Retour à l'océan
Seule au beau milieu de la nuit dans ce qui fut la chambre princière d'Éric, Ariel faisait les cents pas excédée par les récents événements.
Elle venait à peine de faire enterrer son défunt époux et de prendre pour résolution de rester forte pour sa fille, et voilà qu'on la dépossedait de tout ce que son mari aurait dû lui léguer, qu'on menaçait de les expulser, elle et Mélodie, et de les envoyer dans un couvent où elles n'auront jamais leur place même si elles y allaient de leur plein gré.
Jamais elle ne s'était sentie perdue. Pas depuis le jour où Éric, secrètement envoûtée par Ursula, avait annoncé qu'il épouserait une femme connue ni d'Adam ni d'Ève (et qui s'était révélée être là sorcière des mers déguisée). Ou bien depuis que son père avait fait irruption dans sa grotte secrète, pulvérisé tout ce qui s'y trouvait de son Trident et fini par inciter la jeune sirène d'accepter cette horrible pacte avec Ursula.
À cette époque, elle était fascinée jusqu'à l'obsession par le monde des humains et en dépit de ce que lui racontaient son père et Sébastien sur le sujet, elle n'arrivait pas à concevoir en quoi ils pouvaient être aussi mauvais.
Douze ans s'étaient écoulés depuis qu'elle avait intégré le monde des humains et la fascination qu'elle avait pour ce monde s'était tempéré avec le temps. Et ce soir, cette fascination venait partir en fumée. Elle était même dégoutée par ce monde, à présent. Mais pas pour les raisons défendus par le Roi Triton ou son crabe de conseiller.
En douze ans, hormis les nonnes du couvent Andersen, elle n'avait jamais connu la moindre hostilités vis à vis des humains à l'égard des sirènes et était même surprise de réaliser que son peuple était à la fois craint et vénéré par les marins les plus chevronnés. Du moins, avant que le peuple originaire d'Ariel ne redevînt un mythe pour ceux de la campagne.
Ce qui la dégoûtait était le fait que dans ce monde, on considérait suffisamment mal les femmes (et encore pire si elles étaient étrangères) pour leur refuser des droits dont elles devraient en bénéficier et qu'on privilégiait des hommes aussi abjects étaient-ils. Et dire que c'était pour ça qu'elle avait renoncé à sa vie sous-marine et s'était émancipée de son paternel trop strict. Dire que c'était pour ça qu'elle avait dû marchander avec Ursula et sacrifier (temporairement) sa voix.
Et encore une fois, la naïveté et la fougue d'Ariel l'avait finalement mené dans une impasse. Et cette fois, pas de créature de la mer ni de prince valeureux pour la tirer d'affaire. Pire encore, sa fille allait en subir les conséquences en se retrouvant dans la même galère. Et Ariel se haïssait pour ça. Elle se sentit être la pire mère au monde.
Elle fut sur le point de fondre en larmes, plus abattue et désemparée que jamais, quand une petite voix se fit entendre :
— Maman ?
C'était Mélodie qui se tenait en robe de chambre sur le pas de sa porte, tenant fermement un petit objet dans sa main.
Surprise, Ariel s'empressa de sécher les larmes qui coulait sur ses joues. Elle devait se ressaisir. Elle s'était promise d'être forte pour sa fille, ce n'était pour s'effondrer en sa présence.
— Mélodie ! Tu devrais être au lit en cette heure...
— Je... J'ai réfléchie à ce que tu m'as dit l'autre jour, lui expliqua Mélodie. À propos du médaillon...
Elle lui présenta l'objet qu'elle tenait dans le creux de sa main : un minuscule médaillon doré en forme de coquille Saint-Jacques sur lequel était gravé son nom.
— Alors tu l'as retrouvé ? demanda Ariel le souffle coupé.
— Il était au fond de mon coffre a jouets, lui répondit Mélodie. Et je crois me souvenir... Que je m'étais pas mal amusée avec ce bijou... Mais que j'ai dû m'en lasser à un moment...
— L'as tu ouverte ?
Mélodie se figea face à la question de sa mère, comme si elle avait trop peur de répondre. Elle eut un moment d'hésitation durant lequel elle fixa le médaillon incrédule, puis se décida de l'ouvrir.
Une bulle lumineuse en jaillit soudain et illumina la pièce. Dedans se reflétait l'image d'un château ne ressemblant à rien ce qui avait été bâti sur terre, un château sous marin. Des silhouettes de sirènes nageaient librement autour de cette bâtisse hors du commun et si on tendait l'oreille, on pouvait entendre une mélodie chantée par les sirènes. Ariel se sentit prise de nostalgie à la vue de ce qui fut jadis sa maison.
— C'est beau, n'est-ce pas ? demanda-t-elle à sa fille.
— Alors c'est bien vrai ? demanda Mélodie incertaine. Ce que je vois quand je l'ouvre... Ce n'est pas mon imagination qui joue des tours ?
— Bien sûr que c'est vrai, la chérie, lui répondit Ariel d'un ton rassurant.
— M-même les... ce que montre cette bulle c'est réel ? Ce n'est pas un mythe ?
— Tout est réel ! Même les Léviathans, krakens et autres serpents de mer, ça je peux te l'assurer. Mais je n'ai encore jamais vu de Hollandais volant ni croisé de "Davy Jones".
— Et ces rêves où... j'étais moi même une sirène, nageais avec les dauphins et les poissons, explorait les fonds des océans...
— Tiens donc ! Tu ne m'as jamais parler de ça !
— Parce que je pensais jusque là que ce n'étaient des rêves, que les sirènes ne pouvaient être que des mythes. Et pourtant ça paraissait si réel...
Elles furent interrompues par la soudaine et fracassante irruption d'un goéland dans la chambre, passant par la fenêtre ouverte qui donnait sur le balcon.
Mélodie laissa échapper un léger cri de terreur et de surprise à la vue de l'oiseau qui renversait des bibelots sur son passage avant de s'écraser contre le mur tandis qu'elle referma prestement le médaillon.
Ariel qui s'était instinctivement interposée entre sa fille et l'intrus, vit quelque chose de rouge et guère plus gros que la paume de sa main tomber du dos de l'oiseau. Quelque chose qui agitait nerveusement en l'air ses petites pattes articulées.
— Nom d'un bernard-l'hermite ! pouvait-on entendre vociférer. Et ça se vante d'être le moyen de transport le plus sûr !
— M-maman... Le crabe... Il a parlé...! fit remarquer Mélodie toujours sous le choc.
— Attends... Cette voix... Cette accent...
Ariel s'approcha doucement du crabe qui se débattait pour se remettre sur ses pattes, le prit délicatement dans ses mains et demanda :
— Sébastien ?
— ARIEL ! s'écria le crabe au bord de l'euphorie. Quel joie de te revoir ! Après toutes ces années...
— Merci d'avoir choisi Air Goéland ! émit d'une voix faible l'oiseau encore sonné.
— Eurêka ?
Ariel n'avait pratiquement pas reconnu le goéland qui avait visiblement perdu des plumes depuis la dernière foi qu'elle l'avait vu. Il faisait même peine à voir avec son crâne dégarnie.
— Que lui est-il arrivé ? demanda l'ancienne sirène.
— Ne m'en parle pas ! pesta Sébastien. Il prétend s'être fait avaler par une baleine il y a dix ans et y être rester tellement longtemps qu'il a perdu le nord quand il a réussi à s'en échapper. Mais franchement, je ne vois pas la différence entre avant et après ce prétendu incident.
— C'est la vérité ! se plaignait Eurêka. Et j'ai eu de la chance que cette satanée baleine ait avalé ce drôle de bonhomme en bois qui eut l'idée de faire un feu dans sa gorge afin de la faire tousser. Autrement, j'y serais encore.
— Tu... Tu les connais, maman ? demanda Mélodie de plus en plus perplexe.
— Une minute, c'était il y a dix ans ? tenta de reformuler la sirène. Ce ne serait pas...
— Oui, c'est vrai ! Je devais informer ta famille pour le premier anniversaire de ta fille quand c'est arrivé, confessa le goéland. Désolé, Ariel, le message a été intercepté.
Voilà donc personne ne s'était présenté dix ans plus tôt ! Personne sous l'océan n'avait pu recevoir le message.
— Ce n'était pas ta faute ! rassura Ariel. Et moi qui croyais que vous m'avez... Au fait, qu'est ce que vous faites ici ?
— On vient d'apprendre pour ton prince, lui expliqua Eurêka. On est vraiment désolée.
— Vous êtes au courant ?
— Oui, jusqu'au palais du Roi Triton, répondit Sébastien.
— Ce qui est normal ! ajouta Eurêka. Après tout, c'est grâce à lui que cette horrible sorcière n'est plus. C'est devenu une légende sous l'océan, tu sais ?
— Tout le monde se fait du souci pour toi, reprit le crabe. Le roi Triton, tes sœurs, Polochon... Ils auraient bien voulu assister aux funérailles mais...
— Mais ?
— Il nous est de plus en plus difficile d'approcher la côte, ses derniers temps avec tout ces bateaux de pêcheurs qui s'accumulent, expliqua le crabe.
— Des bateaux de pêcheurs ? répéta la sirène incrédule. Qui s'accumulent sur nos côtes ?... Je l'ignorais...
— Et puis j'ai eu l'idée de porter notre ami crabe sur mon dos et de voler jusqu'à ton nid, ajouta le goéland fier de lui.
— Et je regrette d'avoir accepté ce voyage, pesta le crabe. J'ai réalisé que j'avais le mal de l'air. Et je ne parle pas de l'atterrissage.
— J'y peux rien, je me suis senti attiré par quelque chose de lumineux et de brillant quand je survolait la tour, se défendit Eurêka.
— Désolée, dit Mélodie d'une petite voix en triturant son médaillon.
— Tiens, mais ne serait-ce pas la petite Mélodie ? dit Sébastien en notant la présence de la jeune fille. Par le grand Neptune, qu'est-ce qu'elle a grandi !
— En effet ! dit Eurêka. Ou bien les humains grandissent plus vite que dans mes souvenirs, ou bien je suis resté trop longtemps dans cette foutue baleine.
— Enfin bref, voilà toute l'histoire, conclut le crabe. On voulait s'assurer que tu ailles bien. Que vous alliez bien.
— On a connu des jours meilleurs, Mélodie et moi, répondit Ariel maussade en enlaçant sa fille. À ce propos, comment va père ? Et mes sœurs ? Et Polochon ?
— Tous se portent à merveille ! répondit Sébastien. À part peut-être le Roi Triton...
Il se aussitôt les lèvres, comme s'il venait de révéler une information qu'il devait gardait secrète. Un détail qui n'avait pas échappé à l'ancienne sirène.
— Qu'est ce qu'il a ? demanda-t-elle nerveuse. Il est malade ? Il est gravement blessé ? Non, ne me dis qu'il est...
C'était du Sébastien tout craché, ça ! À parler plus qu'il ne réfléchissait et ne jamais savoir se taire, au risque de vendre la mèche. Un incorrigible cafteur. Ariel avait même fait les frais de son indiscrétion, douze ans plus tôt.
— Il va bien ! la rassura le crabe. Il a juste été légèrement surmené ces deux dernières années et a dû confié les rênes d'Atlantica à ses filles. Le temps qu'il s'en remette.
— Je vois... Et mes sœurs, comment gèrent-elles leur nouvelle responsabilité ?
— Plutôt... Merveilleusement bien ! répondit Sébastien. À elles six, elles maintiennent la paix au royaume.
— "Six sœurs" ? murmura Mélodie qui n'en revenait toujours pas de ce qu'elle entendait. J'ai... six tantes ?
— Et puis, il faut qu'elles s'occupent, ces minettes ! ajouta le crabe. Même Polochon s'est trouvé une activité. Oui, il anime un centre de loisir pour tous les enfants d'Atlantica.
Brave Polochon ! songea l'ancienne sirène. Dire que c'était encore un jeune poisson craintif et peu sûr de lui quand elle avait quitté l'océan. Cela la faisait chaud au cœur d'apprendre qu'il prenait à présent soin des jeunes de son royaume natal. Et lui donna même une idée...
— En tout cas, tu leur manques à tous ! s'empressa d'ajouter Sébastien. La vie à Atlantica n'est plus la même depuis ton départ.
— Et bien vous allez avoir une bonne nouvelle à leur annoncer à votre retour, leur annonça Ariel. C'est décidée, je retourne à l'océan
— T-t-tu quoi ? s'écria Sébastien plus que surpris. Toi... Ariel... Tu veux retourner vivre sous l'océan ?... Toi ?... Pincez-moi je rêve !
— Je sais que ça peut surprendre, venant de moi, mais c'est le cas, dit l'ancienne sirène. J'ai pris ma décision.
— Maman, tu t'en vas ? demanda Mélodie perplexe. Tu ne vas pas me laisser toute seule ?
— Bien sûr que non, mon cœur ! la rassura Ariel. Tu viendras avec moi. Je te ferais découvrir le monde d'où je viens. Et mon petit doigt me dit que tu vas t'y plaire.
— Alors là, cette nouvelle va en ravir plus d'un où je ne m'appelle plus Eurêka ! s'exclama le goéland susnommé. Attendez... C'est bien comment je m'appelle, n'est-ce pas ?
— Excellent ! Dis-nous quand tu rentreras ! demanda le crabe impatient.
— Si tout se passe bien, il y aura un bateau qui jettera l'ancre au dessus d'Atlantica dans deux jours, répondit Ariel. J'y serais. Avec Mélodie.
— C'est parfait ! dit Eurêka qui se mit en position. Allez, Sébastien ! Allons vite l'annoncer au peuple de la mer...
— Pas question que je remonte sur ton dos, protesta Sébastien. Je préfère encore le plancher des vaches.
— Tu connais le chemin pour rejoindre la mer ? lui demanda Ariel espiègle. Sinon, je peux demander au Chef Louis, il se fera un plaisir de t'indiquer la sortie...
— Vas-tu décoller, oiseau de malheur ? s'écria le crabe en sautant sur le dos du goéland, soudain pris de panique. Allez ! Transport de l'avenir, tout ça ! Vole ! VOLE !
En moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire, Eurêka avait repris son envol. Il tenait maladroitement en l'air en raison des quelques plumes qui lui manquait et devait supporter Sébastien qui s'y accrocher fermement avec ses pinces mais ils parvinrent à sortir par la même fenêtre où il était rentré et à prendre le large.
— Bonne chance à vous deux ! leur cria Ariel depuis le balcon. Et faites attention aux baleines, cette fois !
— Pas de souci, Ariel ! lui répondit le goéland. Gobe-moi une fois, honte sur toi, gobe-moi deux fois, honte sur moi !
Puis il disparurent dans le ciel étoilé.
Mélodie vint rejoindre sa mère sur le balcon, toujours éperdue après ce à quoi elle venait d'assister.
— Maman, pourquoi devons-nous partir ? demanda-t-elle.
Ariel se retint de lui expliquer qu'elles devraient céder le château au cousin Ulrich d'ici trois jours et aller vivre dans un couvent. Elle estima que sa fille avait eu son lot d'émotions pénibles ses derniers jours, inutile de lui en infliger davantage avec cette histoire. Seul lui importait son bonheur.
— Comme je te l'ai dis, il est temps que tu découvres d'où je viens, lui répondit Ariel. Que tu vois de tes propres yeux le monde d'où je suis née. Ce monde qui sera le tien comme il a été le mien quand j'avais ton âge.
— Ce monde... Tu veux parler de... "Sous l'océan" ? demanda Mélodie en triturant à nouveau son médaillon. M-mais alors... ? Tu serais pas une... ?
Ariel savait pertinemment où sa fille voulait en venir. Sans ouvrir la bouche, elle se contenta de lui répondre en hochant la tête en signe d'acquiescement.
Les yeux de Mélodie s'écarquillèrent de stupeur puis d'extase.
— J'y crois pas ! lâcha-t-elle finalement. Ma mère... J'ai une sirène pour mère !