Les petites histoires de Lady Oscar
Le calme était revenu après la tempête. Les oiseaux chantaient, le soleil brillait haut dans le ciel et la chaleur devenait étouffante. Seule une douce brise venait rafraîchir légèrement l’atmosphère qui était tout de même pesante. Au château des Jarjayes, les rideaux étaient tirés, les volets clos, on ne cherchait pas à voir la lumière du jour. Le général peinait à réconforter son épouse, chamboulée par l’annonce de la mort de leur dernière fille, la veille, à la Bastille. Restant à ses côtés, la gardant précautionneusement serrée contre lui et caressant instinctivement ses cheveux, Rainier de Jarjayes ne voulait pas laisser Louise s’éloigner de lui. Son regard vitreux et sa gorge nouée trahissaient son émotion, qu’il tentait tant bien que mal de cacher afin d’être l’homme fort que Louise avait épousé.
Seuls dans leur lit et après avoir longuement réconforté sa femme qui tomba de sommeil, il se retrouva seul avec lui-même, l’amenant à songer à sa benjamine, avec regret. Il se souvint du jour de sa naissance, ce 25 décembre 1755. Lorsque ses filles aînées ont couru vers lui pour lui dire que leur mère était prise de contractions, il s’était précipité vers leur chambre. Là, on lui avait interdit l’accès car le travail avait déjà bien avancé ; il lui était impossible d’être aux côtés de Louise, pour la soutenir, pour l’encourager, et pour voir le visage de son sixième enfant. Un garçon, il fallait que ce soit un garçon, surtout après cinq filles. Comme à tous les accouchements de Louise, le général était angoissé à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à sa femme ou à son bébé. Il ne pouvait pas non plus nier qu’il craignait également l’annonce du sexe. C’est ainsi qu’il s’était surpris à prier bien fort, en patientant non sans excitation. Faisant les cent pas à en donner le tournis à quiconque se trouvait avec lui, haletant, il s’impatientait. Lorsqu’il perçu un pleur, il soupira de soulagement d’autant plus que celui-ci était vif, clair et fort ; il ne ressemblait en rien à celui de ses précédentes filles : c’était un garçon !
Quand il vit Grand-mère approcher avec le nourrisson enveloppé dans une couverture soigneusement tricotée et brodée de la main de son épouse, son cœur s’accéléra, attendri face au visage du bébé. Sans attendre, il saisit le nouveau-né, plaçant son index dans le poing de celui-ci, ressentant une émotion semblable à celle de chaque naissance de ses filles. Quand Grand-mère lui annonça qu’il s’agissait d’une petite fille, une merveilleuse petite princesse, la déception s’empara de lui. Pourquoi fallait-il donc qu’il ne fasse que des filles à sa femme ? Comment se pouvait-il qu’il soit aussi incapable ? Il n’avait pas le choix, il devait faire d’elle un homme, même si cette idée ne le rendait pas si serein. Oscar était née, et Oscar serait un homme. Mais Oscar était une femme, et cette stupide décision l’avait conduite à la mort.
Avoir une fille, une p’tite opale
Deux yeux qui brillent, une peau si pâle
Dans le noir de la chambre parentale, l’image d’Oscar illuminait l’esprit du général. La douleur s’empara de lui quand il constata la beauté de sa fille. Il ne savait plus s’il lui avait déjà fait remarquer ses traits fins et délicats, ses grands yeux bleus pétillants de vivacité et son teint remarquablement blanc. Elle n’avait rien à envier aux femmes de la cour, même ses autres filles lui paraissaient être plus superficielles à côté d’Oscar. Avec le recul, Rainier regrettait d’avoir imposé à Oscar de devoir se comporter et s’habiller comme un homme. Par le biais de Louise, dans ses pleurs, il avait su que sa benjamine avait déjà porté une robe et qu’elle avait peur qu’il ne l’apprenne. Cet aveu le blessa : ainsi sa fille avait peur de se dévoiler telle qu’elle était vraiment, devant lui ? Dieu, qu’il aurait aimé la voir, constater par lui-même la déesse qu’Oscar était. Selon lui, elle était parfaite. Une taille fine, un port de tête gracieux, des formes cachées mais qu’il savait être généreuses… Qu’avait-il fait ? Pourquoi avait-il forcé Oscar à se cacher de ce qu’elle était vraiment ? Il avait gâché ses chances de faire d’elle une grande dame. Maintenant qu’elle était partie, il ne pouvait plus rien faire pour changer les choses. Seul le souvenir et le portrait qu’elle avait fait faire sur la fin de sa vie allaient désormais le hanter.
Avoir une fille, c’est faire une femme
Une p’tite virtuose, avant ses gammes
Le général n’avait peut-être pas fait d’Oscar une demoiselle, en attendant il avait fait d’elle un soldat, respectée et aimée de tous. Aucune autre personne ne maniait l’épée aussi bien qu’elle, le surpassant lui-même. Avec l’arrivée de Marie-Antoinette en France, elle était parvenue à obtenir le poste le plus imposant et important à la garde royale : général. Il lui était impossible de ne pas être fier de ce qu’elle avait accompli, même lorsqu’Oscar prenait des décisions insensées. Bien entendu, quand elle avait quitté les gardes royales pour devenir commandant des gardes françaises, il n’était pas ravi de ce déclassement, d’autant plus que cela lui avait complètement retourné le cerveau. L’amertume envahit le général en pensant que sa fille était morte en luttant pour le peuple et contre la royauté ; ces gardes françaises l’avaient rendue folle. Il le savait, si elle n’avait pas pris cette décision absurde de laisser son poste de général aux gardes royales, elle serait encore avec eux et la douleur n’existerait pas.
Avoir une fille, un cœur de sable
Cadeau de Dieu, cadeau du Diable
De fil en aiguille, le général de Jarjayes commença à amener ses pensées vers ses cinq premières filles. Bien entendu, elles n’étaient pas moins importantes à ses yeux, il s’agissait tout de même de la chair de sa chair. Malheureusement, être démonstratif n’était pas dans les habitudes du militaire, puisqu’il préférait se cacher plutôt que de dévoiler ses sentiments ; il était nécessaire de garder la face et ce visage froid et dur pour se faire respecter. Les souvenirs qu’il possédait avec elles étaient peu nombreux mais toujours intenses : il avait en mémoire le jour de leur naissance comme si elles s’étaient produites la veille. Il se remémorait les moments où, quand il avait un peu de temps, il jouait avec elles, les faisant monter à cheval ou les emmenant pique-niquer. Avoir une fille était un véritable cadeau du ciel, cela lui donnait l’impression d’avoir des copies de son épouse tant aimée. D’un autre côté, c’était une offrande empoisonnée. Loin de lui le bonheur de marier ses cinq premières filles alors qu’elles avaient à peine quinze années, et qui plus est, à de parfaits inconnus. La crainte qu’elles ne soient pas heureuses ou pire, maltraitées le dévorait de l’intérieur. La vie était ainsi, il fallait marier les filles jeunes, simplement pour des histoires d’alliances entre familles, ce qu’il tenait en horreur. Avait-il fait d’Oscar un jeune homme pour lui épargner le même destin ? Inconsciemment, il aurait désiré garder sa dernière enfant auprès de lui pour ne pas avoir à revivre une séparation précoce avec sa fille… Les suppositions tournaient dans la tête de Rainier, signifiant une longue remise en question tardive…
Avoir une fille, c’est faire un crime
Où le coupable, est la victime
Le général pouvait émettre de nombreuses hypothèses sur ses agissements sans trouver de réelles réponses fiables. Malgré tout, il y avait une chose dont il était sûr : avoir une fille restait une expérience merveilleuse. Après la naissance d’Oscar, il avait eu un peu de rancœur envers Louise ; ne parvenant pas à cacher sa déception, il s’en était pris à sa femme, indirectement. Six filles, c’était signer l’arrêt de mort de la famille Jarjayes, la fin d’un nom et d’un titre de prestige. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il aurait retenté une dernière fois d’avoir un héritier masculin, sauf que le médecin avait été formel : cela aurait été trop éprouvant pour sa tendre épouse et il aurait pu la perdre. Louise était toute sa vie, elle était la mère de ses filles, il s’était battu pour l’obtenir et elle, en contrepartie, s’était démenée, en vain, pour lui offrir son garçon tant attendu. Il ne pouvait que la remercier pour ce dévouement sans limites et pour les risques qu’il lui avait fait subir sans même s’en apercevoir. Il ouvrait les yeux, commençant à considérer qu’il était chanceux d’avoir pu avoir six magnifiques filles, de les avoir éduquées et de leur avoir offert un excellent cadre de vie.
D’autres ne parvenaient pas à avoir d’enfants, certains hommes perdaient leur épouse en couche, ou alors les familles étaient si vastes que les parents ne réussissaient pas à nourrir toute leur tribu. Tandis qu’il s’était longuement positionné en victime, il se rendit compte qu’il était coupable de ridicules pensées, qui ont fait voler la vie d’Oscar en éclats.
Avoir une fille…
Elle est ma vie,
Elle est mon sang, elle est le fruit
De mes 20 ans, et je maudis tous ses amants
Elle est ma vie, elle est mon sang
Et je maudis tous ses amants
La douleur de la séparation avec ses filles étreignait toujours son cœur de père. Quand il dût doter chacune d’entre elles et les donner en épousailles à un jeune homme qu’il connaissait à peine, il maudissait cette vie de noble. Il n’avait pas le choix de le faire, sinon il aurait dû les envoyer au couvent, ce qu’il ne désirait pas : ses princesses avaient chacune un potentiel, l’une pour la couture, l’autre pour la peinture (cela devait être de famille), une autre pour la musique, pendant que l’avant dernière était douée pour la philosophie et la littérature. Le couvent aurait gâché leur vie, ce qui était inconcevable pour le général. Elles avaient été mariées jeunes, ont quitté le château alors qu’elles devenaient tout juste des jeunes femmes, eurent des enfants tôt. Ce que Louise ignorait, c’était les menaces que son époux avait proférées auprès de leurs maris : ils n’avaient pas intérêt à maltraiter leur femme, sans quoi ils auraient été provoqués en duel. Par chance, aucune n’avait l’air de se plaindre ; elles paraissaient même heureuses dans leur petite vie tranquille.
Seule Oscar évoluait différemment, il n’allait pas la marier et il le savait. Cela le rassurait, même s’il n’était pas dupe et voyait les regards qu’André lançait à sa benjamine. Il n’ignorait pas l’amour qu’il lui portait, ses regards d’homme transi, il les connaissait par cœur. André n’avait jamais traité Oscar comme un homme, malgré ses nombreuses remontrances ; tomber dans les bras de sa dernière-née était un passage obligé. Même sur ce point, le général avait échoué et sa fille commençait à partir. D’un autre côté, quel autre homme aurait pu mieux convenir à Oscar qu’André ? Ils se connaissaient depuis l’âge de neuf et dix ans, ils avaient fait leurs armes ensemble, étaient toujours fourrés l’un avec l’autre. André était le meilleur pour Oscar, toujours à la protéger et prêt à sacrifier sa propre vie pour elle, étant même prêt à tuer le général pour le bonheur de sa fille. Nul ne pouvait douter de son amour, qui, à la fin, était réciproque selon les dires de certaines personnes. Oscar était morte d’amour pour André, qui avait su se sacrifier pour la sauver.
Avoir une fille, c’est trembler de peur
Qu’elle se maquille, pour un menteur
Le détail qui choqua et surprit Rainier de Jarjayes, était d’apprendre qu’Oscar avait porté une robe, s’était laissée coiffer et maquiller, pour aller à un bal. Son Oscar, cela avait-il seulement été réel ? Il s’enquit tout de suite d’en connaître la raison, ce qui le surpris davantage. Oscar aurait-elle donc eu des sentiments pour le comte Axel de Fersen ? Ce mystérieux suédois dont tout le monde parlait à la cour ? Le même qui entretenait une liaison avec la Reine Marie-Antoinette ? Ce fait l’étonna, cela ne ressemblait pas à Oscar, elle qui maudissait les froufrous et la dentelle ! Pensait-il pouvoir éteindre les sentiments et les émotions de sa fille, en faisant d’elle un homme ? Quelle ineptie ! Même les hommes possèdent des sentiments, jamais il n’aurait pu éviter une pareille situation : Oscar restait humaine, elle devait vivre de telles expériences. L’amour, on ne le choisit pas, et parfois il faut en souffrir. De ce qu’il comprit, c’est ce qu’il s’était passé. Oscar avait fui, avait paniqué et n’avait pas su quoi faire. Déroutée par de tels sentiments, elle n’avait pas trouvé un autre refuge que dans l’alcool et la bagarre. Bon sang, qu’il aurait aimé être à ses côtés pour redresser sa tête, essuyer ses larmes et lui dire de remonter en selle, que cela n’était rien, qu’elle était forte et qu’elle allait réussir à se relever. Les hommes savaient briser le cœur des femmes, même lui l’avait fait avant de rencontrer Louise.
Avoir une fille, c’est plus jamais
Traiter les femmes, comme je l’ai fait
Sa rencontre avec son épouse était un don véritable. Avec un simple regard, elle avait fait battre son cœur à la chamade dans sa poitrine, il était incapable de réfléchir tant elle envahissait ses pensées. Ce désir de la posséder corps et âme le bouleversait, lui qui n’avait jamais été en proie à de pareilles émotions. Louise n’était pas sa première expérience, il avait déjà eu l’occasion de passer du bon temps avec des courtisanes voire des prostituées. Elles étaient à l’origine de son éducation d’ordre sexuel, et malgré leur beauté, jamais il ne s’était attaché à l’une d’entre elles. Selon lui, elles avaient beau posséder la beauté physique, elles n’en restaient pas moins quelconques, sans véritables atouts. Des jeunes femmes, sans expérience, étaient tombées d’amour pour lui : il les accepta avant de les jeter, n’éprouvant pas le moindre désir de faire d’elle des épouses potentielles. Le général remarqua à quel point il avait pu jouer avec ces pauvres filles, et que son regard de père changeait la donne : lui-même aurait été furieux de voir ses progénitures se faire traiter de cette manière. Il regretta son comportement d’antan. Tout avait changé quand Louise était entrée dans sa vie, il l’avait épousée et était devenu le père de six beautés. Ce n’était qu’au moment où il avait tenu Hortense dans ses bras, qu’il avait compris ce qu’était respecter une femme : son épouse avait porté cette petite puce pendant neuf mois, sans jamais se plaindre avant de subir des contractions pendant des heures et mettre au monde son enfant. La sensation qui lui enserrait le cœur était qu’il avait peur de ne pas pouvoir être capable d’aimer assez et de protéger sa fille.
Avoir une fille, je hais les hommes
Et leurs regards,
Je sais leurs ruses
Et leurs victoires
Le père d’Oscar n’ignorait pas qu’il jetait sa fille dans la fosse aux lions en faisant d’elle un homme. En effet, il connaissait le sexe masculin sur le bout des doigts, il était tout à fait conscient que celui-ci pouvait représenter un réel danger pour elle, si sa véritable identité venait à se faire connaître. Par chance, il était parvenu à lui faire intégrer la garde royale : de cette manière, Oscar pouvait être en sécurité avec des hommes ayant fait leurs classes à l’Ecole des Officiers et ayant, pour la plupart, une excellente éducation. Ainsi, même s’ils avaient su son sexe, ils lui auraient fait part de leur respect envers elle. Néanmoins, Rainier n’avait pas pu s’empêcher de demander à André de la suivre, pour la protéger au cas où les choses tourneraient mal mais également parce qu’Oscar et lui étaient inséparables, elle aurait été malheureuse sans son meilleur ami. Tout pendant qu’elle travaillait au service de la Reine et montait en grade, faisant la fierté et honneur au général, il n’avait aucune crainte à avoir. Son évolution à la cour était une bénédiction pour tout le monde, enfin, c’était ce qu’il pensait.
Lorsqu’il sut qu’Oscar quittait la garde royale et avait été rétrogradée aux gardes françaises, sa colère était si forte que même Louise avait du mal à l’apaiser. Il n’avait pas seulement ressenti de la déception, c’était la peur qui le prenait aux tripes. Les hommes des gardes françaises n’étaient que des rustres du peuple et sans éducation. La majorité allait la rejeter, lui faire payer d’être une femme et Oscar allait regretter son comportement capricieux. Sa fille, aussi courageuse et têtue était-elle, courrait un grave danger et même André ne saurait pas lui faire éviter. Les regards désireux de faire d’elle une chose de ces soldats n’étaient pas ceux admiratifs des officiers de la garde royale. Pourtant il devait admettre qu’il s’était trompé. Oscar avait fini par se ranger de leur côté, attirant leur éternelle sympathie et devenant le déshonneur de la famille Jarjayes ainsi que le plus grand échec du général. Si seulement il avait réussi à la sortir de cet endroit… Sa vie aurait été complètement changée.
Et quand viendra le jour où l’un d’eux
Me prendra ma fille en m’appelant “Monsieur”
Alors ce jour, et pour toujours, je fermerais, à double tours,
Mon coeur et je deviendrai sourd
Les fiançailles de ses cinq premières filles demeuraient désagréables dans le cœur du général. Cela ne lui plaisait pas de promettre la main de chacune d’entre elles à des jeunes garçons inconnus, uniquement pour des raisons politiques et nobiliaires. Pourtant, il n’avait pas le choix de passer par-là, bien qu’il s’en voulait toujours. Pour son plus grand bonheur, il avait pu faire éviter cela à Oscar, qui avait reçu une éducation masculine parfaite. D’un autre côté, lorsque les tensions augmentaient à Paris, il sentait que la situation allait finir par dégénérer, et qu’Oscar allait se jeter corps et âme dans la bataille, sans même réfléchir. Il comprit alors l’erreur qu’il avait faite en faisant d’elle un homme ; Oscar, en bon militaire, n’allait pas s’arrêter face au danger. Il devait à tout prix faire quelque chose pour l’extirper de cette mauvaise situation. Le général avait passé des heures enfermé dans son bureau, à cogiter pour trouver une solution, quand celle-ci se présenta naturellement à lui.
Un beau jour, Grand-mère vint le prévenir qu’un commandant était à la porte et désirait lui parler. Se retrouvant face à Girodelle, il prit soin d’écouter sa requête. Au premier abord sceptique, Rainier admit que c’était certainement la meilleure chose à faire pour sauver Oscar : le mariage était un moyen de réparer son erreur passée, le crut-il. Il n’avait pas calculé que sa benjamine, dotée d’un fort caractère, allait refuser ce mariage avec dédain. Il avait tout essayé : un bal, là où elle aurait pu se présenter en femme mais où elle portait le pantalon, était prévu pour qu’elle choisisse elle-même son futur époux. Ce fut un échec de plus, Oscar avait choisi sa destinée : elle souhaitait poursuivre sa carrière militaire, coûte que coûte.
A la réflexion, Rainier de Jarjayes ignorait ce qu’il avait davantage ressenti : le soulagement de ne pas la voir appartenir à un autre homme ou l’impuissance de ne pas savoir conserver sa fille de l’imprudence.
Avoir une fille, c’est continuer, à espérer, et croire encore,
Que quand viendra le jour, de ma mort,
Elle portera, tout au fond de son corps
Cette étincelle, de celui ou celle,
Qui à son tour et par amour, viendra crier le cœur si lourd.
Son monde s’écroula lorsqu’au matin du 15 juillet 1789, un messager du roi vint leur annoncer, successivement, le décès d’André et celle d’Oscar. Rainier se senti défaillir, les épaules basses et luttant contre sa propre émotion. De justesse, il rattrapa son épouse qui s’était alors évanouie sous le choc de l’annonce. La prenant dans ses bras puis remerciant le messager de ces nouvelles, il amena Louise dans leur chambre, la coucha et la recouvra d’une couverture. S’asseyant à ses côtés, attendant qu’elle ne reprenne ses esprits, il se laissa aller et pleura sans discontinuer. En faisant de sa fille un fils, en lui offrant une éducation militaire, une vie d’homme, il avait conduit la chair de sa chair à sa propre chute. Ayant été à ce point irresponsable, par son orgueil et son égoïsme, le général avait sacrifié Oscar et lui avait empêché de vivre sa propre vie.
Qu’avait-elle pensé lorsque son heure est venue ? Que désirait-elle pour ses funérailles ? Avait-elle souffert ? Si oui, pendant combien de temps ? Et André ? Devait-on l’enterrer près d’elle ? Leur histoire d’amour sur la fin de leur vie était évidente. Il ne connaissait pas leurs liens exacts, il ignorait si André avait eu le temps de lui prendre sa fille. Il se mordit les doigts de ne pas s’être battu pour qu’ils puissent s’unir devant Dieu, simplement parce qu’André n’était pas noble. S’il avait fait des choix différents, les deux amants seraient encore en vie, sa fille chérie serait toujours avec lui. La culpabilité s’immisçait dans son cœur et son esprit : il était l’unique responsable de la mort d’Oscar, et il ne se le pardonnerait jamais.
Avoir six filles était une chance, le général s’en aperçu tristement. Cinq d’entre elles étaient encore en vie, dans un mariage plus ou moins heureux, avaient de magnifiques enfants. Elles restaient en sécurité, loin de tous les problèmes de Paris. Seulement, rien ne lui ramènerait sa fille bien aimée, son Oscar sacrifiée. Le deuil allait être long et tourmenté.
Se tournant à l’opposé de son épouse, un bras sous son oreiller, Rainier de Jarjayes fondit en larmes. Le chagrin était insurmontable, s’auto-accusant de la disparition de sa dernière descendante. Un bras rassurant l’enlaça pendant qu’une main fine et douce caressa son torse. Louise se redressa sur un bras, se penchant tendrement à son oreille puis lui susurra : « Tu as le droit de pleurer. Cela ne fait pas de toi quelqu’un de faible, mon chéri. Il s’agit de notre fille, notre Oscar qui est partie. » Ces mots eurent pour effet d’augmenter ses sanglots, le général se retourna brusquement avant de se jeter contre la poitrine de sa femme, l’enserrant fortement contre lui. C’en était fini de l’inébranlable Général Rainier de Jarjayes.