Confusions des genres

Chapitre 7 : Cheminements

Catégorie: G

Dernière mise à jour 13/12/2012 07:22

Chapitre 7

Cheminements

 

Une soirée de plus à traquer le Masque Noir en vain, pensa-t-elle tandis qu’ils regagnaient leur demeure. André devait certainement être en train de se faire la même réflexion.

Quoique traquer ne fût malheureusement point le mot juste. Non, attendre en serait un qui eût mieux convenu à leur pitoyable tentative. Et cet attentisme n’était pas du tout du goût d’Oscar. Mais ils ne disposaient hélas point d’autres moyens pour ne serait-ce que le rencontrer : écumer les bals en espérant qu’il daigne enfin faire une apparition lors de l’une de ces réjouissances, fréquenter assidument les soirées jusqu’à ce qu’il condescende enfin à croiser leur route.

Dans cette partie, il était indéniablement en position de force tandis qu’eux tentaient d’avancer en aveugle, et cela déplaisait souverainement à Oscar. D’ailleurs, en aveugle ou non, ils n’avançaient pas du tout. Elle l’attendait à un endroit, il frappait à un autre. Ou bien après qu’elle soit partie. Ou encore les soirs où elle était de service. À croire que ce bandit connaissait ses projets et son emploi du temps à l’avance !

À bien y réfléchir, il n’agissait certainement pas seul : ne serait-ce que pour lui permettre de s’enfuir aussi vite après ses larcins, un acolyte devait surement rester dans l’ombre à garder son cheval, prêt à l’action. Et à lui prêter main forte le cas échéant. Un acolyte qui s’assurait que les grilles resteraient ouvertes, qui préparait une diversion au cas où, qui brouillait les pistes… Du moins serait-ce ainsi qu’elle et André procèderaient dans l’improbable hypothèse où leur prendrait la fantaisie de se livrer à ce genre d’activité.

Non, décidément, le Masque Noir ne pouvait être un homme seul. Ils devaient être plusieurs. Ne serait-ce que pour glaner tous les renseignements utiles à la préparation de leurs larcins : chez qui y avait-il bal, par où pénétrer dans les demeures, par où en ressortir rapidement et sans laisser de traces… à bien y réfléchir, cette idée d’un domestique se retournant contre ses maîtres et leurs fréquentations, comme elle l’avait entendu en surprenant quelque commérage de cour, semblait plutôt cohérente bien qu’elle répugnât à l’admettre.

Peut-être même pouvait-il également lui servir d’alibi afin d’écarter les éventuels soupçons : un soir on se montre à ses proches ou passe la soirée dans quelque taverne devant témoins, s’assurant par son comportement de se bien faire remarquer, tandis que le Masque Noir frappe à l’autre bout de Paris ou à Versailles. Nul n’ayant le don d’ubiquité, on ne saurait accuser d’être le mystérieux bandit ayant dévalisé un hôtel particulier de Versailles une personne dont plusieurs témoins peuvent attester qu’elle a passé toute la soirée avec eux au même moment à Paris. Imparable stratégie.

Décidément, ce Masque Noir l’intriguait de plus en plus. André, lui, ne semblait pas partager sa ferveur à le traquer. Mais il la suivait, comme il l’avait toujours fait. Il l’avait suivie jusqu’à Saverne, malgré son affection pour Rosalie, à la poursuite de la sœur de celle-ci. Il l’avait toujours suivie dans ses missions, dans ses voyages à Arras, et dans ses coups de tête. À la réflexion, jamais elle ne s’était enquise des siens. Mais quelle idée ! André n’avait pas de coups de tête, aucune marotte, nulle lubie ne s’emparait de son esprit. Il était calme et posé, lisse et sans passions. Comme ce devait être reposant d’être lui ! Ne s’encombrer l’esprit de rien, se contenter de suivre le vent qui souffle, comme la feuille morte qui tombe ou la plume qui vole… Ce caractère doux, paisible et dépassionné faisait de lui le meilleur ami qu’elle aurait pu avoir : il n’hésitait pas à la suivre, et ce sans (presque) trop objecter. Tout au plus protestait-il pour la forme, mais tous deux savaient bien qu’au final ils feraient généralement ce qu’elle avait dès le début décidé de faire.

À tes ordres, Oscar… Pourquoi repensait-elle à cela, tout d’un coup ? Il était vrai que le comportement dont André faisait montre dernièrement ne correspondait plus tout à fait à ce portrait de l’André de leur jeunesse. Lui qui passait auparavant tout son temps libre avec elle disparaissait maintenant des soirées entières – en tout cas lorsqu’elle ne le traînait pas de bals en représentations à l’Opéra. Lui dont elle savait tout lui cachait maintenant quelque chose. Lui que nulle foucade n’effleurait jamais lui répondait parfois vertement lorsqu’elle s’enquérait de ses sorties. Lui que nulle passion n’avait jamais agité avait désormais quelque activité, centre d’intérêt ou obsession si importante qu’il ne la partageait pas avec elle. Lui que nulle tocade n’avait détourné de son devoir restait à contempler une jeune fille au lieu de guetter le bandit qu’ils attendaient. Et, comble du comble, lui que nulle fredaine n’était venue détourner des convenances lançait presque des œillades à une dame de l’aristocratie. Impensable ! Il devait y avoir une autre explication à tout cela !

D’eux deux, c’était elle qui avait des coups de tête, elle qui avait des coups de cœurs, elle qui s’enflammait soudain pour une cause. André tempérait. Les rôles étaient clairement établis. C’était l’ordre des choses. Il en avait toujours été ainsi, il en serait toujours ainsi, et cet ordre des choses convenait parfaitement à Oscar. Que se passerait-il s’il devait changer ? Comment réagirait-elle ? Qu’adviendrait-il d’elle ? Qui la tempèrerait ? Leur monde avait très bien fonctionné ainsi jusque là, l’ordre des choses n’était pas fait pour être bouleversé.

André, un coup de tête ? André, un coup de cœur ? Allons… Il était bien plus sage qu’elle, qui se laissait obséder par un voleur masqué ou qui s’enflammait pour le bien-aimé de la Reine de France !

Fersen… elle l’avait croisé à quelques uns de ces bals… Depuis son retour des Amériques, après avoir brièvement envisagé de s’en retourner dans son pays, il l’avait revue, elle… et ses projets de retour en Suède s’étaient envolés. Lors de ces bals, il avait discuté avec elle, d’ami à ami, et s’était rouvert à elle, d’homme à homme, de son désarrois à aimer une femme interdite et inaccessible. D’homme à homme…

Elle aurait tant voulu qu’il lui parlât d’homme à femme. Pourquoi fallait-il donc qu’il lui fit cet effet ? Qu’avec lui elle voulût être femme ? Qu’elle voulût qu’il la vît comme une femme ? Qu’il fût le seul pour qui elle souhaitât être femme ?

Et surtout, pourquoi fallait-il donc qu’un tel homme existât ? Qu’existât au monde un homme qui lui donnât envie d’être femme ? Elle qui était homme jusqu’au bout des doigts, sans nul doute, sans conteste, pourquoi donc avait-il fallu qu’un homme vînt bouleverser tout ce bel ordre, vînt la faire douter de ce qu’elle était, de ce qu’elle ressentait ? Vînt mettre son esprit sens dessus dessous ? Extérieurement, elle était toujours le froid, raide, ferme, droit, sévère et imperturbable Colonel de Jarjayes, dont le monde était simple, la vie faite d’ordres à donner et à recevoir, d’obéissance et surtout pas de questionnements. Intérieurement

Intérieurement régnait la confusion la plus absolue, une pagaille sans nom, un désordre indicible, le chaos total lorsqu’elle pensait à Hans Axel, Comte de Fersen, sujet de Sa Majesté le Roi Gustave III de Suède, mais plus encore de Sa Majesté la Reine de France.

Et ce soir encore, elle avait vu cet homme faire galamment et courtoisement danser les plus jolies dames qui soient, il leur avait tenu la main, ses doigts avaient parfois effleuré leur dos, la peau nue de leurs avant-bras avaient eu le contact de celle de sa main… elle en avait presque frissonné par procuration. Se rendaient-elles seulement compte de la chance qu’elles avaient ? Éprouvaient-elles seulement le moindre frisson à ce divin contact ? Appréciaient-elles ces instants à leur juste valeur ? Si elle était à leur place, il était bien certain que ce serait l’un des moments les plus inoubliables de sa vie : être dans les bras de Fersen… partager une danse avec lui… être vue et traitée en femme par lui…

Mais bien qu’il fût l’un des seuls à connaître son secret, Oscar ne savait que trop qu’à ses yeux à lui elle était homme. Un homme juste un peu différent physiquement des autres hommes. Un homme auquel il s’adressait au féminin, certes, mais pas une femme.

Oui, vraiment, pour la première fois de sa vie, Oscar François de Jarjayes souhaitait ne pas être totalement homme… l’espace d’un instant.

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