Confusions des genres

Chapitre 9 : La plus belle pour aller danser

Catégorie: G

Dernière mise à jour 15/12/2012 16:52

Chapitre 9

La plus belle pour aller danser

 

Tiens-toi droite, mais pas raide. Marche droit, mais pas de grandes enjambées. Dois-je un peu bouger les hanches afin de faire osciller les paniers ? On va dire que non, cela fera une chose de moins à laquelle penser et cela évitera qu’ils gigotent trop. Ces jupes bougent déjà trop à mon gout quand je marche, à croire que cette chose est dotée d’un esprit qui lui est propre.

Et ma voix ? Oh mon Dieu, ma voix ? Dois-je prendre un ton haut perché ? Non, on croira que je me moque de la Reine. Une voix de fausset ? Non, ou bien on réalisera tout de suite que je suis un homme voulant se faire passer pour une femme. Le mieux est que je me taise. De toute façon, que pourrais-je bien dire ? Je n’ai pas d’autres sujets de conversations que ceux dont j’ai déjà discuté cent fois avec Fersen. Quoique... Je pourrais peut-être essayer de parler comme une femme parle à un homme… Mais que dit-on à un homme qui vous plait ? J’aurais du prendre conseil auprès de quelqu’un…

Mais qui ?

Ma mère ? Hors de question. Et puis qu’en saurait-elle ?

La Reine ? Ben voyons… Premièrement elle me pense tout à fait homme. Non que je ne le sois pas, mais enfin… J’imagine le tableau : Madame, puisque l’élu de mon cœur se trouve être un homme, sauriez-vous m’instruire du moyen que les femmes usent dans l’art de la conversation pour faire comprendre à un gentilhomme qu’il ne les laisse pas indifférentes ? Ou bien non, mieux encore : Madame, serait-il indiscret de demander à Votre Majesté de quels mots elle a usé pour faire entendre l’étendue de son amitié à Monsieur de Fersen ? Ceci aurait au moins eu le mérite d’être ciblé ; j’aurais été certaine de ne pas tomber à coté. Sacrebleu, en parlant de tomber, ce satané jupon qui se flanque sous ma semelle. Ah, oui, c’est vrai, attention au langage... Non, ça va ; danger écarté, obstacle évité. Tiens et pourquoi pas plus direct encore ? Madame, auriez-vous la bonté de m’indiquer ce que je dois dire à Monsieur de Fersen pour le ravir au cœur de Votre Majesté ?

Tu divagues, ma pauvre Oscar. Non, MON pauvre Oscar. Mon ? Ma ? Aaaaargh !

Oh non, encore un escalier ! Pourquoi n’ont-ils pas mis la salle de bal de l’opéra en rez-de-chaussée ? Cet architecte devait être misogyne. Bon, alors, récapitulons : je pince les jupes entre le pouce et l’index à mi-cuisses, je relève de quelques pouces, je ne regarde pas mes pieds, je prie pour réussir à ne pas m’emberlificoter les souliers dans les étoffes, je garde la tête droite, le dos droit, je regarde devant moi (oui, bref, au garde-à-vous en somme, me voici finalement en territoire connu) et je monte. Droite mais pas raide, tout en souplesse. Eh bien voilà, ce n’est pas si difficile, en somme. Un jeu d’enfant, même. Le tout est de ne pas perdre le rythme. C’est juste une manière de danse, en quelque sorte…

Auprès de qui d’autre prendre conseil ? Grand-mère ? Seigneur tout puissant, surtout pas ! Elle serait déjà en train de tricoter de la layette !

Et voilà, Oscar venait déjà de faire le tour des femmes de son entourage. Rosalie était partie depuis quelques temps déjà et d’ailleurs, elle n’était qu’une enfant…

Restaient les hommes. Son père exclu, bien entendu. De toute façon, il ne devait certainement rien entendre à ces affaires-là.

Et puis, demande-t-on à un homme le moyen de conquérir l’un d’entre eux ? Quoique ce serait rechercher l’information directement à la source… Mais ils n’auraient pas manqué d’avoir certain émoi quant aux apparentes préférences du colonel. Déjà qu’elle n’était pas très aidée par son physique…

Elle aurait toujours pu faire croire qu’il s’agissait de conter fleurette à une dame… Après tout, homme, femme, pourquoi les manières de courtiser devraient-elles être tellement différentes ? Oui, elle aurait dû tenter cette approche. À condition de s’adresser à quelqu’un de discret. Être assimilé à un jouvenceau peu expérimenté auprès des dames n’aidait pas, dans l’armée, à asseoir son autorité sur ses hommes. Elle déplorait ce fait, les deux n’étant à la lumière de la raison en rien liés, mais quoiqu’elle fut convaincue que ses aptitudes au commandement n’avaient en rien à souffrir de son manque d’expérience personnelle en d’autres domaines, elle ne savait que trop bien qu’il en était ainsi depuis la nuit des temps.

Il lui aurait fallu trouver un homme suffisamment proche pour qu’elle osât lui demander conseil, et suffisamment discret pour qu’il n’en répétât rien au dehors… Mais oui, bien sûr ! Que n’y avait-elle songé avant ce soir ! Girodelle se serait fait un plaisir d’avoir cette conversation d’homme à homme à cœur ouvert avec elle, car en plus d’être un homme, son bras droit et d’une discrétion peu commune, il était son ami.

Seulement à la réflexion, elle ne se souvenait pas avoir déjà vu le lieutenant auprès d’une dame depuis très longtemps. En tout cas pas d’une manière qui suggérât qu’il y eut entre eux quelque intimité de sens ou de sentiment. À moins que… Se serait-il depuis tout ce temps pris d’inclination pour une femme mariée ? Il ressemblerait bien à ce trop honnête et discret gentilhomme de taire ses liaisons illégitimes et de protéger la réputation de la dame qui lui accordait ou ses charmes, ou son cœur. Attitude totalement désuète en cette époque aux mœurs plus… affichées, dirons-nous, et où les liaisons – à l’exception de celles des plus hautes dames du royaume – ne se cachaient plus vraiment. Mais Girodelle était, comme elle-même et comme son père, un homme attaché aux valeurs et mœurs chevaleresques d’une époque qui, à défaut d’être totalement révolue, était pour le moins sur la pente de l’obsolescence. Risquait-elle alors de commettre un impair en osant lui demander conseil ? Ou au contraire serait-il heureux de confier en toute discrétion les grandes lignes de ses intrigues amoureuses – sans nommer qui que ce fût, cela allait de soi – en retour de celles de son colonel ? Elle n’en savait rien. Il y avait donc tout de même quelque inconvénient à avoir un ami trop discret.

Ne restait plus qu’André. Mais parler amour avec André était aussi inconcevable que parler Encyclopédie avec la Reine. Pourtant… Il semblerait que dernièrement… Mais Oscar et André ne se parlaient ni d’aventures charnelles, ni d’affaires de cœur. Toutefois, il aurait peut-être pu lui être de quelque conseil, après tout. Que pouvait-il donc bien conter à sa gourgandine ?

Ventrebleu ! Déjà la dernière marche de l’escalier. Quelques pas et elle ferait pour la seconde fois de sa vie son « entrée dans le monde ». Dans des circonstances bien différentes, cette fois-ci. Et surtout revêtue d’un tout autre uniforme.

Qu’avait dit Grand-Mère, déjà ? Ah oui, le langage… Et elle ne savait toujours pas que faire pour sa voix. De toute manière elle n’avait pas encore trouvé que dire. Le mieux serait de parler le moins possible, cela éviterait les écarts et les problèmes.

Allons Oscar, souplesse, grâce, élégance… elle pouvait y parvenir. Pour Fersen, elle saurait être femme, sacrebleu ! D’ailleurs rien ne saurait être hors de sa portée : elle était un soldat, elle était un officier, et elle était un Jarjayes.

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