Confusions des genres

Chapitre 15 : Le fou du roi et le pion promu en dame

Catégorie: G

Dernière mise à jour 11/01/2013 17:36

– Échec au roi !

À quelques tables d’eux, un attroupement s’était formé autour de trois tables. À chacune de ces tables était assis un homme seul devant un échiquier. À quelques pas de là, leur adversaire commun dégustait un café et, les yeux bandés, dirigeait à distance le déplacement de ses pièces dans les trois parties qu’il disputait à la fois.

Oscar et Girodelle, eux, avaient d’abord suivi le spectacle un temps – voir le grand Philidor le subtil disputer simultanément plusieurs parties en aveugle méritait bien que l’on s’y arrêtât – puis s’étaient attablés et avaient entamé leur propre partie tout en buvant et devisant. Le Café de la Régence était le meilleur endroit pour le noble jeu, et s’il s’y entendait parfois des propos pouvant heurter les oreilles d’officiers royaux, Oscar avait appris, depuis une certaine rixe dans un estaminet, à modérer ses emportements envers les rêveurs trop bavards. Après tout, ce n’étaient là que des paroles, que des mots, que du vent en somme, des idées lancées en l’air. Ce n’était d’aucun danger concret. Ce ne serait pas cela qui changerait le monde, n’est-ce pas ?

Et puis, reconnaissons-le, depuis cette fameuse rixe elle avait également découvert qu’être en sévère infériorité numérique était un paramètre à prendre en compte dans ce genre de situation. À croire que l’on s’assagit un tantinet en avançant en âge.

Aussi avait-elle décidé de profiter du spectacle, de son breuvage et de l’agréable compagnie de son lieutenant sans relever le reste.

Girodelle avait pour sa part sans doute profité de ce léger relâchement, car il venait de lui prendre son roi.

Il fallait dire qu’Oscar avait de son côté l’esprit occupé par autre chose : tout en discutant avec lui, elle n’était pas encore parvenue à orienter subtilement la conversation vers les trois sujets sur lesquels elle souhaitait l’interroger sans paraître trop inquisitive ou suspecte à ses yeux. D’habitude, elle était plutôt frontale dans les entretiens, et louvoyer sans attirer l’attention sur sa cible n’était pas son point fort.

Les femmes… Comment aborder avec lui la question de ses rapports avec les femmes de sa vie… Y en avait-il seulement une ? Et si… Un frisson la parcourut : et si elle faisait totalement fausse route quant aux goûts de son lieutenant ? Mais non. Stupide. Elle se fit horreur d’avoir laissé pareille idée lui effleurer l’esprit. Il n’était pas de ces dénaturés, il était par trop… quoi donc ? Correct. Courtois. Normal

Non, à bien y réfléchir, c’était plutôt elle qui était anormale. Jamais elle n’aurait dû rien ressentir pour un homme, que diable, elle en était un elle-même ! On ne ressent ce trouble-là pour aucun des siens, un officier de la garde royale ne doit pas s’en ressentir pour un autre officier ! Il fallait absolument qu’elle se sorte Fersen de l’esprit, particulièrement après la folie qu’elle avait commise la veille au soir…

Quelle idée… se travestir en femme ! Le colonel de la garde ! Si cela se savait ! Si Girodelle l’apprenait ! Comment pourrait-elle ensuite assurer son commandement après ça, comment pourrait-elle lui donner des ordres ?

Et pourtant ces instants dans les bras de son doux rêve avaient été… féériques. Divins. Infiniment troublants… Non, non il n’y fallait plus penser ! Ne plus ressentir ce trouble pour un homme. Si elle était un homme elle-même, c’était bien envers les femmes qu’elle aurait dû éprouver cela, n’est-ce pas ? L’ordre des choses… Mais puisque malgré toute volonté, son corps était celui d’une femme, serait-ce l’ordre des choses d’être attirée par d’autres corps de femme ? Vers où la nature devrait-elle la pousser ? Qu’était le Normal, dans son cas ? Y en avait-il seulement un ? Qu’est-ce qui serait le plus contre-nature dans son cas précis ? Ce qui était certain c’était que les femmes ne l’attiraient pas du tout. Elle ressentait même un profond dégout à cette idée. Elle haïssait déjà – et plus encore depuis sa déconvenue de la veille au soir – ce qui trahissait en son corps une once de féminité, ce n’était pas pour le rechercher sur celui de quelqu’un d’autre… Mais il lui faudrait tout de même se sortir l’image de Fersen de la tête, le souvenir de la sensation de ses bras, de son corps d’homme… Non, Oscar, non ! Assez, non, pas de corps d’homme, pas dans les rêves du colonel de la Garde Royale, c’était déplacé !

– Peut-être préféreriez-vous les dames ? lui demanda alors doucement Girodelle.

– PARDON ?

– Vous sembliez n’être pas entièrement à ce que vous faisiez dans cette partie. Les échecs vous ennuient peut-être.

– Oh, le jeu !

Et tandis que la lumière se faisait dans son esprit – et ce à son grand soulagement – elle entendit son partenaire demander à un garçon un jeu de dames.

– Rassurez-vous, ce ne sont ni le jeu ni votre conversation qui m’ennuient, bien au contraire. J’avais juste la tête ailleurs. Quelques petits soucis sans importance.

– Eh bien je vais m’efforcer de vous en distraire, si vous le permettez.

– Avec joie, mon ami. Et qui sait, si j’ai perdu contre vous cette partie d’échecs, peut-être aurai-je plus de succès avec les dames.

– À n’en pas douter ; il vous suffit de paraître en un lieu pour que soudain elles n’aient d’yeux que pour vous, plaisanta-t-il en lui lançant un sourire entendu et un regard rieur.

Elle se sentit blanchir d’un coup. Puis rougir jusqu’à la racine des cheveux. Décidément, cet homme avait aujourd’hui le don de faire des sorties qui la mettaient mal à l’aise.

N’osant faire face à son invité, elle regarda les pièces posées sur le côté de l’échiquier. Noires ou blanches, elle eût soudain la très étrange et un tantinet désagréable impression que toutes étaient tournées vers elle et la regardaient… même les pions. Les pions… elle avait parfois eu l’impression d’être l’un des leurs, sur l’échiquier noir et blanc que son père lui avait dressé, sans nuances, forcée d’avancer, avancer, toujours tout droit, ne jamais reculer, les seuls écarts autorisés impliquant un ennemi à combattre, pour le reste, tout droit, Oscar, toujours en avant ! Un pas devant l’autre, jusqu’à être promue…

Mais dernièrement, elle avait l’impression de ne plus aller aussi droit. Et même, de ne plus savoir où aller. Oui, un peu comme si les choses avaient décidé d’aller de travers. Depuis quand ? Depuis qu’il était apparu ? Ce Masque Noir… Depuis qu’il était revenu ? Fersen… Depuis qu’il faisait cavalier seul ? André… Dans un cas comme dans les deux autres, elle ne faisait plus, semblait-il, que des pas de travers. Et il ne s’agissait d’ailleurs plus seulement de simples pas, mais de grandes enjambées. Se faire passer pour une femme, laisser son cœur s’emballer pour un homme, filer André, laisser échapper un brigand… Était-elle devenue le fou de ce jeu insensé ?

Le cavalier ? C’était un terme bien plus flatteur pour un colonel des gardes. Et cette pièce, comme toutes les autres, avait mission de protéger son roi en allant jusqu’à se sacrifier s’il le fallait. Mais lui non plus ne marchait pas droit. Ne marchait pas du tout, d’ailleurs, puisqu’il sautait par-dessus les obstacles. Dans le fond, cette idée ne lui déplaisait pas. Mais à ce compte là, se dit-elle, ce pouvait tout aussi bien être André, ce cavalier. Lui non plus n’allait plus très droit dernièrement, lui aussi tachait d’éviter les obstacles. Cavalier seul

Oscar pensa alors à la dame. La dame qui avance, qui recule, comme la tour, qui peut aussi se déplacer en diagonale comme le fou. La dame qui peut aller dans tous les sens, près ou loin, sans autre contrainte – mais contrainte de taille ! – que les autres pièces du jeu. Oscar aussi allait parfois droit devant, parfois totalement en travers. Il lui était même arrivé de reculer, devant Fersen, devant la reine, devant les femmes. Devant ses principes. Devant la féminité.

La dame… la pièce la plus puissante du plateau. Elle ? Quelle ironie ! Non, ce n’était vraiment pas ainsi qu’elle le ressentait… La dame, elle ?

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