Confusions des genres
Chapitre 10 : Femme des années 1780, femme jusqu'au bout des seins
Catégorie: G
Dernière mise à jour 30/04/2013 16:47
Un rêve…
Ce ne pouvait être qu’un rêve. Elle était là, il était là, ils se touchaient, elle était dans ses bras…
Ils tournaient, tourbillonnaient… Ils dansaient une allemande, et elle se sentait si légère, si aérienne, elle se sentait tellement flotter, avait tant l’impression que ses pieds ne touchaient plus le sol qu’elle ne trébuchait même pas sur sa robe, bien qu’elle n’eût pas l’habitude d’être conduite.
Mais si c’était lui qui conduisait, elle sentait qu’en cet état d’oubli exquis elle le suivrait n’importe où, au bout du monde pourquoi pas. N’importe où pourvu qu’il maintînt sa main là, dans son dos, ou que son autre main tînt la sienne, que ses yeux continuassent à se perdre ainsi dans les siens, que tout comme pendant cette danse, ils ne fissent plus qu’un… Elle brulait qu’il la tînt plus étroitement enlacée encore, elle voulait sentir sa force la serrer contre lui, tout contre son corps, l’étreindre encore et encore. Elle en était arrivée à oublier jusqu’à l’endroit où ils se trouvaient, jusqu’à oublier qu’ils étaient en public, jusqu’à oublier que pareil comportement irait à l’encontre des toutes les règles de la décence, elle qui peu avant fustigeait les gourgandines qui frôlaient d’une façon un peu trop appuyée un homme n’étant pas de leur maison...
Oui, en cet instant délicieux et pourtant ô combien frustrant, elle allait jusqu’à oublier tout ce qui avait régi son existence jusqu’alors, ce qui avait constitué son monde, ce qui avait guidé sa conduite et ses jugements. Elle allait jusqu’à oublier qu’elle était le soldat implacable et guindé qui avait toujours eu en public une conduite impeccable et irréprochable pour ce qui était du respect des bonnes mœurs. Jusqu’à oublier qu’elle était homme ?
Et maintenant sa voix à lui… car tout à son étourdissement, elle n’avait d’abord pas remarqué qu’il lui parlait tout en dansant. Il vantait sa beauté. Vraiment ? Fersen ? Moi ? Belle ? Elle ne savait que dire et se sentit irrémédiablement rougir comme une rosière. Il fallait qu’elle lui cachât son trouble, il le fallait à tout prix, sa fierté lui interdisait de le laisser paraître. Mais il n’y avait rien à y faire, elle n’y parvenait pas. Mais il ne fallait pas, il ne fallait pas montrer cette faiblesse ! En dernier recours, elle baissa la tête, afin qu’il ne vît point le rouge envahir non seulement ses joues mais jusqu’à son front, elle le sentait bien à la chaleur qu’elle y percevait.
Et là, alors qu’elle était dans les bras de celui qui avait fait chavirer son cœur resté jusqu’ici de glace envers les hommes, vivant son rêve éveillée sans pleinement oser l’assumer, entravée par l’angoisse du succès, elle qui n’avait jusque là connu que la peur de l’échec, Oscar remarqua quelque chose de tout à fait insolite. Là, sous son nez, sous ses yeux, l’attendait une découverte saugrenue. Une trouvaille inattendue.
Elle avait de la gorge.
Dans cette robe, dans ce corsage, dans ce corps baleiné serré par Grand-Mère, elle avait de la gorge. Comme les femmes. Oh, rien de bien impressionnant pour qui a l’habitude d’en voir – et de plus prononcées –, mais de le découvrir sur soi…
Pas de doute : deux petites sphères, indéniables, et qu’il était d’ailleurs impossible de nier tant la moitié d’elles sortaient du vêtement. Elle en eut un choc et trébucha dans sa danse. Son très galant cavalier affermit alors sa prise quelques instants, ce qui ajouta au trouble d’Oscar. Mais tandis qu’il continuait de parler, elle ne pouvait quitter des yeux sa toute récente découverte, encore sous le choc de cette féminité révélée… et tout d’un coup un vague sentiment de malaise l’envahit. Elle n’avait pas l’habitude d’exposer autant de peau au regard d’autrui. Particulièrement à cet endroit précis. Toute à l’attrait de la nouveauté, elle ne l’avait étrangement pas remarqué lorsqu’elle avait eut fini de s’habiller ou qu’elle fit ses premiers pas – assez peu réussis – devant Grand-Mère et André. André ! Mon Dieu ! Elle réalisa soudain qu’il venait de la voir ce soir à moitié torse nu !
Que tout le monde était en train de la voir à moitié torse nu ! Et Fersen… qu’allait-il penser d’elle ? De pareille indécence ?
Rien du tout, apparemment, car il continuait à danser et à lui faire la conversation. Allons Oscar, calme-toi, c’est juste une robe comme toutes les femmes en mettent, c’est ainsi qu’on les porte. D’ailleurs elle n’avait elle-même jamais encore avant ce soir prêté attention au décolleté très descendant de ces corsages. N’en avait jamais encore été choquée. C’était ainsi qu’étaient faites ces robes, il ne s’agissait que d’une question d’habitude. Inspirant à fond pour trouver le courage de relever le visage vers son cavalier, Oscar ne put toutefois s’empêcher de songer que cette mode était bigrement nue. Il était déconcertant de penser que dans un vêtement qui comportait des toises et des toises de tissu inutile en bas, on en mit si peu en haut et notamment aucun sur ce qu’il aurait tout de même été plus décent et confortable de couvrir.
Étrangement, Fersen n’avait pas eu les yeux fixés sur son – tout nouveau – décolleté. Non, il la regardait droit dans les yeux, n’avait apparemment à aucun moment fait descendre son regard plus bas que la tête d’Oscar. Évidemment, pensa-t-elle aussitôt, un tel gentilhomme ! Un homme si fin, si courtois, si correct, si honnête, si honorable, si décent, si vertueux, si… à moins que… mon Dieu, peut-être n’avait-il pas même remarqué sa gorge ! Certes, celle-ci était plutôt… modeste, soit, mais tout de même ! Évidemment, lorsqu’on était habitué à côtoyer la Reine tous les jours, on pouvait difficilement être impressionné par les timides rotondités dont émergeaient les deux hémisphères hors du corsage d’Oscar. Mais tout de même, la moindre des galanteries ne serait-elle pas de faire mine de les avoir remarquées tout en donnant l’illusion de ne point les avoir regardées ?
À travers cette pointe de déception et le brouillard qui embrumait son esprit exalté et troublé, Oscar percevait quelques bribes de ce que Fersen lui disait. Une femme belle… ressemblez… magnifiques cheveux blonds…
Allons bon, même ce soir, même à ce bal, au cours de cette soirée qui aurait du n’être qu’à elle, il fallait qu’il lui parlât de la Reine. Encore et toujours… Ne verrez-vous donc jamais d’autre femme qu’elle ? Ne verrez-vous pas l’inconnue avec laquelle pourtant vous dansez présentement ? Ne verrez-vous pas la femme qui est en face de vous ?
- …mais par devoir, elle sacrifie son apparence et sa vie. Son vêtement lui est un rempart contre le regard des hommes, mais je puis vous assurer qu’il n’existe pas de plus belle et de meilleure amie.
Seigneur ! Il parlait d’elle-même ! Elle fit un nouveau faux pas et faillit tomber. Il la rattrapa par la taille et l’avant-bras. Pourquoi donc parlait-il soudain d’elle, Oscar, à une parfaite inconnue ? Le temps de lui permettre de se redresser tout à fait il interrompit la danse. Il la regarda de nouveau droit dans les yeux, et elle vit soudain les siens s’écarquiller.
Horreur ! Elle était démasquée, elle le sentait ! Ou bien s’il n’avait pas encore compris, il n’allait plus tarder à le faire s’il persistait à scruter ainsi son visage. Mais n’était-ce pas ce qu’elle avait espéré en venant ainsi vêtue ? N’était-ce pas précisément ce qu’elle voulait ? Qu’il la vît comme une femme, qu’il lui parlât comme à une femme, qu’il réalisât qu’elle était femme, et belle, et désir-…
Non ! Oui ! NON ! Si… peut-être ? Elle ne savait pas, ne savait plus, tout ce qu’elle savait c’était qu’elle ne pouvait rester à le regarder, qu’il ne devait pas continuer à la dévisager, qu’elle avait trop peur de sa réaction s’il la démasquait, qu’elle ne saurait que faire alors…
Fuir ! Fuir, fuir, fuir, il fallait fuir. Absolument. À l’instant. Le cœur battant la chamade, cognant à toute force dans sa poitrine compressée par le vêtement et oppressée par ses émotions, elle s’arracha à l’étreinte de son cavalier et s’en fut en un éclair.
Les jupes, les jupes ! Se souvenir de soulever les jupes, elle se sentait déjà bien assez ridicule ainsi sans ajouter une chute déshonorante à son tableau de chasse de la soirée. Elle dévala les escaliers, courut sur le perron, s’enfonça dans la nuit du parc. L’air frais lui fit du bien. Elle s’arrêta près d’une haute statue de pierre et, penchée vers l’avant, les deux mains prenant appui sur son socle, elle reprit son souffle.
Son cœur cognait toujours autant mais son esprit commençait à s’éclaircir un peu. Ses idées s’ordonnaient quelque peu, et certaines de ses émotions commençaient à se calmer. Fersen l’avait tenue dans ses bras… Fersen l’avait serrée contre lui… Il l’avait faite danser, comme un homme fait danser une femme. Il avait loué sa beauté, il avait dit son admiration pour elle, pour sa bravoure, pour son abnégation, pour ses attraits physiques… Il l’avait vue comme une femme et c’était là le but de toute cette manœuvre, non ?
Mais alors, pourquoi trouvait-elle cela un peu effrayant ? Pourquoi avait-elle fui, paniquée ? Pourquoi, oui, pourquoi ? Oh, Fersen… mon Dieu, que lui arrivait-il ? C’était comme si ce cœur qu’elle avait toute sa vie cherché à faire taire débordait maintenant de l’étau qu’elle lui avait imposé. C’était une sensation nouvelle, troublante, déchirante, déroutante, mais paradoxalement assez plaisante. Ce cœur de femme… Oh, Fersen, comment aimer peut-il à la fois faire tant de mal et de bien ? Pourquoi fallait-il que ce fût tout ensemble si doux et si cruel ? Mais maintenant qu’elle avait obtenu ce qu’elle était venue chercher, pourrait-elle enfin renoncer à son rêve à sens unique ? À son amour interdit ? À ses sentiments si contraires à sa nature d’homme ? À…
Aaaarghmmmff ! Quelque chose – une main – vint se plaquer contre sa bouche. Quelque chose – une autre main – maintenait son bras dans son dos, lui tirant désagréablement l’épaule vers l’arrière.
- N’ayez crainte, Madame, je n’en ai qu’après votre parure. Faites-moi la grâce de me l’accorder et vous pourrez oublier m’avoir rencontré.
Oscar réagit instinctivement. De son bras libre, elle administra un magistral coup de coude dans les côtes de son agresseur en lançant un "arrière, faquin !" des plus impératifs, puis profita du mouvement de recul et de surprise de celui-ci pour se retourner et lui faire face. Immédiatement, sans prendre le temps de viser, elle lui décocha un violent coup de poing qui acheva de le mette à terre. Elle put alors distinguer au sol une forme noire qui ne tarda guère à se relever et à prendre une position d’attaque. Il paraissait tout de même quelque peu interloqué, ce qui laissa à Oscar le temps de le détailler brièvement malgré l’obscurité. Il était grand, solidement bâti, et surtout tout de noir vêtu : de pied en cap, littéralement, des cheveux très bruns, et oui, sur le visage, un loup ne laissant rien deviner de ses traits.
Quelle ironie : après toutes ces nuits à l’attendre, à le chercher, à le traquer, c’était précisément la seule soirée de liberté qu’elle s’était accordée, alors qu’elle y était le moins préparée, alors qu’elle était venue sans André, qu’il choisissait pour faire son apparition. C’était vraiment à croire qu’il savait tout d’elle et de son emploi du temps.
Soudain, des bruits sur le perron : on venait. Et on venait nombreux. Le Masque Noir jeta un rapide coup d’œil en cette direction et sembla estimer qu’il serait déraisonnable de s’attarder plus longtemps en ces lieux. Agile et rapide comme un chat, il se retourna, enjamba le muret, escalada un parapet et se fondit dans la nuit. Oscar tenta de le poursuivre mais, entravée dans ses mouvements, elle perdit un soulier après quelques pas d’une course effrénée, se prit trois fois les pieds dans ses jupons et accrocha le tissu de sa robe à un branchage. Ses jambes furent retenues par la jupe tandis que le haut de son corps continuait de l’élancer vers l’avant Un bruit d’étoffe déchirée la convainquit de l’inutilité de continuer la poursuite dans ces conditions. Le gredin devait déjà être bien loin. Mais au moins, il n’avait pas emporté les bijoux de sa mère, c’était déjà cela.
Pestant contre elle-même, rageant, déçue et quelque peu désorientée dans cette situation si nouvelle, elle se résolut à s’en retourner chez elle.