancs.
Sortie ensuite de la plaine, la troupe fuyant le nouvel ennemi parcourut sur quelques centaines de mètres des bois secs et craquants, jusqu’à ce qu’un rugissement déchirant résonne non loin de là. La bête se rapprochait…
Sans perdre de temps ils accélérèrent tous le pas avant de déboucher sur une vaste clairière d’herbe sèche. La maison dont parlait Gandalf se montrait enfin à eux, trônant royalement au beau milieu de la prairie. Emmuraillée derrière une couche d’arbres et de buissons, la bicoque était discrètement postée derrière, entourée par les remparts de verdure. La demeure était par ailleurs entièrement et modestement faite de bois tandis que le toit était recouvert d’herbe en tout genre d’où dépassait un large conduit de cheminée en pierres.
— Courez ! scanda alors Gandalf.
Les nains ne se firent pas prier pour fuir à toute vitesse en direction de la maison qui les mettrait en lieu sûr. Ainsi, quand la compagnie passa l’entrée ouverte des remparts verts la bête brune et poilue surgit au loin en rugissant de plus belle, avançant telle une furie sous la force de ses énormes pattes et la puissance de sa détermination. Amerys n’eut même pas le temps de regarder de plus près les ruches qui étaient éparpillées partout devant l’entrée et évita même de justesse une abeille bien plus grosse que la normale qui bourdonna près d’elle avant de rejoindre doucement la ruche à l’autre bord du chemin.
Paniqués, les guerriers se brusquèrent à la grande et double porte en bois, tapant dessus et tentant par désespoir de foncer dedans pour l’ouvrir alors qu’ils n’avaient qu’à soulever le loquet qui bloquait l’ouverture… Amerys souffla de désespoir face à la stupidité récalcitrante de ses compères et ne perdit pas de temps pour se faufiler à travers l’amas de guerriers, pour enfin et simplement soulever le battant. La porte s’ouvrit à la volée sous la force des nains qui s’engouffrèrent sans plus attendre à l’intérieur. Un regard en arrière leur fit constater que le gigantesque ours était à seulement quelques mètres, galopant d’un pas lourd tandis que ses crocs espéraient probablement tâter de la chair fraîche.
Amerys recula au plus loin de la porte, ne voulant pas se frotter une fois de plus à l’ours incontrôlable et c’est de toute justesse que ses amis rabattirent la porte derrière eux tandis que l’ennemi poilu en furie tentait de passer son gros museau à travers l’entrebâillement en grognant et rugissant comme une bête affamée. Enfin, c’est sûrement ce qu’elle était en ce moment…
En dépit de la puissance phénoménale de l’ours les plus forts nains la repoussèrent sans mal avant de fermer avec soulagement la porte.
— C’est quoi ça ? lança Ori totalement ahuris par ce qu’il venait de voir.
Il regardait le magicien gris avec des yeux ronds tel un enfant qui aurait vu un méchant monstre, cherchant désespérément une explication à ce qu’il venait de voir.
— Ça c’est notre hôte, répondit Gandalf en affichant un sourire malicieux et presque satisfait. Il s’appelle Beorn et c’est un changeur de peau.
Il fit une légère pause, prenant le temps d’observer la tanière de l’ours remplie de boiseries et sentant le miel à profusion
— Parfois c’est un énorme ours brun et d’autres fois un homme grand et fort. L’ours est imprévisible mais l’homme peut entendre raison. Cependant… c’est quelqu’un qui n’aime pas beaucoup les nains…
Un brouhaha s’éleva encore parmi l’assemblée mais Amerys n’y faisait déjà plus attention, totalement hypnotisée par l’environnement étrange mais non moins chaleureux de Beorn.
La maison était spacieuse et entièrement faite de boiseries, aussi bien la maison elle-même, que les meubles et les ustensiles ; ceux-ci étaient parfois finement sculptés par endroit. Un beau bois de chêne et de hêtre aux senteurs suaves et envoûtantes. Le sol était cependant dallé de grandes pierres irrégulières et plates, contrastant par son austère fraicheur, la douce chaleur du bois.D’un autre côté, des poutres claires et voûtés en arc de cercle décoraient le plafond tandis que de larges et grotesques colonnades en bois sculptés soutenaient le vaste toit de la maison. Au milieu de la pièce, sur un vieux tapis décoloré et rapiécé, trônait une longue et large table fièrement entourée de deux bancs en guise de chaises ainsi qu’un grand fauteuil royalement décoré d’un bel et fort ours brun sur le dossier. Force était de constater que le salon pouvant aisément accueillir une petite troupe comme la leur.
Pour couronner le tout, une belle et grande cheminée permettait de réchauffer la pièce les nuits d’hiver tandis que des bougies mielleusement alvéolées étaient disséminées partout à l’intérieur de la demeure sur des socles en suspension, pour éclairer les sombres soirs du change peau.
Beorn semblait organisé et ordonné et même les petites babioles en tout genre qui étaient éparpillées partout, sur la cheminée, la table, les meubles paraissaient à leur place, bien rangées. De surcroît, après un furtif regard sur un des côtés, un jeu d’échec attira également l’attention d’Amerys.
Posé sur une table carrée les figurines du jeu étaient adroitement alignées sur le plateau dallé, mais ce qui amusa la jeune naine, c’était que toutes ces figurines étaient des ours en bois de tailles différentes. Apparemment Beorn avait le sens du détail…
Un peu plus loin Amerys remarqua également un renfoncement où se trouvait une sorte d’étable avec quelques bêtes de fermage qui paressaient doucement dans la paille et le foin. C’était donc cela l’odeur qui se mêlait aux effluves de bois et de miel… Elle s’en était alors approchée pour caresser une brebis peu farouche mais avait par ailleurs évité les vaches aux longs poils qui lui inspiraient moins confiance.
Beorn était un homme gigantesque, surtout au regard d’un nain et encore plus d’un hobbit, dès lors tout était plus grand, même Amerys qui était presque de taille humaine fut déconcertée par la hauteur et la largeur des meubles et des ustensiles.
La demeure de l'ours lui communiqua immédiatement une chaleur bienvenue : le confort rustique de la demeure n'avait rien à envier aux froides parures des plus beaux châteaux.. Celle-ci se sentit immédiatement à son aise car elle avait elle aussi grandi dans une maison en bois.
Cette dernière sourit en pensant à leur hôte et particulièrement à leur rencontre il y a tant d’années de cela. Se souviendrait-il d’elle ? Elle l’espérait…
Après avoir inspecté la maisonnée boisée sous toutes ses coutures Amerys remarqua que l’effervescence des nains s’était calmée depuis qu’ils s’étaient disséminés dans tous les recoins pour prendre un peu de repos ou observer de plus près les objets de Beorn. Elle aperçut même Bofur qui caressait l’une des vaches, elle aurait même juré l’entendre lui parler.
Ayant un peu chaud à présent la naine se débarrassa de sa belle cape et la déposa sur un large tabouret rembourré avant de s’asseoir allègrement sur le long banc en chêne.Elle éprouva un plaisir sans mesure à poser ses fesses pour alléger ses jambes allait au-delà de toute démesure. Elle ferma les yeux un instant, savourant ce moment de plénitude avant d’être interrompue par le magicien gris qui s’installa à ses côtés après avoir ôté son chapeau pointu.
— Vous n’avez pas eu l’air paniquée tout à l’heure si je ne me trompe pas, remarqua de manière perspicace Gandalf.
— En effet, répondit simplement la demi-naine. A vrai dire Gandalf, j’ai rencontré Beorn il y a fort longtemps quand j’étais encore toute jeune. Je n’avais que vingt et un ans à l’époque.
En guise de réponse l’Istar leva un sourcil broussailleux, non sans lui exprimer un regard curieux. Sans attendre d’autres questions, elle lui conta le récit de sa rencontre avec le changeur de peau, une rencontre des plus cocasses pour être précise. Lorsqu’Amerys eut fini elle ne s’était même pas rendue compte que tous les nains, ainsi que Bilbon, s’étaient assemblés avec intérêt autour d'elle, comme des enfants avides d'écouter un récit à la veillée.
— Vous avez dû faire face à cette bête ? souffla Ori qui peinait à le croire, écarquillant derechef ses grands yeux marron.
Elle acquiesça simplement. Amerys n’avait pas repensé à ce jour-là depuis fort longtemps même si les cicatrices de Myriel le lui avaient souvent rappelé. Le raconter aux nains, à Gandalf et Bilbon était comme dévoiler une intime partie d’elle, un moment crucial de sa vie où tout avait basculé.
— Votre amie a donc survécu ? demanda Bilbon.
— Oui elle a survécu. Elle s’est mariée à cet arrogant d’Adran, ils ont eu plusieurs enfants ; de vrais chapardeurs dont l’un m’a volé tous mes vêtements une fois que je me baignais dans l’étang…
A cette annonce la compagnie explosa de rire. Imaginer Amerys sortir nue de l’eau à la recherche du voleur devait les amuser au plus haut point. Même la jeune demi-naine, à ce souvenir, ne put s’empêcher de sourire malgré la noirceur qui avait suivi les jours d’après. Malheureusement ils dérivaient trop loin dans l’histoire qui à l’origine ne devait parler que de sa rencontre avec Beorn. Pourtant elle leur parla également de l’épidémie mortelle qui avait ravagé le village et pris la vie de sa mère. Ses amis ne riaient plus maintenant et semblaient même compatir. Mais Amerys ne voulaient pas qu’ils s’apitoient pour elle car c’était inutile, beaucoup d’entre eux avaient également perdu des proches, c’était l’éternel cycle de la vie, les lois de la nature. On naissant, on vivait, puis on mourrait un jour ou l’autre.
— J’ai faim ! lança soudain Kili en se massant l’estomac. C’est quand qu’on mange ? Bombur on a quoi à se mettre sous la dent ?
Kili emporta alors ses amis dans un débat culinaire, ce qui eut le don de créer une nouvelle fois une pleine effervescence où chacun désirait manger ceci et cela… D’autant plus qu’ils avaient ce soir un âtre et des ustensiles pour cuire tout ce qu’ils voulaient.
Amerys retrouva dès lors une certaine légèreté d’esprit après avoir conté son histoire. Elle comprit soudain que revoir Beorn avait ravivé ce douloureux moment et l’avait probablement rendue irritable, à tort. Le passé était le passé, seul le présent comptait et ce présent même lui donnait une belle aventure à vivre, entourée d’amis loyaux et attentionnés. Que demander de plus ?
Une fois repus du repas concocté par un Bombur vraiment doué pour la cuisine, Amerys s’installa dans un fauteuil confortable sous la frêle clarté des bougies de miel. La nuit était délicatement tombée sur la maison de Beorn et le feu de cheminée avait réchauffé l’intérieur et embaumé l’air d’une réconfortante fumée. Elle espérait que l’ours ne serait pas offensé qu’ils aient pris leurs aises dans sa demeure, d’autant plus que la demi-naine ne s’était pas gênée pour se préparer une tasse de thé ; un breuvage qu’elle n’avait pas bu depuis des lustres. Elle le savoura comme si elle venait de retrouver un vieil ami tandis que certains de ses compères jouaient bruyamment à un jeu de dés, pariant objets et feuilles de tabac.
Elle rêvassait lorsque Thorin se plaça en face d’elle sur un tabouret, il sauta pour s’asseoir dessus, étirant au passage un sourire à Amerys.
— Quel plaisir d’avoir un toit au-dessus de notre tête ce soir, confessa-t-il pour engager la conversation.
— Et un repas copieux dans le ventre également, rajouta Amerys songeuse.
Il acquiesça tout en esquissant un mince sourire. Le roi sous la montagne ne les offrait que très rarement mais lorsqu’il souriait il dévoilait alors toute son amitié et sa sincérité. Le regard bleu saphir qu’il posa ensuite sur la demi-naine trahit incontestablement son air paternel et protecteur.
— Il semblerait que vous avez connu des déboires dans votre vie humaine. J’ignorais que ce fût si difficile pour vous. J’en suis désolé.
— Vous croyiez que je voulais rejoindre les Montagnes Bleues par simple caprice ?
— En effet, l’idée m’a traversé l’esprit maintes fois mais j’ai compris avec le temps que ce n’était pas le cas. Vous avez la fougue de votre jeunesse mais vous êtes plus sage et plus intelligente que la plupart des nains ou naines de votre âge. Je regrette de vous avoir mal jugée une fois de plus. Quand je vois vos exploits passés et ce que vous avez accompli parmi nous, notamment votre traversée solitaire de la montagne et la libération d’Alwena je ne peux que reconnaître vos remarquables qualités et votre courage.
Amerys, touchée par ses compliments, adressa à son compagnon un regard plein de gratitude mais surtout d’espoir.
— Je voulais aussi vous dire… Lorsque nous aurons repris Erebor, vous serez la bienvenue au sein du royaume. Je serais… Je serais même honoré que vous restiez parmi nous.
La jeune naine ne put réprimer un rire de joie. Etait-il sérieusement en train de lui demander de rester parmi eux et qu’en plus cela lui faisait plaisir ? Quel retournement de situation de la part du futur roi d’Erebor…
— Thorin, vous seriez-vous attaché à moi ? le taquina-t-elle non sans plaisir.
Le guerrier se permit de ne pas répondre de suite et posa furtivement son regard derrière Amerys. A qui était-il destiné ?
— Et je ne suis pas le seul, rajouta-t-il peu après. Vous aurez une part du trésor également, je pense que vous le méritez.
Amerys secoua la tête et grimaça. Non elle ne voulait pas couler dans l’avidité de la richesse et de l’or. Ce n’était pas la clé de son bonheur, loin de là. Autre chose faisait battre ardemment son cœur, une étincelle qui la maintenait en vie et qui brûlait dans ses entrailles, attisant sa ferme volonté mais surtout l’espoir…
— Je ne veux pas d’or, je n’ai que faire des pièces et des joyaux, refusa-t-elle. Tout ce que je veux c’est vivre parmi les miens. Et vous venez de m’offrir à l’instant ce que je désirais le plus au monde… Merci Thorïn.
Thorin ne sembla aucunement froissé et partagea sans plus attendre un sourire respectueux et amical avant de s’en aller et de laisser la demi-naine jubiler intérieurement à son proche avenir au sein des salles de la légendaire cité d’Erebor. Elle avala une gorgée de son thé chaud avec gaité, puis ce fut au tour de Fili de s’immiscer dans son cercle intime. Mais ce dernier, à l’inverse de son oncle, rapprocha le tabouret pour se tenir plus près d’elle. Amerys se recroquevilla timidement dans son moelleux fauteuil sans dire un mot, non pas qu’elle repoussait son ami, mais parfois elle était simplement plus farouche qu’à l’accoutumée.
En contemplant un moment Fili, elle remarqua que ses cheveux de blé reflétaient des notes cuivrées sous la frêle lumière des bougies de miel enchanteresses de la demeure de Beorn. Son visage était apaisé et calme et il avait ôté sa veste de fourrure pour se mettre plus à son aise, laissant désormais dévoiler un peu plus sa carrure charpentée et musclée sous le tissus de sa tunique.
— Le thé est bon ? demanda-t-il alors sans pouvoir cacher une certaine joie.
— Très bon, mais j’ose espérer que Beorn ne m’en voudra pas pour lui avoir subtilisé un peu de son breuvage.
Fili brassa l’air de sa main avant de pouffer.
— Oh non je ne pense pas. Sauf si c’est un ours mal léché…
Amerys laissa échapper un rire face à l’expression comique de son ami, déglutissant presque le thé qu’elle avait dans la bouche.
— Que vous a dit Thorin à l’instant si je puis me permettre de vous le demander ? reprit-il après ce bref moment humoristique.
— Il m’invite à rester à Erebor une fois que nous aurons repris la montagne. Il veut également m’offrir une part du butin, expliqua solennellement Amerys.
Un air étrange passa alors sur le visage rond du prince nain. Sa vision sembla se troubler comme si une succession d’images déferlait, invisible devant ses yeux.
— Et que lui avez-vous répondu ? demanda-t-il d’une voix sitôt moins sûre de lui en détournant finalement son regard.
— J’ai décliné une des propositions et ai accepté l’autre.
Fili se renfrogna à son plus grand étonnement. Ce dernier fronça ses épais sourcils blonds en dévisageant malgré tout la demi-naine de ses doux yeux bleus. Il voulait semble-t-il dire quelque chose mais aucun son ne sortait. Qu’est ce qui lui prenait ? Soudain, il acquiesça à l’encontre d’Amerys, serra la mâchoire puis se leva et se dirigea dehors d’un pas hésitant.
La demi-naine resta pantoise face à l’attitude étrange et inattendue du guerrier nain. Avait-elle dit quelque chose que celui-ci n’ait pas apprécié ?
En fait, elle comprit sans peine l’objet de son trouble et jura dans sa barbe d’avoir laissé le nain se mettre de mauvaises idées dans la tête. Fili avait mal compris ce qu’elle avait voulu dire. Dès lors elle avala d’un trait son thé trop chaud quitte à se brûler le gosier puis le suivit à l’extérieur de la maisonnée, sous les yeux trop curieux de ses acolytes qui avaient momentanément suspendu leurs occupations.
Quand Amerys passa la porte, un vent de fraîcheur étreignit son corps ankylosé et elle frissonna. Même à l’extérieur ils étaient en sécurité car le portail de la muraille entourant la maison avait été fermé par Dwalïn et Thorïn, ainsi elle marcha sans inquiétudes car elle se savait à l’abri du danger.
Fili était à seulement quelques pas, le dos étrangement vouté et à priori plongé dans ses pensées. Il regardait le ciel étoilé comme s’il pouvait y trouver le moindre réconfort. Amerys s’approcha et il remarqua bien vite sa présence. Il semblait osciller entre mélancolie et rêveries… C’était bien étrange car ce dernier avait plutôt pour habitude naturelle d’être enjoué.
— Fili… murmura-t-elle dans un souffle.
Le rêveur détourna la tête, troublé une fois encore. Amerys ne se laissa cependant pas déstabiliser par l’attitude fuyante de son compagnon et l’aborda doucement pour ne pas le brusquer.
— Vous avez accepté l’or de Thorin, avoua-t-il alors non sans peine et la voix pleine de tristesse.
Amerys secoua la tête. Elle avait eu raison de croire que Fili n’avait pas compris son choix mais l’idiot n’avait pas non plus demandé plus de précisions quant à sa décision, se noyant alors lui-même dans son erreur inavouée.
— Bien sûr que non… réfuta-t-elle. L’or m’est égal, je veux juste vivre à Erebor avec mon peuple. Vivre avec vous…
Soudain une étincelle brilla de retour dans les pupilles du jeune prince telle une flamme mourante brusquement ravivée par l’espoir. Comme s’il venait à l’instant de prendre une bouffée d’air frais, Fili redressa le torse fièrement et regarda enfin la naine dans les yeux.
— Je suis confus j’avais mal compris, je vous prie de pardonner mon comportement Amerys.
Amerys étira alors un sourire empli d’affection. Celle-ci n’avait bien évidemment pas oublié les gestes de tendresse qu’avait eu Fili lors de leur escapade au château d’Alwena. Des gestes qui voulaient tout dire et qui hantaient maintenant son esprit depuis ce jour. Ce qu’elle ressentait était difficile à exprimer mais être près de lui la rendait heureuse. Une attirance naturelle et un magnétisme qui ne s’expliquaient pas. Avait-il vraiment eu peur qu’elle choisisse l’or et ne reste pas à Erebor ? C’était fort possible, son comportement ne trahissait que trop bien ses sentiments, ce qui avait le don de perturber encore plus Amerys.
Celui-ci s’avança alors avec audace plus près d’elle et lui saisit doucement la main qu’il caressa délicatement comme la dernière fois. Elle frissonna encore à ce contact avant d’être envahie par un sentiment de chaleur à lui faire tourner la tête.
— Je serais tellement heureux que vous restiez près de moi… avoua-t-il sans retenue. Euh, de nous je veux dire… De nous… La compagnie, les nains…
Amerys sourit une fois de plus et se pencha alors pour déposer un baiser sur la joue de Fili. Puis elle murmura à son oreille :
— Je serais également heureuse de rester près de vous Fili.
Ce dernier serra plus fort sa main, peinant probablement à croire qu’elle venait de poser ses lèvres sur sa joue. Maintenant figé il contemplait intensément la naine de sa convoitise sans pouvoir sortir un seul son. Sa bouche tressaillit sous sa barbe et ses tresses et il esquissa un sourire.
Mais lorsque la jeune naine tourna la tête pour camoufler le rouge de ses propres joues, elle remarqua que les nains s’étaient agglutinés à la fenêtre pour les espionner. Amerys s’offusqua instantanément avant de s’écarter du jeune nain blond. Elle serra sa mâchoire avant de lancer un regard noir à l’adresse des espions qui s’étaient maintenant éparpillés depuis qu’elle les avait découverts bêtement collés aux carreaux.
— Ils nous espionnent, grogna-t-elle. Quels malotrus !
Mais Fili n’eut pour seule réponse qu’un sourire béat et rêveur. L’avait-il au moins entendue ? Pas sûr… Amerys tenta désespérément de le sortir de sa torpeur et lorsqu’elle y parvint enfin elle l’invita à rentrer car la fraicheur de la nuit aurait bientôt fait de les paralyser.
Lorsque les tourtereaux passèrent le pas de la porte un troublant silence avait envahi la chaleureuse pièce et tous les yeux étaient rivés sur eux d’une manière bien trop pesante pour être supportable. Amerys se renfrogna alors et ignora promptement les regards gênants de tous ses amis, qui après les avoir espionnés, avaient faussement repris le cours de leur soirée de jeux comme si de rien n’était tandis que Gandalf somnolait tout en fumant sa pipe.
Sans un mot, la demi-naine laissa Fili rejoindre ses compères et se réinstalla dans son doux fauteuil. Harassée de la journée elle s’endormit sans peine sous le discret brouhaha des nains. Un son dorénavant devenu familier et finalement rassurant et apaisant qui la berça instantanément comme une mélodie.
Quand Amerys se réveilla le lendemain elle était couverte d’un plaid à carreau rouge un peu rêche mais qui l’avait tenue au chaud pour la nuit. Qui avait déposé la couverture sur elle ? Fili peut-être…
Elle s’étira longuement tout en savourant la douceur de la matinée. Elle avait dormi d’une traite comme un bébé et elle traina à se lever, prenant le temps d’émerger tranquillement.
Postée près d’une fenêtre elle observa le ciel azur tout en écoutant la sérénade des oiseaux de jardin. Plus loin de beaux chevaux pie noire à la crinière longue et élégante pâturaient tranquillement. Ils devaient appartenir à Beorn mais n’en paraissaient pas moins libres. Mais alors qu’elle observait les chevaux une énorme abeille se posa sur sa jambe. Elle était gigantesque, comme tout ce qui se trouvait ici. Elle s’affola en gigotant jusqu’à ce que l’abeille s’en aille tranquillement dans un bourdonnement sourd. Les ruches présentes à l’entrée de la demeure devaient probablement être son fief et elle ne serait pas étonnée qu’il y en ait de nombreuses autres alentours.
Soudain une agitation attira son attention. Les nains et Gandalf étaient amassés devant une étroite fenêtre, épiant apparemment quelque chose, ou quelqu’un… Amerys se leva et rejoignit d’emblée la compagnie pour comprendre ce qui attisait leur curiosité. Après un bref bonjour elle passa la tête à travers l’entrée ouverte pour tenter d’apercevoir l’objet de leur attention dehors.
Après un rapide coup d’œil elle sourit car c’était tout simplement Beorn qui, revenu à sa forme humaine, bûcheronnerait dans sa prairie. Le bois tranché résonnait sous les coups secs de la hache du change peau tandis que ses propres muscles roulaient sous sa peau. Il n’avait enfilé pour l’occasion que son pantalon et se retrouvait donc torse nu.
L’ours apprivoisé n’avait pas changé d’un poil malgré les âges passés depuis leur première rencontre. Beorn avait toujours sa force et sa grandeur, ainsi que ses yeux de miel, sa large barbe et ses cheveux hirsutes qui descendaient dans son dos comme la crinière d’un animal sauvage. Il avait toujours cette puissante aura autour de lui. Ce dernier avait l’air effrayant et Amerys vit bien que les nains et Gandalf étaient fort peu rassurés.
— Je serai d’avis de filer par la porte de derrière ! murmura Nori tandis que Bilbon faisait à son tour surface et écoutait maintenant d’une oreille attentive.
— Je ne fuis devant personne, bête ou homme, répliqua Dwalin toujours aussi fier.
— C’est inutile de discuter, intervint Gandalf. Nous ne pouvons pas traverser les terres sauvages sans l’aide de Beorn. Nous serons traqués, tués avant d’atteindre la forêt. Il faut se montrer à lui de manière délicate et raffinée. Avec beaucoup de doigté. La dernière personne à l’avoir effarouché a été réduite en lambeaux…
— Et comment comptez-vous faire ? enchaîna alors Thorïn de sa grosse voix de chef de guerre.
— Nous pourrions envoyer Amerys en première ! proposa avec entrain Kili. Tous deux se connaissent et Beorn saura dès lors plus confiant à nous accueillir.
Gandalf sembla soupeser avec intérêt la proposition de Kili mais Amerys savait que ce dernier ne la laisserait pas apparaitre en première. Un simple pressentiment.
— Kili, commença alors le gris. Imaginiez que vous assistiez à un évènement spécial, par exemple votre anniversaire et que l’on vous offre une multitude de cadeaux surprises. Préfériez-vous ouvrir les présents les plus mauvais en premier et garder le meilleur pour la fin, finissant par un moment de joie ? Ou bien commencer par déballer le plus précieux avant les moins intéressants et finir la mine déconfite ?
— Je préfère terminer avec la plus belle surprise évidemment car je ne serais que de meilleure humeur mais je ne vois absolument pas le rapport Gandalf, fit remarquer Kili soudain perplexe en regardant ses acolytes pour voir si eux-mêmes avaient compris.
Gandalf se gratta la tête avant d’expliquer plus précisément son idée
— Disons pour être plus clair, que c’est exactement le même principe avec Amerys. En effet notre jeune naine ici présente connait Beorn et ce dernier semble l’apprécier. Si nous l’envoyons en premier il risque d’être en joie de voir notre amie mais lorsque nous nous montrerons ensuite il pourrait se vexer et se méfier de plus belle. Tandis que si nous nous montrons avant, il sera certes sur ses gardes et mécontent mais quand Amerys apparaitra il deviendra plus docile et oubliera bien vite les déconvenues de notre présence, comme s’il avait ouvert la belle surprise en dernier...
— De la psychologie ? demanda alors Bilbon qui avait subtilement compris l’entourloupe de l’Istar.
— Non… de la stratégie, rectifia le magicien en s’appuyant sur son bâton enchanté. De la subtile stratégie pour mâter l’ours qui se campe dehors et qui, je dois dire, est loin d’être commode.
Un fort coup de hache résonna à la fin de sa phrase. Attisant l’inquiétude des nains qui n’étaient toujours pas plus rassurés de se confronter expressément à l’homme ours.
— Peut-être nous entend-il ? dit Ori d’une voix chevrotante et les yeux terrifiés.
— C’est une bonne idée, intervint soudain Amerys en coupant court à la peur inutile de ses amis. Beorn n’est pas un être méchant nous n’avons rien à craindre. J’aurais aimé pouvoir le rencontrer seule mais je serais ravie de lui faire la surprise de ma venue à laquelle il ne s’attendait pas. Gandalf a raison, c’est une bonne stratégie.
Le stratège en question acquiesça alors et les nains, même peu convaincus, l’imitèrent.
— Je vais d’abord me présenter avec Bilbon pour entamer un dialogue respectable, dit le magicien, puis à mon signal vous viendrez deux par deux à chaque fois, pour ne pas brusquer Beorn. C’est bien compris ? Deux par deux à mon signal… Amerys vous sortirez la dernière.
— D’accord au signal, répéta Bofur agrippé à la fenêtre dans son coin.
Alors sans plus attendre Gandalf invita le hobbit à se joindre à lui près de la porte de derrière pour rejoindre l’ours qui coupait le bois dans sa charmante cour verdoyante.
Peu de temps après ils s’élancèrent d’un pas hésitant à la rencontre de Beorn.
— C’est quoi le signal ? demanda soudain Bofur.
Amerys se tapa le front. Intéressant, comment allait-il pouvoir se montrer au bon moment si Bofur ne connaissait pas le signal de Gandalf ? Quelle organisation…
La demi-naine alors cloitrée dans la maisonnée n’entendait pas bien ce qu’ils se disaient même si elle décela sans peine les grognements de Beorn. Ainsi seul Bofur observait la scène depuis la fenêtre, attendant le fameux signal de l’Istar. Mais quel signal ?
Par conséquent, plusieurs minutes s’écoulèrent avant que le nain au chapeau retroussé s’alarme en disant que Gandalf demandait la venue de deux nains. Leur ordonnant vivement de sortir.
Amerys avait un sérieux doute là-dessus et pensait que le vieillard n’avait bien évidemment pas fait de signal à proprement parler.
— Non attendez ! s’exclama-t-elle, mais trop tard car Dwalïn et Balïn s’élançaient déjà dans la cours pour faire face à l’ours.
— Ne vous en faites pas Amerys, la rassura alors Thorïn qui était nonchalamment appuyé contre le mur en attendant son tour. Nous n’allons pas y passer la nuit alors mieux vaut bousculer l’ours rapidement, au risque de lui déplaire.
La demi-naine acquiesça alors, Thorïn avait probablement raison, ils n’allaient pas y passer la nuit.
Puis ce fut au tour de Gloïn et Oïn de se jeter dans la gueule de l’ours. Puis Ori et Dori, Fili et Kili… jusqu’à ce que finalement tout le monde se bouscule hors de la maison et apparaisse subrepticement aux yeux de Beorn.
— Après-vous, lança alors Amerys en faisant un geste poli comme un homme à sa dame à l’adresse de Thorïn.
Il étira un furtif sourire avant de marcher doucement et rejoindre ses compagnons amassés comme un troupeau de brebis égarées. La naine se tenait maintenant près de la porte et entendit alors Gandalf présenter Thorïn à l’ours qui grogna derechef:
— Et c’est tout ? railla-t-il comme s’il n’était plus à un nain près.
Amerys sut dès cet instant que c’était le bon moment pour se dévoiler enfin à Beorn et c’est nerveuse qu’elle passa à son tour le pas de la porte avec un port altier pour cacher au mieux son anxiété. Elle évita soigneusement d’écraser les citrouilles, les potirons et les courgettes déposées à même le sol et qui trainaient entre plein de babioles et d’amas de bois coupé. Une chèvre la regarda bêtement passer avant de s’éloigner en trottinant et passer près d’une table en bois d’extérieur entourée de rondins pour s’asseoir dessus.
Le paysage visible à l’arrière de la maison de Beorn était splendide et offrait une vue imprenable sur la prairie verdoyante et fleurie, puis enfin au loin sur les montagnes des terres sauvages aux monts légèrement enneigés. Un poulailler en forme de petite maison se dressait derrière le change peau tandis que des moutons et des poules gambadaient où bon leur semblait. Des bottes de paille trainaient également ici et là tandis que plus loin les chevaux qu’elle avaient vus trottinaient ensemble pour se défouler, crinière au vent, aussi libres que la feuille sous la brise.
Elle se plaça devant les nains tout en regardant l’ours qui plissait les yeux, comme s’il avait compris que ce visage lui était familier.
— Mais… commença-t-il alors en contemplant la dernière venue. C’est impossible…
La jeune demi-naine s’avança de plus belle sans pouvoir retenir son sourire farceur ni la joie de revoir cet être particulier qui avait croisé sa route il y a fort longtemps.
— Amerys la demi-naine… souffla-t-il de sa voix rauque. Je savais bien que nos chemins allaient se croiser de nouveau…
L’espace d’un instant ses yeux se radoucirent à la vue de cette présence familière et il relâcha légèrement l’étreinte de sa hache. Serait-ce même un discret sourire qu’il étira à l’instant ?
— Je suis ravie de vous revoir Beorn et heureuse que vous ne m’ayez pas oubliée depuis tout ce temps, sourit Amerys timidement car le change peau restait et resterait toujours aussi impressionnant à ses yeux.
— Plusieurs décennies mais vous n’avez pas beaucoup changé… Votre sang nain aurait-il pris le dessus sur votre vie humaine ? demanda-t-il en regardant la troupe de guerriers des montagnes d’un œil inquisiteur.
— C’est une longue histoire… dit-elle en se mordant la lèvre. Mais la compagnie de Thorïn Ecu-de-Chêne est ici en amie et je puis vous assurez que vous pouvez nous faire confiance.
— Ça m’en a tout l’air, grogna-t-il. J’ai hâte d’entendre votre récit…
Au final Beorn accueillit sans rechigner, les nains, Bilbon et Gandalf à leur plus grande surprise et les invita même à sa table pour un copieux petit-déjeuner. Un repas composé de graines, de pain, de biscuits, de miel, de fruits frais et de fruits secs, ainsi que de lait et d’eau fraîche. Un vrai régal en somme ! Dès lors, débarrassés de leur récente peur, les nains se laissèrent aller à la plaisanterie non sans garder un œil sur leur grand et imposant hôte.
L’ours s’était ainsi rhabillé et s’occupait de ses invités avec politesse tout en gardant néanmoins une expression méfiante sur son visage sauvage et barbu. Seule Amerys avait le droit de bénéficier de son attention particulière et de son étrange douceur. Elle s’était excusée pour le thé qu’elle avait honteusement pris sans permission mais il lui pardonna sans mal, l’ours lui assura même qu’elle avait bien fait de se servir.
Gandalf et Amerys avaient par ailleurs pris l’initiative de conter leur récit de manière très brève et l’ours avait écouté consciencieusement.
— Alors vous êtes celui que l'on appelle écu-de-chêne ? demanda peu après Beorn en s’adressant au concerné. Dites-moi, pourquoi Azog le profanateur est-il à vos trousses ?
Thorïn afficha une mine déconfite et devint aussi blême que le lait que Beorn servit à Fili dans une énorme chope en bois.
— Vous connaissez Azog ? demanda alors se dernier soudain inquiet.
Beorn mit un certain temps à répondre, semblant peser ses mots avant de finalement déclarer de sa voix sauvage :
— Mon peuple fut le premier à vivre dans les montagnes. Avant que les orques n'arrivent des contrées du nord. Le profanateur a tué presque tous les miens. Les autres sont devenus ses esclaves. Pas pour le travail voyez-vous… mais pour son plaisir. Mettre en cage des changeurs de peau et les torturer l'amusait beaucoup apparemment.
Amerys qui ne connaissait pas cette partie de l’histoire fut troublée par l’explication de Beorn. Elle ignorait que son peuple avait été capturé et torturé par Azog. D’ailleurs elle ignorait que le change-peau avait un peuple à vrai dire. Par conséquent, elle partagea sa peine, mais celui-ci resta impassible.
— Il y avait-il d’autres change-peau comme vous ? demanda alors Bilbon d’un air curieux.
— Il y en avait beaucoup, rectifia Beorn alors qu’il s’installait dans son ample fauteuil au dossier sculpté en ours. Mais maintenant nous ne sommes que trop peu nombreux. Installés ici dans le Val d’Anduin nous sommes de simples bergers et bucherons et nous veillons également à l’entretien de la route qui traverse le fleuve par le gué du Carrock jusqu’aux portes du Haut Col.
Amerys n’avait pas imaginé que ce soit une race à part entière et que d’autres change-peau existaient. Savoir qu’un peuple tel que le sien peuplait le Val était très dissuasif pour une quelconque menace. En tout cas, malgré les tortures des orques, Azog n’avait pas réussi à réduire en cendre le peuple de Beorn qui continuait de vivre tranquillement dans le Val, proche de la nature et des animaux comme si ces derniers étaient leur égal. Cependant, une question la taraudait.
— Sont-ils tous des ours ? interrogea à son tour Amerys curieuse de connaître la réponse.
— En effet nous sommes tous des ours. Des change-peau vivants bien avant l’arrivée des orques et des dragons sur les Terres du Milieu et ici dans le Val d’Anduin où nous nous sommes installés il y a fort longtemps. Notre espèce est vieille mais j’espère qu’elle prospèrera encore bien longtemps à l’avenir…
Un silence morne s’installa autour de la tablée avant que Beorn reprenne glorieusement en passant du coq à l’âne :
— Donc il vous faut atteindre la montagne avant les derniers jours de l'automne ?
— Oui, avant que n'arrive le jour de Durin, précisa Gandalf l’œil vif.
— Le temps va vous manquer, fit remarquer Beorn en levant un de ses gros sourcils broussailleux et hirsute. Et même si vous devez traverser la forêt noire, je dois vous prévenir qu’un mal est à l'œuvre dans cette forêt. Sous ces arbres se cachent des créatures féroces. Il y a une alliance entre les orques de la Moria et le nécromancien de Dol Guldur. Je ne m'y risquerais qu'en cas d'extrême nécessité…
— Nous prendrons bien évidemment la route des elfes, c’est un chemin encore sûr, affirma le gris pourtant peu convaincu lui-même par ses propres paroles.
— Sûr ? répéta narquoisement l’ours. Les elfes de la forêt noire ne sont pas comme leurs semblables. Ils sont moins subtils et plus dangereux. Mais ça n'a pas d'importance…
— Que voulez-vous dire ? s’inquiéta Thorïn encore une fois.
— Ces terres sont infestées d'orques, prévint calmement Beorn. Leur nombre ne cesse d'augmenter. Vous êtes à pieds alors vous n'atteindrez jamais la forêt noire vivants.
Ce dernier fit une pause tandis qu’il attrapait délicatement une souris banche vagabondant sur la table labyrinthique du petit-déjeuner. Elle se recroquevilla et il la garda dans son énorme paume sans pour autant l’écraser. Puis il reprit :
— Je n'aime pas les nains. Ils sont cupides et aveugles. Aveugles face à toute vie qu'ils estiment moindre que la leur. Mais les orques… Les orques je les hais plus encore… Que vous faut-il ?
A cette question, Gandalf proposa au change peau de s’entretenir tous les trois avec lui et Thorïn plus tard pour obtenir sa précieuse aide.
Amerys ne fut bien évidement pas conviée et après le petit-déjeuner elle s’en alla flâner dans la prairie auprès des animaux. Elle se prit d’affection pour un agneau au doux pelage et lui offrit les plus tendres de ses caresses. La cadre de vie de Beorn était exceptionnel et l’espace d’un instant elle l’enviât. Mais cette envie s’estompa instantanément lorsqu’elle pensa à sa probable future vie sous la Montagne Solitaire. Les dangers qu’ils allaient devoir affronter étaient de terribles obstacles mais Amerys ne lâcherait rien tant qu’elle n’aurait pas atteint le but qu’elle s’était fixée.
La compagnie avait d’un autre côté, décidé d’un commun accord de rester pour la nuit. Une seconde nuit de répit sous la protection du change-peu. Une dernière nuit avant de continuer à travers les terres sauvages pour atteindre cette fameuse forêt noire qui semblait inquiéter Beorn au plus haut point.
Le soir venu justement Amerys s’était étendue près de l’âtre rougeoyant, profitant enfin d’un moment seule avec Beorn. Celui-ci s’était une fois encore installé dans son fauteuil et observait Amerys de ses yeux de miel.
— Avez-vous trouvé la paix Amerys ? demanda-t-il étrangement comme s’il se remémorait sans problème leur conversation d’il y a plus de trente ans.
— Je semble être sur le bon chemin…
Elle sembla hésiter à lui conter ce qui avait résulté de son passage au village. Pourtant elle trouva le courage de lui expliquer les années qui avaient suivie l’accident de Myriel. Beorn avait quitté une Amerys tourmentée et avait tenté de la rassurer et l’aider à accepter sa nature profonde, malheureusement la demi-naine avait continué à souffrir de son métissage et de sa vie humaine au village et malgré tous ses efforts pour accepter qui elle était vraiment.
— Ce n’est nullement de votre faute, vous avez fait de votre mieux, la rassura-t-il. Ce sont les humains de votre village qui ont été mal avisés et le brouillard de leur bêtise à malheureusement causé votre peine.
Un court silence s’installa entre eux avant que Beorn l’interroge d’une douce voix :
— Que sont devenus vos parents ?
— Ils sont morts à présent. Maman est décédée il y a plusieurs années déjà et papa a perdu la vie il y a un peu moins d’un an maintenant. C’est pour cela que j’ai pris la décision de partir. Il fallait que je parte…
— Je suis désolé, regretta-t-il. Vos parents étaient d’agréables personnes. Mais peut-être fut-ce un mal pour un bien. Croiser la compagnie de Thorïn Ecu-De-Chêne n’était finalement peut-être pas un hasard… Le vent a tourné pour vous Amerys, il est temps de laisser votre passé derrière vous et de vous consacrer maintenant à votre avenir.
— Malgré des débuts difficiles les nains m’ont montré plus de respect en quelques mois que les habitants de mon village durant cinquante-six ans. Je crois avoir enfin trouvé ma place Beorn et je ne suis pas loin des portes du bonheur.
Le change-peau la transperça du regard avant de reposer ses yeux sur les flammes dansantes de la cheminée en fronçant légèrement ses sourcils.
— Votre quête est dangereuse… murmura-t-il. Mais j’ose espérer que vous parviendrez à votre but, vous et la compagnie de Thorïn Ecu-De-Chêne. Je serais triste que vous perdiez bêtement la vie Amerys, alors j’aimerais que vous redoubliez de prudence.
— Merci de votre gratitude Beorn, je vous promets que je ferai attention.
Sur cet échange bénéfique Beorn s’éloigna, laissant la jeune naine se perdre dans ses pensées. D’un regard elle balaya la maison de Beorn, maintenant remplie de nains à foison. Son avenir était là, parmi eux, avec eux et désormais plus rien, hormis la mort elle-même, ne saurait ébranler sa détermination et l’espoir d’une vie tant rêvée.