Confusions des genres
On l’avait introduit dans un vestibule pavé de noir et blanc. Il attendait. Au valet qui lui avait ouvert il s’était présenté et avait expliqué que sa maîtresse l’avait convié à venir découvrir sa bibliothèque. L’homme s’était effacé pour le laisser passer, puis s’était éclipsé. Sans doute pour aller prévenir madame de Coulange.
André patienta ainsi plusieurs minutes. Moitié pour tuer le temps, moitié pour en découvrir plus sur les occupants des lieux, il observa ce qui l’environnait. Rien de très instructif, de prime abord. Après tout, ce n’était là qu’un vestibule, pas un cabinet de travail ni un salon, encore moins un boudoir ou une chambre à coucher.
La décoration était sobre mais d’un goût sûr, un peu passée de mode certes mais semblait indiquer que le propriétaire des lieux avait une aisance certaine. Un escalier blanc agrémenté d’une admirable rambarde en fer forgé noir menait à l’étage. Sur le mur à sa gauche, un tableau représentait un paysage campagnard agrémenté d’un bosquet verdoyant et de collines rejoignant à l’horizon un ciel nuageux. Contre le mur opposé, seule concession à une mode plus actuelle, sur le plateau de marbre d’une petite console aux pieds élégamment travaillés de bois marqueté et de laiton, une pendulette-portique en bronze ciselé et doré égrenait les minutes. Au dessus de celle-ci, un grand miroir rectangulaire à la glace biseautée sur les bords serti dans un cadre doré lui renvoyait son image. Il replaça une mèche rebelle derrière son oreille droite, resserra le ruban qui nouait sa chevelure et rajusta son jabot.
Ce faisant, il remarqua dans le reflet du miroir que derrière lui une femme avait débouché d’un couloir pour emprunter l’escalier et gagner l’étage. Il reconnut en elle la femme plus âgée qui accompagnait madame de Coulange la veille au soir. Qu’il avait dans un premier temps pris pour sa mère, mais était plus probablement la gouvernante de cette maison. Et qui faisait sans doute occasionnellement office de chaperon pour sa jeune maîtresse.
Il commença à faire les cent pas sur le dallage. Un pied au centre d’une dalle, sans chevaucher les bords. Puis un pas de l’autre jambe, sur une autre dalle, toujours sans marcher sur les lignes. Puis encore un autre… Traverser le vestibule en ne marchant que sur les dalles blanches. Retraverser dans l’autre sens, uniquement sur les noires cette fois-ci. En avant. Puis en diagonale. On passe le temps comme on peut… Puis alterner, blanche, noire, blanche, noire, bl…
– Madame va vous recevoir. Elle est dans son cabinet de travail. Si vous voulez bien me suivre…
Le valet qui l’avait introduit était revenu sans qu’André ait vu par où il était arrivé.
"Dans son cabinet de travail"… Elle devait être à son courrier. En ce cas il n’y avait pas grand mal à l’interrompre. Elle avait sans doute achevé un paragraphe en cours avant de le recevoir, d’où la courte attente.
Il suivit le laquais jusqu’à une porte que ce dernier ouvrit. Le valet s’effaça ensuite pour le laisser pénétrer.
On était en plein après-midi, et pourtant la pièce était plongée dans l’obscurité. Les doubles rideaux étaient tendus devant les deux grandes fenêtres, et d’après le peu de clarté qui filtrait au travers, les volets extérieurs devaient probablement être clos également. Quelle étrangeté !
André écarquilla les yeux pour tâcher de distinguer un peu mieux ce qui l’entourait. Au milieu de la pièce, parallèlement aux fenêtres, s’étalait une très longue table. Au fond, il pouvait deviner une cheminée. Au milieu de tout ceci, flottant à trois bonnes coudées au dessus de la table, il distingua alors une longue forme blanche.
La forme bougea alors et, ses yeux s’étant accoutumés à cette cécité partielle, il reconnut dans cette tache blanche une simple robe de femme. Et à l’intérieur de ce tissu léger et vaporeux, un corps de femme. Et encore au dessus de ce corps qu’il voyait de profil, une touffe de cheveux châtains. La tête se tourna vers lui tandis que les deux bras restaient levés vers le plafond. Au cours de ce mouvement, il perçu furtivement la blancheur d’un nez pointu qu’il reconnut, ressortant d’autant plus de l’obscurité que la tête passa de profil tout en se baissant vers lui avant de presque lui faire face.
– Soyez le bienvenu, monsieur.
Tâchant de ne rien laisser paraître de la surprise qu’il éprouvait à la trouver dans cette situation incongrue et qu’il ne comprenait en rien, il s’inclina en la saluant :
– Madame…
Ses yeux commençaient à s’accoutumer à cette pénombre dans laquelle elle s’était plongée. Mais pourquoi donc ce désir d’obscurité en plein jour ? Et surtout, surtout que faisait-elle donc à quatre ou cinq pieds du sol, perchée sur une chaise elle-même montée sur une table, les bras tendus vers le lustre ? Voulait-elle allumer les chandelles ? Cela paraissait naturel en pareille obscurité, mais que n’appelait-elle son valet pour le faire ? Et surtout, pourquoi ne pas plutôt ouvrir rideaux et volets ?
Commençant à avoir de sérieux doutes quant à l’équilibre d’esprit de son hôtesse, ainsi qu’à son équilibre tout court, juchée qu’elle était sur ce perchoir improvisé, il ne trouva mot à dire et se tint coi, attendant que ce fût elle qui parlât.
Avec un bref Ah ! de satisfaction qui claqua dans la pièce comme un coup de fouet pour aussitôt s’éteindre, elle parut d’une main arracher quelque chose à ce lustre tandis que de l’autre elle le retenait. Puis en deux bonds, elle fut à terre, aussi agile qu’un chat. Elle se redressa alors de toute sa – courte – hauteur et fit face à son visiteur.
– Ayez je vous prie la bonté de pardonner la posture peu habituelle dans laquelle je vous ai accueilli, dit-elle en redescendant d’un seul bras la chaise au sol tandis que l’autre poing restait obstinément fermé, mais vous me surprenez au milieu de mes travaux, reprit-elle. Non que ce soit un reproche, s’empressa-t-elle d’ajouter, soyez en assuré. Je vous dois d’ailleurs bien cela après hier soir.
Elle vit qu’André allait protester d’un “Mais voyons, c’était tout naturel” ou toute autre formule consacrée. Elle le coupa :
– Si si, j’insiste. Je ne me porterais pas aussi bien aujourd’hui sans votre intervention, et je suis confuse des coups que mon étourderie vous a occasionnés. Comment vous portez-vous ?
– Mais fort bien, Madame, dans quelques jours il n’y paraitra plus. Je remercie madame la baronne de sa sollicitude.
– Oh, voyons, il est tout à fait naturel que je m’enquiers d’une personne s’étant trouvée en situation périlleuse par ma faute.
– Le péril n’était pas si grand, madame, l’animal était bien dressé. Il, ou plutôt elle puisqu’il s’agissait d’une jument, était simplement un peu jeune et donc fougueuse, comme souvent. Ajoutez à cela un peu de panique, et voyez-vous…
– C’est égal, cela reste de ma faute. Merci encore, monsieur. Voyez-vous, je suis parfois d’une distraction incommensurable lorsque je suis perdue dans mes pensées ou mes réflexions, j’en oublie jusqu’à l’endroit où je me trouve et ne suis plus guère attentive à ce qui se déroule autour de moi.
– Si je peux me permettre, madame, et sauf le respect que je vous dois, il serait plus raisonnable de prêter un peu attention lorsque vous marchez dans la rue.
– Vous avez entièrement raison monsieur, et je ne me sens nullement offensée. Et puisque comme vous le soulignez c’est la raison qui l’ordonne, je tâcherai de mettre en œuvre ce sage conseil à l’avenir.
À présent il voyait mieux ; il distinguait dans leurs grandes lignes les meubles, murs et cadres de ce grand cabinet de travail. Curieux comme on pouvait s’accoutumer à l’obscurité. On perdait les détails, mais du coup ceux-ci ne vous égaraient plus : on restait au fait de ce qu’il y avait de majeur, de général, sans le perdre de vue au profit du particulier. C’était somme toute une autre manière de voir.
Il ne s’expliquait toujours pas pourquoi madame de Coulange s’était plongée dans la pénombre. Seule source de lumière, au delà de la lueur qui filtrait malgré tout des fenêtres, une chandelle devait être allumée à l’extrémité gauche de la table, mais derrière quelque chose qui y faisait écran : il percevait une lueur vacillante provenant de l’arrière d’un objet dont la forme rectangulaire se découpait à la verticale de la table. Un cadre plein, ou quelque autre objet y ressemblant, fixé sur de larges pieds reposant sur un petit napperon. Pourquoi donc masquait-elle ainsi la seule source de lumière de la pièce ?
Il fixa alors son regard à l’autre extrémité de la table : un petit chevalet y était posé à même le bois. Y était installé un petit tableau blanc, encore vierge de toute peinture – mais que pourrait-on bien peindre dans pareille pénombre ? – et non loin de là, des feuillets épars, un livre, une plume et ce qui semblait être une mine de plomb gisaient en désordre autour d’un encrier ouvert.
– Mais quand j’y pense, reprit-elle, c’est après tout de votre faute si je me suis mise en pareil danger…
– Madame ?
Elle ne manquait pas d’un certain toupet, pensa André. Ce n’était pourtant pas lui qui l’avait poussée au milieu de la chaussée à l’instant précis où un attelage arrivait au petit trot !
Mais il la vit ensuite sourire malicieusement, de ces sourires qui se font moins avec la bouche qu’avec les yeux. Elle éclaira sa lanterne :
– Pardieu oui, c’est bien parce que j’avais l’esprit si occupé de notre récent échange que je n’ai guère prêté attention en marchant ! En somme, j’ai manqué être renversée parce que vous occupiez encore mes pensées, ajouta-t-elle sur le ton de la plaisanterie.
– À ce compte-là madame, lui répondit-il de même, ce n’est pas moi mais feu monsieur Rousseau qu’il vous faut blâmer.
– J’ajouterai cela à la liste des reproches que je trouve déjà à lui adresser.
– J’en déduis donc que sa Nouvelle Héloïse ne vous a toujours pas séduite depuis hier soir ?
– Toujours pas, en effet. Vous me trouvez ici dans les mêmes dispositions d’esprit à son endroit que celles que je vous ai exposées hier soir. Et je n’attends pas d’un ouvrage qu’il me séduise, mais qu’il me convainque.
– Auriez-vous donc passé votre nuit à le relire pour pouvoir conforter ainsi votre opinion ?
– Bien vu, monsieur. Non, je le confesse, je ne l’ai pas même rouvert malgré vos commentaires élogieux d’hier soir. Je ne me suis donc basée que sur ma première lecture pour réitérer mon avis. Mais je reconnais que vous avez raison, ce n’est là guère manière sérieuse de procéder. Toute œuvre devrait avoir le droit qu’on lui accorde une seconde chance.
Elle épousseta distraitement du revers de sa main libre l’assise du siège dont elle s’était servi comme marchepied, puis rapprocha la chaise de la table. Elle reprit alors :
– Mais je lui concède un intérêt majeur, comme je vous l’ai dit hier : si son versant bien trop sentimental me rebute voire m’irrite, je lui reconnais une valeur sociale de part la réflexion qu’il provoque sur l’injustice de voir son devenir contrarié par sa seule naissance. Il n’est point équitable ni raisonnable que cette naissance décide de nos droits qui sont naturels, et c’est bien en ce sens que j’ai lu l’ouvrage, en tachant de faire abstraction de tout ce sentimentalisme étouffant.
C’était là un argument qui trouvait une cruelle résonnance en André, comme un écho à ses réflexions. En revanche, lui s’était ému des affres endurées par les deux personnages principaux et de la renonciation vers laquelle ils avaient dû tendre. Il ne pouvait que les comprendre et compatir d’autant plus qu’il y voyait comme un miroir à une situation et des sentiments qu’il ne connaissait que trop bien.
Si le roman de sentiment n’était pas du goût de la dame, sans doute préférait-elle les œuvres plus classiques. La tragédie ? Les frères Corneille ? Ou bien alors le scandaleux Laclos ? La comédie de monsieur de Beaumarchais ? Il tenta sans y parvenir de distinguer les titres des livres alignés sur les rayonnages d’une petite bibliothèque placée face aux fenêtres.
– Si les ouvrages mettant en scène les tourments du cœur et des amants ne vous agréent pas, madame, puis-je vous demander par simple curiosité lesquels auraient donc l’heur de vous plaire ?
Elle gagna alors l’extrémité droite de la table, parut y déposer enfin ce qu’elle avait jusqu’ici tenu serré dans son poing et saisit le livre qui s’y trouvait au milieu de feuillets griffonnés éparpillés. Ce faisant, elle manqua de peu de renverser l’encrier sur sa robe blanche mais sembla ne pas le remarquer. Elle s’approcha de lui et lui montra la page de garde tout en disant :
– Celui-ci, par exemple. Cet ouvrage a tout ce qu’il faut pour convaincre une personne soucieuse d’user de sa raison pour comprendre le système du monde. Et de surcroît, ajouta-t-elle avec un nouveau sourire, il me séduit, je l’avoue. Par la beauté des raisonnements qui y sont exposés.
Se rapprochant de la lueur émanant de la chandelle, André en déchiffra le titre en première page : "Optice : sive de reflexionibvs, refractionibvs, inflexionibvs & coloribvs lvcis, Avctore Isaaco Newtono, Eqvite avrato".