Jeux de Nains

Chapitre 4 : Conflit

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 19:15

Thorin porta sa main à son épaule : une douleur venait d'y pénétrer, comme une lance de fer. La douleur parcourait ses nerfs, du bout de ses doigts à son omoplate. Il fit aller ses doigts pour la chasser mais elle ne passa pas, complice du prince depuis quelques jours. Heureusement que Gandalf lui avait nettoyé, sinon il se doutait que la douleur aurait été bien plus forte. Il jeta un oeil derrière lui pour voir à quoi ressemblait son équipe : couverte de suie et de sang, ses nains n'étaient pas beau à voir.

Gandalf avait la barbe roussie par endroit, et Bilbo avait le teint livide. Mais le pire, c'était le visage de Lenka : les yeux écarquillés, les joues sanglantes et couvertes de suie, il y avait des sillons de larmes qui allaient de ses yeux durs comme des pierres à son menton décidé. Il soupira puis désigna une rivière qui passait dans un ravin rocheux.

« Arrêtons-nous là. Nous avons besoin de nous reposer. »

Le prince avait l'impression que la venue de la naine gênait les autres ; loin de l'ambiance bon enfant du départ, la mort du fermier et le caractère de Lenka forçait les nains à se murer dans un certain silence. Il soupira et s'approcha de la rivière. Passant ses mains dans l'eau claire, il apprécia la fraîcheur sur sa peau brûlée par endroits. Il remarqua que Lenka s'était plongé la tête la première dans l'eau et réprima un sourire narquois : grand bien lui fasse, elle puait le sang, la sueur et la mort.

« Je vais chasser » expliqua t-elle d'un ton sans réplique, après s'être redressée.

« Et avec quoi ? Vos poings ? » la railla Thorin.

Il se demandait pourquoi les autres ne s'interposaient pas devant ses excès d'insolence. Gandalf, Bilbo et les autres étaient bien trop impressionnés devant ces deux là pour vouloir se mettre entre eux deux : ils ressemblaient à deux forces de la nature qui se heurtaient, à la manière de deux tornades ou de deux orages qui grondent. Gandalf retenait difficilement un sourire devant cet affichage ouvert d'agacement : il se doutait bien qu'entre ces deux là, ce n'était pas seulement de la haine.

« Figurez vous que j'ai réussi à sauver quelques affaires, comparée à vos nains incapables ! »

Personne ne moufta durant un instant ; la compagnie des nains ne savait que dire. Gandalf leur fit signe de ne rien dire, de ne pas bouger, comme en présence d'une panthère en colère. Lenka était juste bouleversée et avait besoin de déverser son venin. Mais Thorin, trop loin, ne vit pas le geste, ou il l'ignora.

« Mes incapables de nains vous ont sauvé la vie, espèce d'ingrate ! Vous pouvez toujours dire que c'est notre faute, que nous sommes arrivés au mauvais moment, sachez cela : vos voisins vous auraient attaqués. Et vous seriez morte en essayant de défendre vos biens. Vous n'êtes qu'une sale égoïste ! »

Lenka ouvrit la bouche, s'étranglant de rage ; ses joues s'empourpèrent, elle serra les poings et une de ses mains s'approcha dangereusement d'un de ses couteaux pendus à sa ceinture légèrement carbonisée. Elle ferma la bouche, la rouvrit, puis hurla :

« Espèce de sale petit con ! Si vous aviez été aussi bon, vous auriez sauvé mon père, ou m'auriez laissée mourir avec lui ! »

Et sur ce, elle fit volte-face et s'enfuit en courant ; elle saurta sur des pierres et s'éloigna sans se retourner. Thorin soupira ; il s'en voulait au fond de lui de ne pas avoir été plus discret pour tuer les deux hommes en face de la maison. Une partie de cette colère, il voulait la déverser su cette naine ingrate et malpolie. Et en même temps, une partie de lui comprenait sa peine, sa rage. Il avait perdu son père, lui aussi, il y avait de cela tant d'années ...

« Thorin, laissez-lui le temps de se reprendre. »

Mais les heures passaient et la naine ne revenait toujours pas. Le roi proposa de partir, mais le regard du magicien lui fit hausser les épaules comme si il n'avait pas envisagé la réalité de cette proposition. Finalement, il vida une autre gourde et alla la remplir.

« Cela fait la troisième gourde que vous videz et allez remplir. Vous allez passer beaucoup d'heures à vous soulager, mon ami » fit Bilbo avec un petit sourire au prince, qui rebouchait son outre avec colère, comme si cette dernière était la source de ses malheurs.

« Nous devrions repartir ! Elle nous fait perdre des heures précieuses ! »

« Je veux bien aller la voir. »

La proposition de Bilbo fut acceptée après réflexion ; le hobbit n'avait osé avouer qu'il se sentait le plus apte à parler à une jeune femme, aussi naine soit-elle. Thorin avait l'air de ne pas la porter dans son coeur, et aucun des nains n'aurait eu assez de tact pour la réconforter. Et Gandalf ... Il n'avait pas eu envie de lui proposer. Le hobbit marcha donc à la suite de la naine, ce qui n'était pas difficile : dans sa course, elle n'avait guère fait attention et son passage était couvert de branches cassées et d'herbes écrasées. Il la trouva dans une clairière, occupée à découper une biche morte. Bilbo siffla, à la fois pour donner à la naine un signal de sa présence et par admiration pour la prise.

« Qu'est-ce que tu fais là, toi ? » aboya t-elle sans le regarder, son couteau dansant sous la peau pour la détacher des muscles.

« Cela fait longtemps que vous êtes partie. Je vois que votre chasse a été très bonne. Vous êtes douée. »

« Je sais » s'exclama t-elle en essayant d'adopter un ton badin ; le compliment avait fait mouche, cependant, car Bilbo vit ses joues rosir légèrement. Il s'assit sur un rocher couvert de mousse odorante, et l'observa décoller la peau pour la rouler ensuite. Puis vint la découpe de la viande : rien ne fût gâché. Finalement, la naine se retrouva avec trop de poids à porter, et Bilbo vint l'aider sans lui proposer. Il se doutait qu'une demande d'aide n'était pas son fort. Ils s'en retournèrent au camp, doucement, sans se presser.

« J'ai été injuste tout à l'heure. Je n'aurais pas dû vous jeter tout ça au visage. Enfin, pas à vous particulièrement, mais, vous voyez ... »

Bilbo se contenta de hocher la tête ; la fierté d'un nain était son plus grand bien. Qu'en coûtait-il à Lenka de révéler cela, même à lui ? Elle n'ajouta rien et ils finirent pas arriver au camp. L'après-midi était déjà bien entamé ; les nains ronchonnaient en s'occupant de leurs armes, pour ne pas s'ennuyer. Attendre n'était pas leur fort. Thorin se jeta à moitié sur Lenka en la voyant arriver.

« Petite sotte ! Voyez le temps que nous avons perdu à cause de vous ! »

Lenka lui lança un regard noir, mais ne répondit pas et courba l'échine sous les paroles du prince, sous le regard étonné de tout le monde. Elle inspira, puis déposa la viande.

« Empaquetons tout cela et repartons. »

Il était évident qu'elle ne tenait plus à parler de l'incident mais Thorin la harcelait comme une mouche aux oreilles d'un cheval. Il lui tourna autour, et loin de la féliciter, il lui gronda dessus comme un maître sur un chien récalcitrant. Finalement, Lenka se redressa et lui décocha son poing dans le visage.

« Vous allez la fermer, oui ? D'accord, j'ai merdé ! Mais vous aussi ! Nous n'aurions jamais dû nous jeter tout cela au visage. Alors maintenant, on n'en parle plus ! Sinon je vous file la rouste de votre vie, compris ? »

Personne ne doutait de ses propos, pas même Thorin, allongé au bas de Lenka, sa joue empourprée par le coup qui l'avait sonné. Il gronda, les dents serrées, mais devait admettre que ne plus parler de cela était encore le mieux ; ni l'un ni l'autre n'accepterait ce que l'autre avait à dire alors autant enterrer la hache de guerre.

Ils reprirent la route et marchèrent longtemps, jusqu'au milieu de la nuit, pour installer leur camp sous les branches basses d'un amas d'arbres aux trons bas, légèrement inclinés en arcs de cercle. La nuit était claire, tiède, et chacun s'endormit vite. Thorin avait prit le premier tour de garde. Profitant du sommeil de chacun, il retira sa tunique et jeta un regard à sa blessure : les bords étaient enflés, rouges, et la peau autour pâle. Cela n'était pas bon, elle aurait déjà dû être en voie de guérison.

« C'est pas beau. »

Il sursauta mais ne se retourna pas ; Lenka le rejoignit autour du feu. Ils restèrent un instant silencieux, la naine l'observant fixement sans honte tandis que Thorin se forçait à garder son regard sur les flammes qui montaient haut, jetant des étincelles flamboyantes dans la nuit.

« Est-ce que je peux voir ? »

Thorin se hérissa ; le contact n'était pas ce qu'il appréciait le plus. Mais il vit autre chose sous cette demande : une supplique. Une demande à l'aide. Elle avait besoin de soigner la blessure qu'il y avait entre eux deux, qui suppurait du poison de la colère. Elle avait aussi sûrement besoin de compagnie, de contact. Plus que lui. Alors il hocha la tête sans rien dire. Elle hésita, se leva, et s'assit sur la pierre d'à côté. Se penchant, elle tourna délicatement le haut du corps du prince pour mieux voir.

Thorin eut un frisson quand elle posa ses doigts frais sur sa peau ; ses poils se hérissèrent contre ce contact étrange, inconnu, à la fois si féminin et si neutre. Il n'y avait rien d'autre qu'un regard médical ; il sentait la puple des doigts qui palpaient avec agilité à la façon d'un guérisseur. Il n'y avait rien de sexuel ou de charnel là-dedans et pourtant il était mal à l'aise.

« Merci. »

Un souffle près de son oreille, qui pénétre sa peau. Il ferme les yeux ; il renifle son odeur : à la fois bête et humaine. Sueur, herbe où elle a marché, plantes qu'elle a frôlé, suie, sang, et en même temps son odeur à elle. Non pas de soleil, de fleurs, comme peuvent le chanter les poètes ou les bardes, mais une odeur d'animal sain, en bonne santé, une odeur de cuir, de peau, une odeur chaude. C'était quelque chose d'agréable, de vivant.

Lenka se redressa et brisa leur contact brutalement, laissant Thorin les narines évasées, cherchant les dernières traces de cet étrange parfum qu'elle émettait. Il secoua finalement la tête ; rouvrit ses yeux bleus et regarda la naine avec franchise. Les mots n'étaient plus obligés ; ils s'étaient compris par ce simple contact, le mot qu'elle avait échangé, leurs yeux se touchant mieux que des propos malhabiles.

Ils se pardonnaient mutuellement leur maladresse réciproque. Thorin sourit, encore un peu mal à l'aise, et fit rouler son épaule avec une grimace.

« Demain, je la soignerai. »

« Entendu. Allez dormir. Je veille sur vous. »

Elle eut un sourire amusé, comme si cette idée était inutile, comme si elle n'avait pas besoin qu'on la protège. Puis elle alla se coucher, laissant le prince à des réflexions à mille lieux d'Erebor.

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