Confusions des genres
Chapitre 8 : De la chysalide à l'éphémère
2879 mots, Catégorie: G
Dernière mise à jour 08/11/2016 16:22
Chapitre 8 - De la chrysalide à l’éphémère
– André, ne penses-tu pas que le Masque Noir ait appris que nous l’attendions ? Cela expliquerait sa soudaine discrétion depuis plusieurs jours…
– Hmm… Pardon, tu disais…?
Ils étaient installés sur la terrasse, elle assise à table buvant une tasse de chocolat, et lui contemplant le parc, tournant le dos à Oscar. Les yeux dans le vague, il rêvassait – ou somnolait debout, il ne savait plus très bien. Le soleil qui était déjà haut dans le ciel lui envoya ses rayons droit dans les yeux tandis qu’il s’étirait pour se réveiller tout à fait.
– Tu sais Oscar, je n’ai rien contre les bals en temps habituel, mais pas tous les soirs. Ça devient lassant à force.
– Eh bien rassure-toi, tu as quartier libre ce soir, lui répondit-elle. Tu vas pouvoir te coucher tôt, ajouta-t-elle ensuite.
Était-ce un soupçon d’ironie mêlée d’amertume qu’il décela dans cette dernière saillie ? Le fait était pourtant qu’il avait en effet bien du sommeil en retard, et cependant il formulait déjà des projets intéressants pour sa soirée à venir. Et apparemment, Oscar s’en doutait et semblait le lui reprocher, à en croire la légère pique qu’elle venait de lui lancer. Se pourrait-il qu’elle soupçonnât…?
En tous les cas, elle semblait résignée à faire une pause dans sa poursuite du Masque Noir, et André en était ravi. D’autant plus qu’elle non plus n’avait pas beaucoup dormi ces derniers temps. Elle avait sans doute enfin senti qu’elle avait besoin de récupérer et qu’un peu de repos s’imposait, seulement cette tête de mule ne l’admettrait jamais. Ainsi donc, sous couvert de permettre à André de rattraper le sommeil qu’il avait en retard, elle se ménagerait elle aussi, et tout ceci en ne se donnant point l’impression de baisser pavillon. Si cela permettait à Oscar de prendre le repos dont elle avait besoin, André était plus qu’heureux de lui servir d’alibi.
À moins que… Reviendrait-elle sur son idée et abandonnerait-elle le dessein d’arrêter elle-même le Masque Noir ? Ce serait une bonne nouvelle pour André. Regrettait-elle de s’être enflammée trop vite ? Avait-elle quelques doutes ? Était-elle revenue sur sa décision ? Mais cela ressemblait fort peu à Oscar de Jarjayes. André décida de tâter le terrain.
– À propos, Oscar, crois-tu qu’il soit vraiment indispensable de capturer le Masque Noir ? Après tout, il n’a jamais blessé personne et tout au plus ne fait-il que prendre un peu à ceux qui ont trop pour le redistribuer à ceux qui en ont cruellement besoin…
– Un voleur reste un voleur, André, et je m’étonne que tu poses une telle question.
Raté pour ce qui était d’une remise en question de la part d’Oscar de Jarjayes. Elle qui était un entre-deux humain s’accrochait à l’idée que le monde l’environnant était toujours ou tout noir, ou tout blanc. Qu’il devait être reposant de vivre avec sa vision du monde ! Voir une frontière nette entre les choses, entre les gens, entre leurs rôles, entre le bien et le mal, entre la gauche et la droite, entre ceux qui naissaient parmi la noblesse et ceux qui naissaient parmi le tiers. Se dire que ce qui n’entrait pas dans la première des deux catégories était forcément dans l’autre. Et surtout, surtout, éviter de se poser des questions.
Mais pourtant tu le sais bien Oscar, toi qui es une femme et qui vit comme un homme, toi qui te veux homme mais as un corps de femme, toi dont les élans amoureux ont fait un choix de femme tandis que tu t’accrochais à ton identité d’homme, que les choses ne sont pas toujours si tranchées, que les frontières sont mouvantes et floues, que rien n’est figé. Que l’on peut être tour à tour une chose et son contraire, que le monde n’est pas tout noir ou blanc, mais un immense et infini nuancier…
Oui, toi dont même le cœur est celui d’une femme bien que ton esprit s’y refuse, tu es un de ces entre-deux dont tu veux nier l’existence pour mieux te raccrocher à quelque chose de sûr, à ce que tu connais, à ta vie si bien réglée et ordonnée d’homme et de soldat. Mais ouvre les yeux Oscar, tout n’est pas ou laid ou sublime, et ainsi qu’il y a une multitude d’âges entre l’enfant et le vieillard, de même il y a une infinité de nuances entre le géant et le nain, entre le troupier et le général, entre le richissime et le miséreux, entre l’ignare et l’érudit, entre le blanc et le noir. Entre l’homme et la femme ?
Un voleur reste un voleur, soit. Mais alors, une rose reste une rose. Qu’elle soit rouge ou blanche, ou de l’une des innombrables nuances de rose existant entre ces deux couleurs, une rose reste une rose, mon Oscar. Et tu ne parviendras jamais à être heureuse tant que tu n’accepteras pas de le reconnaître.
En attendant, André se dit qu’il allait pouvoir reprendre les choses sérieuses le soir même. Où était le rendez-vous déjà ce jour-là ? Ah, oui, ça lui revenait.
o ~ o ~ o
Grand-mère avait été fébrile toute la journée, s’agitant, courant en tous sens, et même gloussant comme une gamine de temps à autres. André se demandait quelle mouche avait bien pu la piquer. En parlant de piquer, elle avait dévalé l’escalier avec ses aiguilles et tout son nécessaire à couture dans les mains, toute guillerette et excitée comme une jeune fille juste avant son premier bal. D’ailleurs, elle semblait même avoir rajeuni de dix ans. Il ne savait ce qu’elle et Oscar tramaient depuis le matin, mais si cela rendait sa grand-mère si joyeuse, il faudrait qu’il en remercie son amie.
– Des années que j’attendais ce moment, s’exclama Grand-Mère. Ma patience a été récompensée. Enfin ! Le Seigneur a entendu mes prières.
– Que se passe-t-il donc, Grand-Mère ? demanda André.
Mais elle avait déjà disparu à l’étage. Il perçut quelques bribes de conversation :
– C’est impossible, Grand-mère, vous vous êtes trompée de taille, c’est bien trop petit ! Voyez comme ça serre…
– Ne dites pas n’importe quoi ! Je sais ce que je fais, c’est loin d’être la première fois. Je m’y connais bien mieux que vous !
– Mais il est impossible d’avaler quoi que ce soit avec ce corps baleiné, l’estomac est complètement…
– Taisez-vous maintenant, et cessez de respirer je vous prie, ou bien je n’y parviendrai pas.
– Cesser de resp… ?
Que faisait donc Grand-mère à Oscar ? Peut-être son amie avait-elle besoin qu’il vienne à sa rescousse ? Il tendit l’oreille : non, plus rien, aucun appel au secours. Puis il entendit à nouveau sa grand-mère :
– …à la française, je présume, pour une telle occasion ? Avec paniers à coudes ?
– JE M’EN FICHE !
Il n’en entendit pas davantage. Que manigançaient-elles toutes les deux ? Bah, il le découvrirait bien tôt ou tard. En attendant, il fallait qu’il se prépare. Il devrait partir sans tarder s’il voulait éviter d’être en retard.
– ANDRÉ, appela Grand-Mère. Viens voir ! Mais viens donc voir, allez, plus vite !
– Voir quoi, Grand-Mère ? interrogea-t-il en montant nonchalamment les premières marches de l’escalier.
– Mais, la robe d’Oscar, bien sûr ! Allons, viens !
– La… PARDON ?
Robe ? Elle avait bien dit « robe » ? Non, il avait mal entendu. Il interrompit tout net son ascension.
– OUI, repris Grand-mère sans presque reprendre son souffle, Oscar m’a enfin demandé ce matin de lui retoucher une des anciennes robes de bal de ses sœurs. N’est-ce pas merveilleux ?
Merveilleux ? Pas vraiment, pensa immédiatement André. Non, vraiment, « merveilleux » n’était pas le premier mot qui lui venait à l’esprit. Alors c’était donc cela, ce soudain et étonnant quartier libre pour ce soir ? Oscar voulait se rendre à un bal EN ROBE, et SANS LUI ? Quel cauchemar ! Son Oscar allait porter une robe pleine de froufrous et danser avec des hommes ? Ce n’était là pas du tout ce à quoi il pensait lorsqu’il songeait qu’Oscar devrait s’accepter femme pour pouvoir un jour être véritablement heureuse.
– André, que fais-tu espèce de vaurien, appela Grand-mère en descendant l’escalier. Viens voir mademoiselle Oscar, te dis-je !
– Pas question, ne comptes pas sur moi !
– Je te dis d’aller la voir, reprit-elle en lui empoignant vivement le bras (Aïe ! quelle force pour son âge, se dit-il) et le forçant à se retourner.
Oscar en robe, pensa-t-il soudain, tentant d’imaginer le résultat. Quelle idée burlesque ! Elle aura l’air d’un épouvantail ! Oscar habillée en fille ? On aura tout vu ! Elle paraîtra travestie… Ce n’était pourtant pas Mardi-Gras !
Étouffant un ricanement, pouffant, il reprit son ascension de l’escalier tandis que paraissait Oscar en haut des marches.
Mon Dieu, quelle apparition ! Divine, irréelle, superbe, irradiant de beauté ! André en reçu comme un choc. Venait-il d’encaisser un coup de poing au ventre ? Pourtant non. Mais quelque chose dans sa poitrine s’emballa et cogna à toute vitesse, et comprimait sa gorge. Il en eut le souffle coupé. Les mots lui manquaient.
– Tu… tu es vraiment splendide, réussit-il tout de même à bredouiller misérablement.
– Tu trouves ? lui demanda-t-elle.
Était-ce une illusion de ses yeux éblouis ou bien avait-elle légèrement rougi à son compliment en guettant une confirmation de sa part ? Il se sentait comme flotter au dessus du sol, ne sentait plus ses jambes, et surtout ne pouvait plus la quitter des yeux, comme fasciné.
– Bon, ce n’est finalement pas si mal de s’habiller ainsi une fois dans sa vie, admit Oscar de moins mauvaise grâce qu’elle l’aurait voulu. Mais pas un mot à mon père, bien entendu.
Cela allait de soi. Le général ne pouvait pas imaginer son fils en robe de bal, le pauvre homme en ferait un accès d’apoplexie. Et Oscar le paierait très cher.
André sortait à peine de son éblouissement lorsqu’elle reprit son chemin vers l’escalier. Or elle n’avait pas fait deux pas qu’elle bascula en avant, se retourna, lâcha un tonitruant « foutredieu ! », se raccrocha à la colonnade et se retrouva au sol, sur son séant, les paniers de la jupe relevés au niveau de sa taille. André s’esclaffa. Il pensa immédiatement à une tortue retournée sur sa carapace. Comment pouvait-on être à la fois aussi ridicule et aussi jolie ? Aussi grotesque et aussi belle ?
– Grrrr ! C’est vraiment la première et la DERNIÈRE fois que je m’habille ainsi, s’écria-t-elle avec rage et frustration.
André étouffa un petit rire attendri et se précipita pour l’aider à se redresser. Elle se releva avec aussi peu de grâce que possible, tandis que dans un froncement de sourcil désapprobateur Grand-Mère lui lançait :
– Faîtes attention à votre langage, pour l’amour du ciel ! Et il faut descendre en tenant les jupes, mon enfant !
Oscar empoigna une bonne quantité de tissu des deux mains au niveau de chaque genou, releva le tout d’une bonne coudée et se pencha pour regarder le résultat : ses grands pieds chaussés d’élégante mules brodées apparurent alors, ainsi que ses bas jusqu’à mi-mollet.
– DÉLICATEMENT, Oscar ! Et ne vous voutez pas. Pincez la jupe entre le pouce et l’index, juste au niveau des cuisses. Ne la relevez jamais plus haut que la cheville !
Suivant ces judicieux conseils pour descendre l’escalier, Oscar se redressa, raide comme un piquet, à l’image de l’attitude qu’elle prenait lorsque sa compagnie était passée en revue. Puis elle s’avança à grandes enjambées vers la porte d’entrée avec la grâce d’un dragon de cavalerie se rendant à la taverne. André étouffa un autre rire. Elle était décidément irrésistible avec ce mélange de ridicule gaucherie et de beauté stupéfiante. Quelle femme ! Sa démarche militaire alliée à sa splendeur absolue faisait un mélange étrange et inoubliable, et la curieuse disharmonie entre la toilette et l’attitude avait pour lui un charme secret auquel il savait ne pouvoir échapper.
Décidément, Oscar de Jarjayes était une femme unique au monde, et cette femme montait présentement en voiture pour se rendre à son premier bal sans lui.
– Tu comprends mon petit, lui glissa alors Grand-Mère en guise de consolation, nul ne doit la reconnaître ce soir. Alors, comme chacun sait que tu es le valet du colonel de Jarjayes, il vaut mieux qu’on ne te voie pas avec elle ce soir.
Mais, se dit André, même ceux qui pensaient le colonel de Jarjayes entièrement homme étaient aveugles s’ils ne reconnaissaient pas la perfection de ces traits, l’or de ces cheveux, ces yeux si clairs et cette tournure martiale. Mais ces gens étaient véritablement aveugles, car aucun d’entre eux n’avait encore remarqué quelle femme exceptionnelle ils côtoyaient, sans quoi le général de Jarjayes aurait depuis bien longtemps eu des armées de prétendants à repousser pour continuer à entretenir les apparences qui avaient forgé la vie de son fils.