Les petites histoires de Lady Oscar
Le miroir brisé renvoie mon image alors que je noue mon col lavallière, les mains tremblantes. Vais-je réellement offrir ma petite sœur chérie à un autre homme ? Et s’il lui faisait du mal ? Je le tuerai, c’est certain. Instinctivement, je serre mon poing sur le ruban, que je tire avec force, manquant de m’étrangler. Lorsque je considère que la cravate est suffisamment bien à mon goût, je m’empare d’un peigne posé sur la petite table à côté de moi. Je ne quitte pas mon regard de mon reflet alors que mes oreilles captent la présence d’une personne derrière notre porte d’entrée. Je reconnais rapidement la voix du fiancé de ma sœur, ce qui réveille en moi mon instinct d’homme et de frère : cela ne présage rien de bon.
Tendant mon oreille, je tente de comprendre ce qu’il se dit de l’autre côté de ma porte, sans succès. Je me déplace avec lenteur, passant une main dans mes cheveux pour les replacer de manière effrontée, avant d’entrouvrir la barrière de bois qui me protège de la vie de la maison. Ce garçon est déjà parti, ma mère a disparu des parages. Que se passe-t-il ? Venait-il simplement s’assurer que tout était prêt pour honorer les noces ? Je sens mon cœur se serrer douloureusement dans ma poitrine : j’ai un mauvais pressentiment.
Le silence est pesant. Je m’extirpe de ma chambre, à la recherche de maman ou de Diane, mais je ne les perçois nulle part. Seul un hurlement de ma sœur arrive à moi, me faisant sursauter. Sans réfléchir, je cours vers sa propre chambre, entre en trombes et je la vois pleurer chaudement dans les bras de ma mère. Je ne comprends pas, cherchant les yeux de ma génitrice pour lui quémander des explications, ce que je regrette instantanément : tant de tristesse et de désespoir les emplissent. Ma tête se penche sur le côté, je déglutis, serre mes poings et ose dire :
« Il n’a pas fait ça ? »
Maman baisse la tête vers celle de Diane, caressant ses cheveux frénétiquement, une larme vient rouler sur sa joue pâle. Enfin, elle redresse sa tête, murmurant de manière quasi inaudible :
« Il est venu m’annoncer qu’il avait une promesse de mariage avec la fille d’un riche bourgeois. Qu’il ne pouvait pas épouser notre Diane. »
Je presse tellement les dents et la mâchoire que celle-ci commence à me faire mal. Comment ce salaud a-t-il pu jeter ma sœur de la sorte ? J’ai à peine le temps de penser que je suis déjà dans la rue, à analyser les alentours dans l’espoir de le retrouver et de le tuer. Ce connard n’a pas dû traîner pour partir de chez nous, ce qui me désole. Alors c’est ainsi ? Ne pourrai-je jamais venger ma petite sœur de ce déshonneur ? J’ai tellement mal pour elle, Diane ne méritait pas de tomber sur un homme qui préfère l’argent à l’amour et la dignité. Comment ai-je pu ne pas comprendre qu’il ne pouvait pas lui convenir ? Qu’il allait finir par la faire souffrir ? Une chance qu’ils ne se soient pas mariés avant qu’on ne s’en rende compte.
Bredouille et les pieds traînant, je pénètre dans notre demeure parisienne. Maman est assise autour de la table, ses yeux habituellement pétillants devenus mornes et ne fixant aucun point dans la pièce. Rageusement, je desserre puis ôte le col qui enserrait mon cou et m’empêchait de respirer comme je le désirais, poussant un soupir de soulagement. Je la pose sur la table, m’agenouillant devant ma mère, posant une main sur sa jambe.
« Comment va-t-elle ? »
« Elle voulait rester seule. Je n’ai pas eu le courage d’aller à l’encontre de son désir. Alain, mon fils… »
Maman pose une main sur ma joue, sa tête ayant basculée légèrement sur la droite, ses iris brouillées par les larmes naissantes. Je pose ma main sur la sienne, ne la quittant pas du regard. Cette image, je l’ai déjà vue une fois… Lorsque papa est décédé. J’étais jeune, même pas âgé d’une dizaine d’année, et pourtant la scène est restée gravée dans ma tête, comme archivée dans mon esprit. La respiration et le cœur lourds, je me redresse avec douceur avant de la prendre dans mes bras, la laissant sangloter un moment contre mon épaule. Je sais combien une mère peut souffrir quand son enfant a mal, surtout lorsque la relation est fusionnelle comme celle de Diane et elle. Mes mains frottent son dos et ses cheveux puis je me surprends à chantonner un air que notre mère nous fredonnait quand, enfants, nous faisions des cauchemars. Les tressautements qui marquaient ses sanglots diminuent avant de s’arrêter complètement. Elle se recule, me contemplant. J’essaie de lui sourire, amenant mes mains sur ses joues afin d’effacer les larmes qui perlent encore sur ses joues.
« Je vais aller voir Diane. Je sais ce que tu penses, mère, mais tu n’es en rien coupable. Personne n’aurait pu prévoir que ce gars n’était pas fiable… Moi-même j’étais persuadé que c’était un type bien. Toi et moi, on sera là pour soutenir notre Diane adorée le temps qu’il faudra. »
« Alain… Quand es-tu devenu un homme si bon ? »
« Ne l’ai-je pas toujours été, mère ? »
Cette dernière réplique de ma part a le mérite de lui tirer un doux rire, qui résonne dans mes oreilles comme une mélodie. Je quitte le salon, grimpe les escaliers et m’aventure dans le couloir. Une fois face à la porte de bois de la chambre de ma sœur, je toque une première fois.
« Diane, c’est moi… Je peux entrer ? »
Je ne reçois aucune réponse, ce qui m’étonne. Elle ne doit vraiment pas être bien. Je persiste et retente ma chance :
« Petite sœur, ouvre-moi s’il te plaît. Je ne veux pas forcément parler mais j’aimerais au moins être à tes côtés… Aller, ouvre. »
J’attends. Rien. Mon souffle se raccourcit, les battements de mon cœur s’accélèrent : ne serait-ce pas là de la panique ? Même sans réponse, je tente d’ouvrir cette maudite porte, en vain : elle l’a verrouillée ! Cela ne lui ressemble pas. Je tambourine avec violence :
« DIANE !!! BON SANG DIANE OUVRE !!! »
Les entrailles serrées, je recule, prends de l’élan et fais le bélier deux ou trois fois contre la planche avant de pouvoir ouvrir. Je manque de tomber en avant, ne me souciant pas d’une douleur naissante dans mon épaule. Je lève mes yeux du sol, me sens pâlir, faillir : elle est là, face à moi, le cou autour d’une corde. J’accours vers elle, remet debout le tabouret qui est sous ses pieds et tente de desserrer la corde, sans y parvenir. Mes mains sont moites, je tremble, je n'arrive à rien : à quoi bon avoir eu des cours sur les nœuds si c’est pour être incapable de le casser dans ce genre de situation ?! J’angoisse, je n’arrive plus à respirer et pourtant je DOIS trouver un couteau, un ciseau, n’importe quoi… Pourvu que ça coupe ! Je farfouille la chambre de ma cadette de mes yeux et je n’y vois ni couteau, ni coupe-papier, ni ciseaux… Bordel ! Que faire ? Je m’arrête sur le miroir : du verre ! Le verre pourrait couper la corde !
Je descends du tabouret, m’élançant à toute vitesse vers le miroir, le poing prêt à le frapper : le miroir est brisé, ma main saigne mais ce n’est pas important. Dans les bris, j’étudie chacune des formes et des tailles pour choisir le morceau parfait. Je finis par en saisir un avec une lame en triangle, me replace sur mon piédestal avant de débuter la coupe de la corde. Je réalise que j’ai plus de mal que ce que je pouvais imaginer, je me mets à pleurer :
« Bon sang Diane… Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu l’as laissé te détruire comme ça ? Pitié, dis-moi que ce n’est pas trop tard… »
Je perds la notion du temps j’ignore pendant combien de temps je coupe frénétiquement la corde qui maintient ma cadette en l’air, mais à un moment, je parviens à mes fins, la prenant dans mes bras. Je la pose directement sur le col, la débarrassant de cette maudite corde puis je me rue à la fenêtre, l’ouvrant en grand pour qu’elle puisse avoir de l’air. Je retourne immédiatement à côté d’elle, ouvre sa bouche et colle la mienne dessus, lui insufflant toute l’air que je peux avoir dans mes poumons. Une fois, deux fois, dix fois, vingt fois… Je ne veux pas y croire, je ne peux pas croire qu’elle soit partie ainsi, sans même nous dire au revoir et à cause d’un imbécile qui ignorait la chance qu’il avait.
Je m’effondre contre sa poitrine, son corps est si froid, aucun battement ne provient de son cœur. Diane est morte. Ma petite sœur est morte, alors que je m’étais promis dès son entrée dans ce monde, de la protéger coûte que coûte, au péril de ma propre vie. Ainsi, j’ai failli à ma plus grande mission, elle qui était ma vie, mon monde, ma raison de vivre ? Je craque, je hurle ma douleur, je pleure avec une force que je ne me connaissais pas capable d’avoir, mes mains s’agrippant à sa robe de mariée rose pâle.
Lorsque je m’en sens capable, je la soulève dans mes bras malgré mes forces qui paraissent m’avoir quitté, l’installe sur son lit, restant à ses côtés, sa main dans la mienne. Je ne parviens pas à effacer les larmes qui coulent sur mes joues pendant qu’une migraine me tiraille dans les tempes.
« Pardonne-moi, Diane, pardonne-moi petite sœur… Pardonne-moi de ne pas avoir su te protéger, de ne pas avoir su t’aider. Mon Dieu ! Pourquoi l’avoir prise avec vous ? pourquoi ? Elle était si jeune, elle avait la vie devant elle, et Vous, vous lui ôtez sa jeunesse ?! QU’AVONS-NOUS DONC FAIT POUR QUE VOUS NOUS PUNISSIEZ AINSI ?! D’ABORD MON PERE PUIS MA PETITE SŒUR ?! »
La colère s’empare de moi, je ne peux la contrôler tant celle-ci est violente. Je me lève, tape dans une chaise, l’envoyant valser à l’autre bout de la pièce, donne des coups de poings dans le mur tel un fou à lier. Mon cœur se brise en mille morceaux dans ma poitrine, j’ai la sensation d’avoir tout perdu. Je me laisse chuter sur le sol, tapant de mon poing droit dessus, créant une petite flaque sous moi avec mes propres larmes. En sanglotant toujours, je m’en vais rejoindre le lit à quatre pattes, n’ayant plus le moindre courage de me lever. Je m’assois contre le meuble, saisissant la main froide de ma cadette et l’amène contre ma joue.
« Petite sœur, ton corps est si froid… Je ne peux pas croire que tu te sois envolée, que tu aies rejoint notre père… Petite sœur… Tu sais combien je t’ai aimé dès le premier jour ? J’étais peut-être un tout jeune enfant, de trois ans à peine, et pourtant je me souviens parfaitement de ton petit visage joufflu qui dégustait le bon lait de notre mère. Dès ce jour, je savais que tu n’allais pas être n’importe qui pour moi : tu étais mon joyau, mon trésor, ma richesse. Même si c’est vrai que des fois, je t’aurais volontiers vendue sur la place du marché de part ton sale caractère d’enfant… Mais j’ai compris, lorsque je suis entré à l’école des Officiers, que je ne pouvais pas vraiment vivre sans toi. Toutes ces nuits que nous avons passées à discuter, de tout, de rien, je les ai toujours aimé, même si je te faisais croire le contraire. »
Je marque un temps de pause, me surprenant à sourire. Je renifle bruyamment, essuyant furtivement mon nez avec mon bras.
« J’ai toujours le mouchoir que tu m’avais brodé pour mes 20 ans. Je me souviendrai toujours de ta gêne en me l’offrant, où tu disais que ce n’était pas grand chose et surtout indigne de moi… Pour moi, le plus beau cadeau de mon existence, c’était ta simple présence. Et puis, ce mouchoir, je le considère comme étant un porte-bonheur, il ne me quitte jamais… Ce qui me vaut d’être raillé par les gars, à la caserne. Il est doux, soyeux, mes initiales y sont présentes, ce sont tes fines mains qui les ont faites… Et en plus, j’ai ton parfum. Si tu n’avais pas été ma sœur, je suppose que je t’aurais épousée tant je t’aime. Père et mère m’ont offert le plus beau de tous les présents, tu étais également le leur… J’espère que Père veillera correctement sur toi, et dis-lui combien je suis désolé de ne pas avoir pu honorer ma promesse. »
Je me tais. Je n’ai plus aucun courage. Mes yeux se ferment. Mon souffle se ralentit. Mes larmes cessent progressivement. Je suis éreinté mais cela ne m’empêche pas de serrer sa main un peu plus. Soupirant lourdement et non sans douleur, je poursuis mon monologue :
« La seule chose que j’ai réussi à faire, en soit, c’est empêcher qu’un officier ne pose ses sales pattes sur toi. Cette Oscar a voulu comprendre pourquoi j’avais été dégradé… Mais je ne le regrette pas : quel frère accepterait qu’un homme abuse de sa sœur ?! Il l’avait mérité, ce menton broyé. Je préfère être soldat avec tout mon honneur que d’être sous-lieutenant en sachant qu’il aurait pu te violer. »
Mon regard se perd dans la pièce, j’ai soudainement envie de dormir. Je dois me retenir, je dois veiller à ce que personne ne s’empare de Diane, ne la touche. C’est ma sœur, et je la protégerai pour toujours. Néanmoins, je saisis que mon cerveau commence à me jouer des tours, qu’elle est morte mais à la fois vivante : est-ce là le déni ? La gorge nouée, mes sanglots reprennent.
« Adieu, petite sœur. »