Confusions des genres

Chapitre 16 : Où un demi aveu mène à des conclusions hâtives

Catégorie: G

Dernière mise à jour 09/11/2016 03:59

Un garçon déposa un damier et des pions sur leur table.

Les dames… et Girodelle qui la plaisantait sur le sujet ! Pourtant… Et si c’était là l’occasion qu’elle cherchait depuis qu’ils s’étaient attablés dans ce café ? Si Girodelle lui avait sans le savoir tendu la perche dont elle avait besoin ? Ah, vous êtes d’humeur espiègle, lieutenant ? Soit ! Vous allez voir… Allons, Oscar, courage !

– Moquez-vous, mon ami, moquez-vous, mais il me semble bien que vous avez vous-même votre part de regards féminins bienveillants lorsque vous paraissez, n’est-ce pas ? Beaucoup ne restent pas plus indifférentes aux charmes de vos traits qu’au prestige de votre uniforme. Il me faut reconnaître que vous avez bien plus que moi de quoi plaire à une femme.

Oh, justes Cieux, il rougissait ! Oscar n’en espérait pas tant. Elle poussa sa chance :

– Allons, allons, mon cher, à moi vous pouvez bien le dire, poursuivit-elle sur sa lancée. Il en est bien au moins une qui soit sur ce point plus chanceuse que les autres ? Je vous promets que mes lèvres resteront scellées. Vous n’avez d’ailleurs nul besoin de nommer qui que ce soit, mais je suis disposée à vous écouter si vous me faisiez l’honneur de vous confier à moi…

Elle avait tenté le tout pour le tout. Mais c’était là le plus subtil qu’elle avait été capable de déployer.

Il ne répondait pas. Il la fixait. Avait-elle dépassé les bornes ? Il semblait presque la dévisager. Puis il parut se décider.

– À vous dire le vrai, commença-t-il tout doucement, il… il est une personne…

Il s’interrompit. Mais Oscar n’osa rien dire, à peine même respirer, afin de ne pas briser la sorte de fragile complicité qui venait tout juste de s’établir entre eux.

– Quelqu’un qui…une personne à laquelle je tiens plus que… mais…

Il la regardait droit dans les yeux. De peur de briser l’atmosphère de confidence, elle n’osa pas parler. Mais pour l’encourager à poursuivre, pour le mettre à l’aise, elle lui adressa un petit sourire.

– C’est une personne… exceptionnelle… unique… merveilleuse… qui porte en elle bien des vertus. Un courage immense, une abnégation sans bornes. Une volonté de fer. Une beauté divine.

Justes Cieux, ce n’était pas là simple bagatelle ! Girodelle semblait véritablement épris de sa maîtresse ! Elle admira tout à la fois la force de ses sentiments, la pudeur dont les avait enrobés et la relative discrétion dont il avait jusqu’ici su entourer cette liaison, au point qu’elle-même en ignorât l’existence. Encore qu’elle était généralement la dernière personne au fait de ce genre de nouvelles qui parfois n’étaient déjà plus que secrets de polichinelle lors qu’elle-même n’en avait pas encore eu vent. André était souvent mieux informé qu’elle en la matière ; il faudrait qu’elle lui demande s’il était au courant de la bonne fortune du lieutenant.

Girodelle s’était tu. Elle comprit alors que c’était à elle de relancer la conversation.

– Voici un portrait très élogieux, mon ami. Cette dame a bien de la chance de susciter pareille ferveur chez un homme tel que vous. Et vous-même devez faire bien des envieux.

Il jouait distraitement avec un pion, en tapotant de la tranche de celui-ci la surface de la table. Il paraissait nerveux, troublé.

– C'est-à-dire… Enfin… Ce n’est pas… Je ne…

Il s’embrouillait bien fort de ce qu’il semblait ne pas vouloir lui dire. Oscar avait beau savoir qu’elle aurait du le mettre à l’aise en lui disant qu’elle n’avait pas besoin d’en connaître plus qu’il ne serait prêt à en dire, à présent la curiosité la rongeait. Quelle personne pouvait bien mettre le calme et posé lieutenant de Girodelle dans cet état si confus ? C’était la première fois qu’elle voyait cet homme hésiter au point de bredouiller. Elle se doutait que son subordonné était d’une grande pudeur, mais à ce point, cela semblait cacher autre chose. La dame n’était-elle pas libre ? Cela paraissait de plus en plus vraisemblable.

– Une femme mariée, c’est cela ?

– Si seulement ce n’était que cela ! lâcha aussitôt Girodelle dans un long soupir.

Pour le coup, Oscar fut quelque peu interloquée. Qu’on eût une liaison avec une femme mariée était une chose, mais que l’on considérât l’idée de l’adultère avec autant de désinvolture était pour le moins véritablement choquant. Surtout de la part du lieutenant. S’était-elle autant trompée sur son ami ?

Autre question : que pouvait-il bien y avoir de plus compliqué qu’aimer la femme d’un autre ?

Aimer une femme qui en aimait un autre ? Comme ce pouvait être douloureux d’aimer sans espoir, elle ne le savait que trop ! Fersen

Aimer une personne que l’on n’avait pas le droit d’aimer ? Comme Fersen aimait la reine… Oscar ne se souvenait déjà plus de la liste des vertus dont Girodelle parait celle qui peuplait ses pensées – d’ailleurs l’amour est-il jamais objectif ? – mais elle se souvenait qu’il avait parlé d’une grande beauté, et qu’il semblait presque qu’elle fût inaccessible…

Oh Seigneur tout puissant ! Serait-il possible que son lieutenant fût lui aussi tombé sous le charme de la reine ? Mais qu’avait-elle donc de plus que les autres pour ravir ainsi le cœur de tous les hommes ? Était-ce parce qu’elle était belle ? N’était-ce que cela ? Était-ce là tout ce qui importait à un cœur d’homme ? Un homme ne pourrait-il donc être aux pieds d’une femme pour son âme ? Pour son cœur ? Pour son esprit ? Pourrait-il l’aimer laide, ou au visage ingrat, ou tout juste commune ?

La beauté… à bien y réfléchir, Fersen était beau, lui aussi. Éprouverait-elle pareil trouble s’il ne l’était pas ? Peut-être… mais peut-être pas… dût-elle admettre à contrecœur. Et n’était-ce point là la preuve flagrante, irréfutable qu’elle était homme ? Que peut-être aimait-elle un homme, mais qu’elle aimait en homme ? Que son cœur était masculin ?

Quoi qu’il en fût, si son lieutenant s’en ressentait pour la reine, c’était une inclination à sens unique et sans aucun espoir ! C’était bien de Girodelle, d’aller s’enticher de la seule personne qu’il ne pourrait conquérir, pendant que nombre de dames ne demandaient qu’à lui accorder de douces faveurs et nombre de parents, la main d’une de leurs filles… Les affaires du cœur étaient décidément bien trop compliquées et enlabyrinthées au goût d’Oscar, qui cependant ne parvenait à se résoudre à haïr l’étrange douceur, l’étrange chaleur qui se mêlait à toute cette souffrance.

Mais peut-être faisait-elle fausse route sur la dulcinée de Girodelle. Peut-être était-il avec le temps réellement tombé amoureux d’une quelconque maîtresse que l’existence d’un mari jaloux ou pointilleux empêchait le lieutenant d’aimer au grand jour.

Voyant que la conversation prenait un tour plus embarrassé – et embarrassant – qu’elle l’aurait souhaité, Oscar décida pour cette fois de reculer et battre en retraite, regrettant d’avoir amené ce sujet dans leur échange jusqu’ici plaisant. Et puis, il fallait bien admettre qu’elle n’avait nul besoin des tourments amoureux de son lieutenant, car sceller les siens propres et être le réceptacle de ceux de Fersen – et de la reine – suffisait amplement à sa peine. Navrée, Girodelle, chacun sa croix. Quant aux conseils qu’elle avait pensé quérir, elle remettrait cela à plus tard.

– Pardonnez-moi, mon ami, je n’aurais pas dû me montrer aussi inquisitrice. J’ai manqué à tous les devoirs de discrétion d’un gentilhomme. Mais je vous prie de croire que c’était uniquement par pure amitié que je me proposais de vous permettre de vous confier, si vous en éprouviez l’envie ou le besoin. Mais laissons cela et causons d’autre chose, voulez-vous ? (avant que vous ne vous mettiez à votre tour à me proposer de parler du chaos qu’est ma vie affective). Dites-moi, j’ai cru apercevoir un peu plus tôt dans la journée une mienne connaissance sortant d’un hôtel particulier dans cette même rue Saint-Honoré. Non loin de l’Hôtel de Noailles, pour ainsi dire à mi-chemin entre les Jacobins et les Capucins, en vis-à-vis des Feuillants. Sauriez-vous par hasard qui l’occupe ?

– Eh bien par une coïncidence tout à fait extraordinaire, il se trouve justement que je vois tout à fait duquel il s’agit, et ce parce que c’est précisément là qu’habite l’oncle de ma belle-sœur lorsqu’il est à Paris.

– En vérité ? Ce monsieur est donc parent avec votre frère ?

– Oui, et Monsieur de Coulange y reçoit parfois des personnes venant mander ses conseils ou son avis sur leurs écrits. Ce doit être ce que cette personne était venue faire.

– Monsieur de Coulange ?

– C’est son nom. Henri-Hercule Ferrier, baron de Coulange. Au grand dam de sa nièce, il a jadis assidument fréquenté une société plutôt… agitée.

– Agitée ?

– Certains milieux littéraires se piquant de philosophie, mais aussi, il faut le reconnaître, de véritables savants étudiant comme lui la philosophie naturelle. Il en est féru, dit-on, et particulièrement d’anatomie et de botanique. Mais aussi d’astronomie et de géométrie, à ce que j’ai cru comprendre. Quant à ses fréquentations, il en a perdu beaucoup, la mort les ayant rattrapées, et semble s’être assagi. L’âge, sans doute, il doit se ménager même s’il n’a pas mis fin à toute vie sociale.

– Il est donc si âgé ? s’enquit Oscar.

– Eh, ma foi, si j’en crois ma belle-sœur il semble qu’il soit dans sa septième décennie.

Oh, songea Oscar tout d’un coup. Un peu âgé pour avoir une enfant de moins de vingt ans. Ce n’était donc pas pour conter fleurette qu’André s’était rendu dans cette maison. Encore que pour un homme, devenir père à un âge avancé n’était pas impossible. Mais absolument rien ne semblait suggérer que la visite d’André avait trait à la jeune fille qu’elle avait vue s’entretenir avec Girodelle – tiens, d’ailleurs il lui faudrait interroger le lieutenant sur ce sujet également, mais chaque chose en son temps. Alors pourquoi donc cette idée lui trottait-elle constamment dans la tête ? Non, vraiment, cela n’était d’aucune logique. Mais alors, ceci ramenait donc Oscar à une toute autre piste qu’elle n’aimait guère plus…

Cependant si ce Monsieur de Coulange n’avait pas de fille cet âge… des petits-enfants, peut-être ? Une autre nièce bien plus jeune que la comtesse de Girodelle ? Elle décida de prêcher le faux pour savoir le vrai :

– Ce doit donc être sa fille ou sa petite-fille, alors, que j’ai vue sortir de la maison également…

– Non, cela ne se peut, il n’a pas d’enfants. Il a toute sa vie eu une aversion certaine pour le mariage. Il prétendait que ce n’était pas là un état naturel pour l’être humain. Vous cernez maintenant ce que je voulais dire sur certains des milieux qu’il fréquentait.

Oh oui, Oscar voyait parfaitement. De prétendus libres-penseurs, parlant bien fort de liberté de penser mais dédaignant tous ceux qui avaient une opinion différente. Oscar en vint soudain à regretter qu’André ne se rendît point dans cette maison pour batifoler.

– Toutefois, poursuivit Girodelle, il a surpris bien du monde, à commencer par ses propres neveux, en contractant mariage l’an passé. Nul ne s’attendait à ce qu’il bouleversât ainsi sa doctrine, et surtout pas en épousant une toute jeune fille ! Sur le moment, beaucoup ont crié à la sénilité, ou à la lubricité ; mais la surprise passée, force a été de constater qu’il avait toujours toute sa tête – et quelle tête ! – et toute sa relative moralité. Et le plus étonnant est que le couple semble fort bien s’entendre malgré ses différences et que tous deux paraissent tout à fait ravis de cette union. Enfin, ce que je vous en dis là n’est que ce que je tiens de mon frère et de son épouse. Je n’ai moi-même que fort peu souvent rencontré le baron et la baronne de Coulange.

Un étrange assortiment, en effet. Étrange, mais pas rare. Ce qui semblait plus rare était que les deux époux parussent bien s’entendre en lieu et place de globalement s’ignorer du matin au soir, comme parfois en pareilles circonstances.

– Toutefois, reprit encore Girodelle, le baron semble trouver son épouse un peu trop sérieuse et studieuse, et il voudrait qu’elle sorte un peu plus, et qu’elle fréquente également un monde un tant soit peu plus… insouciant que les cercles avec lesquels il fraye. Il craint qu’elle ne passe trop à côté de sa jeunesse. Aussi a-t-il demandé à ma belle-sœur de la sortir un peu dans le monde, de lui faire côtoyer des personnes de son âge, de veiller à ce qu’elle apprenne à s’amuser, innocemment bien sûr. Tiens, mais j’y pense, peut-être l’avez-vous aperçue : mon frère, ma belle-sœur et sa très jeune tante étaient présents au dernier bal au cours duquel nous nous sommes croisés. J’y ai d’ailleurs longuement conversé avec eux…

Et comment qu’elle l’avait aperçue… Mariée ! Une femme mariée ! C’était donc bien cela ! André se rendait chez ce baron de Coulange non pour philosopher, mais sans doute pour folâtrer. Avec la baronne ! La jeune baronne. Finalement Oscar aurait peut-être préféré qu’il fréquentât les cercles les plus subversifs de Paris.

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