Confusions des genres
Chapitre 11
Oscar en robe ! Inimaginable, et pourtant… Mais il n’en revenait toujours pas. Quelle folie ! Certes elle était belle, très belle, même. Mais différente… Et puis belle, elle l’était toujours, quel que fût son accoutrement. Du moins était-ce l’avis d’André.
Certes il en avait ce soir été ébloui, un peu comme devant un feu d’artifices. Il se souvint alors de son émerveillement devant celui qui avait été offert aux parisiens à l’occasion du mariage du Dauphin il y avait combien, quinze ans déjà ? Non, plutôt seize ou dix-sept. Dieu que c’était loin !
Non, vraiment, Oscar en fille, Oscar en robe n’était plus vraiment son Oscar, elle devenait une étrangère. Mais à la réflexion, même dans sa superbe toilette, parée de bijoux et (pour une fois) coiffée, elle n’était à ses yeux pas encore aussi rayonnante de beauté que le soir où elle avait revêtu son grand uniforme d’apparat pour faire danser toute une soirée la Reine de France. Elle avait été ce soir-là absolument sublime. Il l’avait également trouvée réellement magnifique la première fois qu’elle avait revêtu son uniforme de colonel, même s’il l’avait alors taquinée pour n’en rien laisser paraître. Et elle était aussi vraiment belle en simple chemise et culotte, lorsqu’elle restait chez elle et qu’ils conversaient au salon, ferraillaient dans le parc ou chevauchaient dans la campagne environnante. Oui, décidément, à l’aise dans une mise des plus simples et les cheveux irrémédiablement en bataille, telle était son Oscar, et c’était finalement ainsi qu’il la trouvait la plus belle.
Assister à un feu d’artifices une fois dans sa vie était une chose, un évènement rare et exceptionnel, mais de là à en voir un tous les jours… D’autant que lors des réjouissances données pour le mariage de l’actuel couple royal, la fête avait tourné au drame, un mouvement de foule ayant provoqué la mort de deux à trois cent personnes. Le jeune couple d’alors en avait été fortement attristé. D’aucuns y avaient même vu un funeste présage planant sur cette union. André espérait de tout cœur qu’Oscar, elle, n’aurait pas à regretter sa folie d’un soir ; mais il en gardait comme une certaine amertume, ne pouvant s’ôter de l’esprit que tout ceci était une fort mauvaise idée.
Oscar, se travestir… Oscar, s’attifer d’un tel accoutrement… Mais quelle mouche l’avait donc piquée ? Et soudain la lumière se fit dans son esprit. Bien sûr ! Que n’y avait-il songé plus tôt ? La soudaine envie de déguisement d’Oscar ne pouvait être une coïncidence au moment où justement rentrait des Amériques un Apollon scandinave auréolé de gloire martiale.
Fersen… pour lui elle s’était déguisée, pour lui elle voulait se faire belle, pour lui elle se pomponnait, elle qui n’avait même jamais de sa vie fait l’effort de se coiffer ! Effroyable pensée. Maintenant André savait d’où lui venait ce sentiment d’amertume et de malaise. Et il se sentit soudain terriblement abattu, infiniment triste, pour lui-même bien entendu, mais aussi pour elle, et pour les espoirs insensés qu’elle nourrissait peut-être et qui seraient immanquablement déçus. Car Fersen restait en France pour une seule et unique raison, pour une seule et unique personne. Et cette personne n’était pas Oscar de Jarjayes. Alors oui, il en était triste pour elle, mais il ne pouvait s’empêcher d’en être également soulagé. Pour lui-même, mais aussi pour elle. Car il sentait au plus profond de son âme qu’Oscar de Jarjayes était faite pour autre chose que de s’oublier pour Axel de Fersen. Il espérait qu’elle le comprendrait un jour, et que les anciennes robes de ses sœurs resteraient à l’avenir toutes au fond d’un placard.
Certes elle était très belle ainsi, il en avait même été comme foudroyé l’espace d’un instant… mais à la réflexion, ce n’était pas Elle.
– Assez parlé, entendit-il à côté de lui. À quand les actes ?
Quoi ? Comment ? Quid ? Juste ciel, André s’était tellement enfoncé dans ses réflexions qu’il en avait oublié où il était. La personne qui se tenait à sa gauche venait, par son apostrophe, de le lui rappeler. Il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui. Il y avait bien du monde ce soir, dans les jardins du Palais Royal. Depuis des années, les Ducs d’Orléans les ouvraient au public tout le jour et jusque tard dans la nuit, et le Palais Royal étant l’apanage d’Orléans, il était fermé à la police du Roi, ce qui permettait au libéral nouveau duc d’Orléans d’y encourager, entre autres, la libre parole. Ainsi donc, dans ces jardins assimilés à des jardins publics, on pouvait entendre et dire ce que bon semblait des ministres, de la politique du Roi, des idées nouvelles, de la Reine, des privilèges, des rêves de changement et d’égalité.
Le duc avait également fait construire tout autour des jardins une galerie d’immeubles de rapport abritant pour la plupart des boutiques ou des cafés en rez-de-chaussée. Le soir venu et les boutiques fermées, l’absence de la police avait également favorisé le florissement d’activités illicites ; on voyait ainsi nombre de filles publiques aguicher le chaland sous les arcades. Galanterie et agitation politique : c’était là le Palais Royal, qui n’avait plus de Royal que le nom. Et c’était le meilleur endroit pour qui souhaitait vaquer à des occupations qui ne regardaient en rien le lieutenant général de police Thiroux de Crosne.
Ce soir encore ne dérogeait pas à la règle. Oui, il y avait bien du monde dans les jardins. Tiens ? Elle était là. Une toute jeune fille à la mise soignée, accompagnée d’un homme et d’une femme plus âgés. L’homme paraissait s’ennuyer ferme. La femme semblait écouter distraitement ce qui se disait. La jeune fille n’en perdait pas une miette. Bref, chacun des trois avait la même attitude que les fois précédentes où André les avait aperçus. Avant la veille, il avait cru à un couple trainant sa fille à ces « réunions ». La présence d’une si jeune personne en pareille occasion et à pareille heure lui avait paru singulière. Quel âge pouvait-elle avoir ? La première fois qu’il l’avait vue, il lui aurait donné quatorze, peut-être quinze ans. Elle lui avait rappelé Rosalie à l’époque où ils l’avaient rencontrée. L’âge, sans doute, car elle ne lui ressemblait pas du tout. Ni de traits, ni de tournure. Et elle était plus petite encore que Rosalie. Mais il y avait quelque chose dans la fraicheur de ce visage qui lui avait rappelé leur chère brise de printemps. Dans cet air décidé, également. Quant à ce regard… il semblait contredire ce jeune âge ; ces yeux semblaient comprendre au-delà des mots prononcés, paraissaient percer leur vis-à-vis à jour pour débusquer ce qui pouvait se cacher au delà ce qu’ils voyaient.
Le dernier endroit où il aurait pensé retrouver ces yeux-là, ce visage-là, était un bal chez quelque marquise de Versailles. Non, vraiment, il n’aurait pas imaginé la rencontrer parmi les gens de Cour, fardée et perruquée, vêtue d’une robe de bal de brocard brodé. Et pourtant il avait croisé son regard la veille au soir, à travers la piste de danse. Et elle aussi l’avait reconnu, il l’avait lu dans ces mêmes yeux – elle n’avait d’ailleurs pas cherché à le cacher – et elle lui avait même adressé un salut discret. Elle semblait estimer que c’était là la plus élémentaire civilité, tout valet que de toute évidence il fut.
Soudain, une autre voix se fit entendre et André se retourna : il s’agissait de Châtelet. Oscar et lui-même l’avaient rencontré un soir de bagarre dans une taverne et il avait alors assez clairement bien que succinctement exprimé ce qu’il pensait des officiers de la garde royale. Depuis, André l’avait de nouveau croisé. L’homme s’était souvenu de lui également, et s’était étonné de voir qu’un – comment avait-il dit, déjà ? Ah oui – un sous-fifre des officiers royaux se mêlât à la même société que lui. Un homme plein de colère, avait alors pensé André, mais après avoir entendu certaines de ses interventions et lu certains de ses articles, il s’était ensuite dit que certaines des idées que ce gazetier tentait de véhiculer ne manquaient pas de sens.
Mais à peine Châtelet avait-il pris la parole que sonna l’heure de fermeture des jardins. Une heure du matin, songea André. Le temps de rentrer au bercail et la nuit serait encore courte…
Il allait gagner la sortie lorsqu’il s’entendit apostrophé :
– Ah, Monsieur, je dois avouer qu’il m’est moins surprenant de vous croiser ici que là où nous nous trouvions hier au soir !
Il se retourna et baissa les yeux vers le visage amusé de la propriétaire de cette voix. Ce n’était plus la dame emperruquée et embrocardée de la salle de bal qui lui parlait, mais la jeune fille aux cheveux châtains et à la simple robe-redingote rayée.