Retour à l'océan
— Je n'arrive pas à le croire ! s'indigna Ariel outrée devant ses sœurs. Vous m'avez appelez en urgence, interrompue ma journée avec ma fille, pour assister aux préparatifs d'un défilé de carnaval.
— Le défilé pour le Jour du Poisson-lune, petite sœur ! la précisa Attina pragmatique. Et tu sais que c'est pour bientôt et à quel point c'est une journée importante pour Atlantica.
— Je sais mais est-ce que ma présence était à ce point nécessaire ? demanda Ariel. Je veux dire, ce n'est pas comme si mon avis sur le choix des guirlandes et des banderoles était à ce point si primordial. Vous vous en êtes bien sortie durant mon absence, alors quelle différence ça fait ?
— Justement ! insista Attina. Maintenant que t'es de retour, tu te dois de participer aux tâches qui nous incombent. Et cela inclu le choix de la décoration du prochain défilé. Que tu le veuilles ou non, ton avis est aussi important que le nôtres. À quoi tu t'attendais, au juste ?
— À quelque chose de vraiment urgent, répondit Ariel. L'état de santé de père, par exemple. Ou une affaire d'État, comme une prochaine attaque des hommes-requins ou de je ne sais quel ennemi...
— Tu n'as pas bien compris ma question, l'interrompit Attina. À quoi tu t'attendais, en revenant vivre sous l'océan ? À te la couler douce comme quand on était petite ? Ou comme quand tu vivais à la surface ? C'est fini cette époque, Ariel. Nous sommes des adultes, toutes les sept. Et tant que père sera cloué au lit, c'est à nous de gérer le royaume.
— Une tâche à laquelle tu as échappé durant tout ce temps, ajouta sévèrement Aquata. Et jusque-là, t'avais l'excuse de vivre à la surface, avec ton prince, loin de ta famille. Maintenant que tu es de nouveau parmi nous, tu dois t'en acquitter, que cela te plaise ou non.
— Je... Je comprends, répondit Ariel penaude.
Suite à cette discussion, les six princesses retournèrent à leurs appartements respectives. Aquata et Attina la tête haute et hautaine, Arista et Adella faisant profil bas, seules Andrina et Alana accordèrent un regard désolé et compatissant à leur cadette avant de la laisser seule avec ses ressentiments.
Ariel tremblait de frustration contenue. Les remarques de ses sœurs aînées l'avaient profondément blessée.
Certes, elle n'était loin d'être la plus responsable des sept filles de Triton, mais en même temps, elle était la dernière d'entre elles. Ainsi, Ariel ne risquait pas de succéder à son père en tant que reine des océans.
Et elle l'avait accepté.
Elle-même se voyait mal diriger l'océan. Ça aurait été trop de responsabilités pour elle. Et contrairement à Ursula, le pouvoir ne l'intéressait pas plus que ça. Mieux, elle avait considéré jusque-là son statut de cadette comme une aubaine, quelque chose lui accordant plus de liberté sur ce qu'elle allait faire de sa vie, la rendant sept fois plus chanceuse qu'Aquata dont le destin était déjà tracé depuis sa naissance en tant que fille aînée.
Et puis Ariel avait grandi entre-temps. Et ce depuis son départ de l'océan qui fut parsemé d'épreuves, entre la désapprobation violente de son père, la manipulation et la trahison d'Ursula, le fait qu'Ariel eût failli y laisser la vie ou perdre tout ceux qu'elle aimait à cause de sa naïveté pour qu'elle s'en sortît que plus mature.
Puis elle s'était marié, avait porté un enfant durant neuf mois, était devenu maman et avait ainsi découvert les joies de la maternité.
Avec le temps, elle en était parvenu à délaisser ses désirs de quand elle était jeune, d'explorer la surface de fond en comble et d'en connaître ses merveilles, pour se consacrer au bien-être, à l'éducation et l'épanouissement de sa fille. Une tâche qu'elle avait oartagé avec Éric durant dix ans. Et récemment, elle venait de perdre son mari, l'amour de sa vie, l'obligeant non seulement à élever leur fille seule mais également à faire une croix sur la vie à la surface dont elle avait tant rêvé.
Et voilà que ses propres sœurs la traitait comme la sirène immature, impulsive, inconsciente et irresponsable qu'elle lui reprochait d'être a l'époque, comme si rien n'avait changé en douze ans. Pire, c'était comme si ses sœurs lui en voulaient d'avoir fait sa propre vie de son côté durant ce laps de temps. Alors que la veille elle était ravie de les revoir après tout ce temps. Une gifle lui aurait été moins douloureuse.
Avec tout ça, elle avait presque oublié Mélodie qui devrait normalement être rentrée. Le soir commençait à pointer le bout de son nez. Ariel commençait à s'inquiéter. Peut-être devait elle se lancer à sa recherche.
Elle fut sur le point de partir quand elle fut surprise par une voix l'interpellant :
— Ça va ? Tu tiens le coup ?
C'était Polochon qui venait de déboucher du corridor adjacent, accompagné de Sebastien juché sur Max. Ariel n'avait décidément pas l'habitude d'entendre son meilleur ami parler avec une voix d'adulte. Elle ne s'était toujours pas fait à l'idée que le poisson était adulte à présent. Pour elle, c'était encore le poisson juvénile et trouillard qu'elle avait connu jusqu'à ce qu'elle s'en était allé vivre à la surface.
— On n'a pu s'empêcher d'écouter votre conversation, tenta de se justifier Polochon.
— Ça va, répondit Ariel maussade et sur le point de reprendre sa nage. Disons simplement que j'ai connu des jours meilleurs.
Le poisson et le chien-phoque lui emboîtement machinalement la nageoire.
— Il ne faut pas leur en vouloir, tu sais ! l'aborda Sébastien sur le chien. Aquata a dû prendre les rênes du royaume plus tôt que prévu et depuis toute petite elle appréhendait ce moment inexorable. Alors ses sœurs se sont toute mises d'accord pour la soutenir moralement et l'aider dans sa tâche. D'autant que ça commence à lui peser...
— Ben elle n'étaient pas obligées de s'en prendre à moi comme elles viennent de le faire ! lâcha Ariel. Comme si c'était ma faute ! Ou comme si je ne savais pas ce qu'elle ressentait ! Moi aussi j'ai connu des hauts et des bas quand j'étais à la surface. Qu'est ce qu'elles s'imaginent ?
— Ah, là dessus, je te l'avais pourtant prévenu, commenta Sébastien. Le monde humain, c'est la pagaille...
Il fut interrompu par Polochon lui faisant les gros yeux pour lui faire comprendre que ce n'était pas le moment de ramener sa fraise. Le poisson paraissait tellement impressionnant sous sa taille adulte comparé au crabe que cela fît son petit effet.
— Elles ont peut-être un royaume à gérer, mais moi j'ai une fille dont je dois m'en occuper, reprit Ariel toujours contrariée et aux bords des larmes. Une fille qui vient de perdre son père, d'emménager et qui doit encore être en pleine période de transition. Là, je culpabilise d'avoir dû l'abandonner et la laisser à des inconnues parce que mes sœurs m'ont convoqué en urgence pour ce défilé à la noix.
— Hé ! C'est moi qui dirige la fanfare pour ce défilé ! s'offusqua le crabe.
— Et si elle n'arrivait pas à s'intégrer ? reprit Ariel derechef. Et si les autres enfants sirènes étaient méchants avec elle ? Et si elles étaient en train de lui faire subir des brimades ? Et si au final elle ne se plaisait pas ici, sous l'océan ? Comme si elle avait besoin de ça, après ce qu'elle a dû traverser...
Elle avait fait de son possible pour retenir ses larmes mais c'en était trop pour elle. Elle s'effondra. Max, comme à son habitude face à ce genre de situation, se frotta contre elle pour la réconforter.
— Ariel, tu sais que j'anime un centre de loisir pour les gosses ? proposa Polochon. Et j'y accueille tout le monde, poissons, sirènes, crustacés, mollusques, qu'ils viennent d'Atlantica ou d'une province éloignée. Même mieux, je m'engage à ce que ces dernier arrivent à s'intègrer. Alors, si ça peut te dépanner... Si tu es d'accord... Et si Mélodie est d'accord, peut-être qu'elle pourrait s'inscrire.
— Tu ferais ça ? demanda Ariel.
— Avec plaisir.
— T'es vraiment un amour, Polochon ! s'exclama Ariel en enlaçant le poisson dans une pirouette et non sans lui laisser un baiser sur le bout du nez.
— Et moi, je sens le crabe en conserve ? rouspéta Sébastien se sentant laissé pour compte.
Max se mit à humer l'air — ou plutôt l'eau et fut soudain pris d'excitation au point de basculer la crabe de son dos avant de se diriger vers l'entrée principale du palais.
— Mais qu'est ce qui lui prend à celui là ? se plaignit le crabe ballotté dans l'eau.
— Max ?
Ariel se lança à sa poursuite.
Elle fut à mi-chemin vers l'entrée du palais quand elle entendit un cri de fille apeurée.
Son cœur se serra. Elle redoutait le pire.
Elle accéléra sa nage jusqu'à atteindre l'entrée et fut soulagée de voir Mélodie riant sous les léchouilles affectueux de Max sous la grande arcade.
— C'est bon, Morgane, il n'y a pas de danger ! cria Mélodie en direction de quelqu'un planquée derrière l'arcade. Ce n'est que mon chien. Il n'est pas méchant.
Ariel vit alors la dénommée Morgane, sortir de derrière la grande arcade. Elle semblait encore intimidée par la présence du chien.
— Je n'ai encore jamais vu de créatures pareille, dit-elle.
— C'est normal, il vient de la surface ! lui expliqua Mélodie. Et aussi, il s'est un peu transformé quand...
Elle laissa sa phrase en suspens quand elle réalisa la présence de sa mère en train d'avancer vers elle.
— Maman, je dois être légèrement en retard, je m'en excuse...
Ariel ne laissa pas sa fille finir sa phrase quand elle l'enlaça chaleureusement.
— Ce n'est rien ! la rassura-t-elle. L'important c'est que tu sois là. Comment a été ta journée, au fait ?
— Et ben... Comment dire... Ça ne s'est pas super bien passé avec les enfants-sirènes de tout à l'heure, répondit Mélodie en cherchant ses mots. Elles n'étaient pas aussi sympathique qu'on l'aurait cru.
— Oh ! Tu m'en vois désolée...
— Mais j'ai fini par me faire une vraie copine, malgré tout ! Je te présente Morgane.
— Enchantée, Morgane, dit Ariel en tendant la main vers la sirène susnommés qui restait interdit.
— V-v-vous... Vous... Vous êtes...
— Oui ?
— Je veux dire... Vous ne serez pas la...
— Tu peux m'appeler Ariel, si tu veux.
Le visage de Morgane se figea de stupéfaction, son regard allant de Mélodie à sa mère.
— Qu'est-ce qui t'arrive, ma chérie ? lui demanda alors Ariel inquiète.
— Je crois que c'est ma faute, lui confia Mélodie. Je n'ai pas osé lui avouer que j'étais la fille d'une princesse. Je venais de lui expliquer que j'habitais bien au palais quand Max nous est tombé dessus.
— Alors, c'est vrai ? Vous êtes la princesse Ariel ?
— Oui, en personne ! répondit l'intéressée légèrement gêné.
— Whoa ! Excusez-moi mais... Mes parents m'ont tellement parlé de vous... Vous êtes pratiquement une légende, chez nous...
— Et bien... Tu m'en vois flattée, répondit Ariel de plus en plus embarrassée. Même si je ne vois pas trop en quoi...
— Mais si ! La princesse qui a rallié la terre et l'océan, qui a déjoué les plans de la sorcière des mers et mis fin à son règne de terreur...
Ariel fut sans voix devant les propos de la jeune sirène. Et légèrement mal à l'aise. Elle ne pensait pas qu'elle faisait l'objet de tant d'éloges et n'était pas sûre de les mériter. Elle n'avait pas souvenir d'y avoir été pour quelque chose dans la défaite d'Ursula. Dans ses souvenirs, c'était Éric qui a ait fait le plus gros du travail. Elle avait seulement jouer les demoiselles en détresse, pétrifiée d'effroi... Et de culpabilité.
— Maman, est-ce que ça va ? demanda Mélodie inquiète.
— Oh, c'est ma faute ! intervint Morgane embarrassée. J'aurais pas dû évoquer le sujet. Ça a dû raviver de mauvais souvenirs.
— Non-non-non, rassure-toi, ma petite ! la calma Ariel. C'est juste que... Je ne m'attendais à recevoir autant d'éloges.
— Euh... Je vais peut-être y aller ! dit Morgane. Il se fait tard et mon père doit s'inquiéter...
— Tu permets que je t'accompagne jusque chez toi ? propose Polochon.
— Oh, tiens ! Je ne vous avez pas vu, monsieur Polochon ! Bon, si vous voulez...
— "Monsieur Polochon" ? répéta Ariel intriguée. Vous vous connaissez ?
— Elle est inscrite à mon centre, lui expliqua le poisson en lui faisant un clin d'œil. Penses-y, Ariel ! Penses-y !
— Alors... À un de ces jours, Morgane ! dit Mélodie.
— À un de ces jours... J'espère, lui répondit Morgane.
— Passe le bonjour à ton père, lui dit Ariel.
Tandis que la jeune sirène s'éloignait avec Polochon, Ariel sentit qu'elle émanait une onde plutôt positive. En tout cas, sa fille semblait ravie d'avoir fait sa connaissance.
— Au fait, maman, tu ne m'avais jamais dit que tu t'étais frottée avec une sorcière, l'interpella Mélodie.
— C'est que... Ce n'est pas un moment que j'ai envie de ressasser, lui répondit sa mère qui fut parcouru de frissons rien qu'en y repensant.
— Pourquoi ? C'était si terrible que ça ?
— Hum... Je t'expliquerai plus tard. Rentrons, à présent.
*****
Au même moment, à l'ancien château d'Eric, les domestiques attendaient l'arrivé dans son nouveau propriétaire après avoir passé la journée à restaurer le bâtiment en son honneur.
Et déjà, Ulrich se faisait attendre.
— Qu'il soit le nouveau prince ou pas, la moindre des choses c'est qu'il fasse preuve de ponctualité, s'impatienta Carlotta. Ça fait une heure qu'on l'attend !
— Allons, ma chère ! Un peu de patience ! tenta de calmer Grimsby.
— Je n'aime déjà pas la façon dont il a exigé que notre Ariel et sa fille doivent quitter les lieux alors qu'elle sont de la famille, s'indigna de plus belle la gouvernante. Et puis pourquoi son château lui appartiendrait de toute façon ? Pourquoi au cousin plutôt qu'à la femme et à la fille de notre regretté prince ?
— Vous savez comment sont nos lois, à ce sujet ?
— Ben, justement ! Si ça tenait qu'à moi, je leur ferais une bonne petite révisions à ces stupides lois !
— Ce qui me préoccupe c'est ce testament égaré, confia le conseiller. Il faut que je retrouve ce coursier qu'il m'explique comment il a pu égaré un document aussi important et irremplaçable. Ce genre de laisser-aller me dépasse...
Ce fut à ce moment que le carrosse de l'ancien duc déboula dans la cour du château avec son escorte. On en aurait dit un défilé militaire tant l'escorte était armée et nombreuse.
Et en observant l'intérieur du carrosse, on pouvait voir qu'Ulrich n'était pas seul. Une silhouette féminine était assise à côté de lui. Probablement sa nouvelle concubine.
Ulrich, toujours vêtu de son uniforme militaire, descendit du carrosse d'un pas nonchalant et s'en alla saluer ses nouveaux domestiques.
— Soyez le bienvenu, duc... prince Ulrich, l'accueillit Grimsby en faisant la révérence.
— Quel agréable accueil ! rétorqua l'intéressé avec un sourire suffisant. J'espère qu'il en soit de même pour ma nouvelle demeure ! À ce propos, qu'en est-il de mon ancienne cousine et mon ancienne nièce ? Elle n'occupe plus les lieux j'espère !
— Non, dire, répondit le conseiller. En fait, elles ont fait leur valises et sont reparti chez... Leur compatriote, pas plus tard qu'hier.
— À la bonne heure ! Cela m'aurait chagriné de devoir les expulser moi-même de mon nouveau château !
Grimsby dût poser une main rassurante sur l'épaule de Carlotta tant il avait ressenti son envie pressante de coller une tarte à l'ancien duc.
— Bien, vous pouvez descendre, ma mie ! dit Ulrich à la personne restée dans le carrosse.
La femme, vêtue d'un robe rouge pourpre, descendit du carrosse sur les paroles de son conjoint et révéla enfin son visage.
Grimsby et Carlotta laissèrent alors échapper un cri de surprise en la regardant. Et cela n'avait rien à voir avec sa beauté certes flamboyante.
Elle leur rappelait vaguement quelqu'un avec son teint olive, ses longs cheveux noirs de jais, ses pommettes saillantes, ses grands yeux violets et surtout son regard fier et glaciale, limite suffisant.
Ulrich semblait en extase en présence de cette étrange femme, si bien qu'il s'empressa de la présenter à ses nouveaux domestiques comme si elle était la nouvelle reine d'Angleterre :
— Laissez-moi vous présenter ma dernière conquête, Vénus.
Même ce nom avait quelque chose de familier aux oreilles du vieux conseiller.
Ce dernier, ainsi que la gouvernante s'empressèrent de faire la révérence devant la dénommée Vénus.
Celle-ci sembla complètement ignorer les courbettes de ses domestiques et se contenta de suivre son conjoint qui lui fi visiter le château.
— Dites, est-ce qu'elle ne vous rappelle pas quelqu'un ? demanda Grimsby à Carlotta en chuchotant quand le couple fut hors de portée d'oreille.
— Peut-être bien mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, répondit la gouvernante. En tout cas, je suis sûre d'une chose : je n'aime pas cette femme. C'est comme à cause d'elle que notre Ariel et notre petite Mélodie ont dû repartir pour l'océan.
Le vieux conseiller savait où elle avait déjà vu ce visage. C'était lors du premier mariage d'Éric, celui qui fut interrompu par des mouettes et d'autres animaux marins qui s'en étaient pris à la mariée. Celle-là même qui s'était changée en une horrible créature, mi-femme mi-pieuvre, et terrorisée toute la réception avant de disparaitre sous les eaux en emportant avec elle Ariel qui venait de retrouver la voix et révéler malgré elle sa vraie nature.
Mais cela ne pouvait être... Grimsby aurait juré que cette créature, ainsi que cette femme, n'étaient plus, selon les dires de son regretté prince et de son épouse qui fut également présente ce soir-là.