[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes

Chapitre 19 : Chapitre 11

5770 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/09/2020 14:05

Pelage de Brume sentit tous les pores de sa peau se remplir de terre. Ses yeux, ses oreilles, sa gueule et son museau furent envahi d'une poussière dense et froide qui lui martela la peau. La prairie maudite était en train de l’avaler vivante. Et, prenant place après la stupeur, une seule idée faisait désormais vibrer sa conscience : Était ce là sa punition pour avoir souillé la Terre de Sang de sa présence et d'y avoir volée une vie à son tour ? Était ce là le courroux de la colline qui grondait, laissant resurgir depuis les tréfonds de sa terre cette colère, cette soif vengeresse insufflée par le sang dont ses flancs herbeux s'étaient jadis abreuvés ? Pelage de Brume ne résista pas, ne se débattit pas. Si elle devait payer pour les crimes de ses aïeuls, alors qu’il en soit ainsi. Que la Terre rende justice en l’engloutissant, elle Guerrière du Feu, pour la livrer en pâture à la fureur des morts. Morts torturés, morts oubliés, dont cette butte était le vaste tombeaux, depuis ce jour lointain où la mémoire de son sol en recueilli les souffrances et les cendres.

Recroquevillée d'impuissance tandis que l'intensité des secousses lui faisaient perdre tous repères, les yeux clos, Pelage de Brume attendait de se faire broyer toute entière par les mâchoires de terre et de roches de la clairière interdite.

Après un temps en dehors de toute substance, la colline cessa de trembler. Les parois de la galerie ne s'effondraient plus. La colère des morts s'estompa. Plus rien ne résonnait désormais qu'un silence et des ténèbres opaques comme le trépas. Ensevelie de toute part, Pelage de Brume n’osait rouvrir les yeux. Sa tête bourdonnait. Elle sentait la froidure de la terre s'insinuer lentement en elle. Elle ne savait plus où son corps compressé commençait, où il finissait. Était elle déjà morte ?

Soudain, la terre remua doucement devant elle. Des bruits de grattements étouffés, pareil à ceux qui annoncent l’apparition de la taupe, parvinrent jusqu’à ses oreilles obstruées de débris terreux. De toute évidence, le Lieutenant du Lac était là lui aussi. Soit ils étaient morts tous les deux, soit… et bien la fureur de la colline n’avait pas suffit à l’emporter dans la tombe. Les mouvements se poursuivirent et elle perçu la pression exercée sur elle par le poids de la terre s’amoindrir, probablement induit par l’agitation du Lieutenant du Lac se frayant un chemin au cœur des sinistres décombres.

Ainsi, la mort ne s’était finalement pas penché sur elle aujourd’hui.

Alors, Pelage de Brume se mit elle aussi à remuer. Elle n’osa rouvrir ses yeux de peur d’y faire pénétrer davantage de poussière, mais tout droit, devant elle, elle sentait que la voie se dégageait à force d’efforts. Avançant dans le noir complet, elle creusait de son front et son museau pour s’ouvrir un chemin au travers du mur de terre qui lui rappait douloureusement la truffe. Mais alors qu’elle se mouvait tant bien que mal, tout en refrénant sa respiration de crainte de n'inhaler que poison, le souffle vint a lui manquer. Elle suffoquait. Si elle ne sortait pas de là au plus vite, l’asphyxie plutôt que l’antique colère de cent et une âmes tourmentées aurait raison d’elle.

Quelle distance la séparait de l’air libre ? Une longueur de queue ? Dix longueurs de queue ? Est-ce que toute la galerie était désormais ensevelie, et qu’elle ne faisait que s’enfoncer davantage dans les profondeurs de ce tombeau de terre et de silence qui ferait disparaître son corps pour toujours, ici même, sans que quiconque ne sache jamais ni où ni comment elle a péri ? Par la grâce des Étoiles, comme une seconde naissance, son museau finit par percer l’amas de terre pour émerger sur une section de la galerie où les secousses n’avaient pas sévi et où les gravats de l’éboulement prenaient fin.

Elle redoubla d’efforts, rampant avec saccade, accrochant la terre de ses griffes pour se hisser en avant. Elle s’extirpa enfin de la lourdeur des débris et, pouvant de nouveau inspirer de l’air, fut prise par une violente et interminable quinte de toux et d'éternuements. Elle s’ébroua par réflexe, sentant la terre se faire éjecter de sa fourrure alourdie par son étreinte. Elle dressa la tête et les oreilles, venant se cogner le crâne contre le plafond de la galerie d’où une fine pluie de sable vint rouler sur sa nuque et son visage aveugle. Car en effet, ses pupilles avaient beau se dilater à l’extrême, le terrier était désormais privé de toute source de lumière. Elle était baignée de ténèbres, impossible d’y voir quoi que ce soit. Elle perçut tout de même la présence du Lieutenant roux, là juste devant elle. Elle l’entendait tousser et s’ébrouer lui aussi.

Pelage de Brume se contorsionna pour faire demi-tour dans l’étroitesse du tunnel. Et de ses vibrisses tendues en avant, vint inspecter l’amas de terre qui devait désormais boucher l’entrée du terrier et ainsi les protéger tous deux de la présence toute proche de leurs assaillants, demeurés de l’autre côté de l’éboulement, si ce n’est même enterrés dedans. Elle tendit l’oreille. Elle crut percevoir des bribes lointaines et étouffées de miaulements. Les Sans-Clans étaient toujours là. Et ils ne comptaient peut être pas renoncer si facilement.

« Tu penses que nous allons pouvoir trouver une issue ? » Questionna-t-elle à l’adresse de Sang d'Érable.

Le chat du Lac réprima une nouvelle série d’éternuements et se racla la gorge avec peine, avant de faire résonner sa voix stoïque et enrouée dans le noir du souterrain :

- Les lapins ont creusé de nombreuses embouchures qui sont liées les unes les autres. Nous finirons bien par rencontrer l’une d’entre elles en poursuivant plus loin. »

Elle l’entendit cracher, probablement des grains de terre entré dans sa gueule.

« Mais les secousses ont peut être fait s'effondrer d’autres pans du terrier, poursuivit-il. Dans quel cas nous serions bloqués, condamnés à mourir enterrés vivants. A moins que les Sans-Clans ne nous débusquent avant cela et nous achèvent dans l’instant.

- Pas de temps à perdre alors. »

La guerrière s’était de nouveau retournée et avançait maintenant à tâtons derrière son compagnon d’infortune, glissant le long de la paroi souterraine en se guidant du bout de ses moustaches frémissantes. Leurs assaillants, derrière, ne donnèrent pas d’autres signes de vie, pas même le mâle noir à la demi-queue qui, sans le tremblement, n’aurait pas été loin de lui croquer les poils. Elle ne relâcha pas sa garde pour autant et, malgré la pénombre complète, jetait compulsivement des regards aveugles par dessus son épaule, comme s’attendant à voir le Sans-Clan surgir d’un instant à autre dans son dos.

Le sol était meuble et froid. Pendant au plafond, des racines qui devaient être aussi fines que des fils d’araignée venaient lui chatouiller le front et les oreilles au fur et à mesure de sa progression. Le nuage de poussière que l’éboulement avait soulevé s’estompait lentement, il était de plus en plus facile d’y respirer. Mais les deux guerriers évoluaient tout de même avec précautions. Ils comprirent vite qu’en inspirant trop fort, une toux incontrôlable les saisissait. Et il valait mieux rester le plus discret possible s’ils ne voulaient pas signaler leur position à leurs ennemis, certainement toujours à l'affût de leur mettre les griffes dessus.

Alors qu’elle s'apprêtait à vigoureusement se secouer la patte pour en déloger le petit caillou venu se loger entre ses coussinets, elle percuta le corps immobile de Sang d'Érable. Le Lieutenant du Lac venait de s'arrêter devant une intersection. Le tunnel se divisait en trois branches aux sombres continués. Pelage de Brume se glissa aux côtés du rouquin pour atteindre l’embranchement et en humer les différents conduits. D’un commun avis tacite, ils s’engagèrent dans le tunnel d’où leur parvenait un très faible courant d’air, les deux autres ne leurs apportant que le fumet rance d’innombrables crottes de lapins séchées pour l’un, et un néant de poussière et de silence pour l’autre. Il fallut qu’ils progressent encore pour qu’une once de luminosité ne perce enfin au loin, comme une étincelle blanche à l’œil unique. Avançant vers elle, la lumière blême ne fit que croître et la galerie fut enfin éclairée de nouveau. Bientôt, ils découvrirent une alcôve enterrée qui devait jadis faire office de tanière aux innombrables garennes. La cavité creusée à même la terre était desservie par plusieurs couloirs. C'était de l’un d’eux, qui remontait en courbe vers le haut, que la lumière du ciel libre entrait en pleuvant.

Les deux guerriers s’en approchèrent sur la pointe des pattes, pour en boire de leurs narines dilatées l’air qui en provenant et qui charriait avec lui les parfums témoignant de ce qu’il se trouvait juste là dehors. Il n’en arrivait aucunes traces de cette détestable et inoubliable odeur faisandée que portaient les Sans-Clans.

- Il vaut mieux ne pas sortir de suite, décréta le guerrier du Lac d’une voix basse mais toujours aussi ferme et dénuée d’émotions. Attendons un peu qu’ils se lassent de nous chercher, de toute façon il y a peu chance qu'ils se risquent à un combat singulier dans ce lieu si exigu. »

Pelage de Brume tourna la tête vers lui. Avec la clarté retrouvée, elle put constater l’état dans lequel leur traversée du terrier les avait mit tous deux. Le poil si lustré et si roux du Lieutenant était désormais plus ébouriffée que celui d’un gros rat taupe et superbement recouvert d’une épaisse couche poudreuse et grisâtre. Quant à sa propre fourrure… elle était d’ordinaire déjà assez hirsute, mais là… elle pouvait sentir la poussière grasse dégringoler de son pelage au moindre de ses mouvements.

Elle fixa Sang d'Érable sans dire un mot. Elle n’avait pas la moindre envie de demeurer plus longtemps en sa compagnie. Et, bien qu’il ne s’agisse pas d’une injonction, elle n’appréciait guère l’autorité qui perçait dans chacune de ses rares paroles.

Le rouquin, nullement déstabilisé par sa nouvelle apparence, soutint son regard quelques instants. Puis, il se coucha de tout son long sur le flanc, avant d’entreprendre le nettoyage de ses pattes à grands coups de langue désinvoltes, sans que pourtant ses oreilles ne cessent de se tourner tour à tour vers les différents accès de leur abri.

Pelage de Brume, irritée et lassement désabusée, finit par se poser à son tour, s’accroupissant sur ses quatre pattes dans le recoin de l’alcôve le plus éloigné de lui. Ainsi ils étaient coincés ensemble. Et tandis que bruissait doucement le son de la langue rappeuse s’adonnant à sa tâche, la guerrière dans un soupir se demanda comment elle en était-arrivé là. La situation avait décati si vite. Le matin encore elle se trouvait chez elle, au sein de son camp. Et la voilà désormais : violant le serment des Terres de Sang, couverte de terre dans un trou puant de lapins en compagnie du Lieutenant du Clan du Lac, poursuivie par une horde de chats Sans-Clans sortit de nul part !

Il y eut d’un seul coup comme le poids et l’harassement d’une lune entière de débâcle s'abattit sur elle. Et tandis que son corps violenté se décrispait lentement, son épaule meurtrie par les crocs du Sans-Clan se mit à la lancer. L’adrénaline de la fuite et du combat lui en avait jusqu’alors dissimulé la vive douleur. Elle marmonna un juron dans sa barbe, et se tordit le cou pour atteindre la plaie souillée à nettoyer sans attendre. Entre la terre et la crasse du Sans-Clan, les Étoiles savent quel mal pouvait bien lui entrer dans le corps si elle ne s’occupait pas de lécher la blessure.

Le Lieutenant du Lac avait posé ses yeux placides au tranchant éclat sur elle. Sa voix basse et terne résonna entre les murs du terrier :

« Tu es blessée, moi qui croyais que rien ne pouvait atteindre un Guerrier du Feu… »

Pelage de Brume releva vivement la tête vers lui pour le foudroyer de son regard ambré. Toute la méfiance et l’antipathie qu’elle avait à l’encontre du rouquin refirent surface en un instant, comme si leur semblant de trêve et leur vague collaboration n’avaient jamais existé.

- Qu’est-ce que tu crois ? Lui répondit-elle avec dépit. Que nous sommes tous des furies sanguinaires que l’odeur du sang exalte ? C’est ce que vous vous racontez à notre sujet dans ton Clan ? Que nous passons nos journées à nous battre pour le plaisir et que nous jetons au feu les chatons que nous jugeons trop faibles ?

- Vous n’avez plus de feu, se contenta-il d’affirmer, presque avec indifférence.

- Tout le monde sait cela. » Trancha Pelage de Brume, agacée.

Le guerrier du Lac avait cessé de la regarder et poursuivait sans gêne le décrassage de son poil auburn.

- J’ai entendu dire que c’est le sang qui parcourt vos veines qui est fait de feu, se mit-il à décréter sur le même ton. Et que c’est ce feu qui, génération après générations, vous pousse inexorablement au massacre et à semer la mort autour de vous. Tout comme cette Terre de Sang où nous nous terrons en a fait l’épreuve.

- Et chez moi nous disons que lorsque vous devenez trop gras et trop lourd pour sortir le poisson de l'eau il n’y a plus que la vase pour vous rassasier. » Asséna t-elle alors, volontairement offensante.

Le rouquin eut un pouffement de rire sans joie. Il releva sa patte gauche pour venir y retirer les particules de terres venu se loger entre ses doigts et ses coussinets. Avec flegme, il déclara :

- Notre réputation nous précède tous, c’est certain. D’ailleurs, il me semble que c’est toi qui as écorché ce chat de la Lune, le nouveau Lieutenant ? »

Les mâchoires de Pelage de Brume, qui avait reprit le nettoyage de sa plaie, manquèrent de peu de se refermer sur sa langue. Son cœur fut percé d’une aiguille glacée et ses griffes plongèrent nerveusement dans la terre meuble de la galerie. Comment était-il au courant de cela ?

Elle le dévisagea de côté avec reproche et défiance, sa queue s’agitant comme une couleuvre sur le sol.

- Oui… c’est moi… » finit-elle par avouer d’une voix presque inaudible.

Le rouquin l’observa un moment avec circonspection, comme s’attendant à entendre autre chose de la part de la guerrière couleur de brume.

- Hum… finit-il par articuler, sur des airs surpris. J’aurai cru qu’une chatte du Feu comme toi ne manquerait jamais une occasion de vanter ses exploits guerriers, aussi cruels soient-ils… »

Cette nouvelle phrase lui fit farouchement rabattre les oreilles en arrière. S’en était trop.

- Mais tu ne sais rien de nous ! S’insurgea t-elle la queue fouettant l’air de colère. Et tu ne sais rien de moi ! Vous, les chats du Lac, vous êtes si méprisant ! Tous les prétextes sont bons pour nous rabaisser et vous complaire dans votre sentiment de supériorité ! Mais tu ne sais rien ! Rien du tout. Alors, avise toi de ne jamais, jamais plus mentionner cette histoire en ma présence. »

Le Lieutenant du Lac ne répondit rien. Il ne lui fit pas l’affront de lui demander de se calmer, et il aurait eut bien tort de le faire. Il se contenta de poursuivre son toilettage, impassible.

Pelage de Brume elle, fulminait. Tendue par une douloureuse culpabilité, une colère outrée et une piquante tristesse. Pour qui se prenait-il ? Ils n'avaient pas chassé le mulot ensemble, qu'elle sache ! Ils venaient certes de se défendre et de tuer d’un commun effort… mais cela ne changeait nullement la donne : qu’ils n’étaient au mieux l’un pour l’autre que des étrangers aux mœurs lointaines, au pire des guerriers naturellement ennemis et rivaux de naissance.

Pfff… ses exploits guerriers….maugréa t-elle intérieurement.

Oui, elle avait bel et bien défigurer Patte de Jais, elle le reconnaissait même s’il s’agissait d’un accident. Et oui, elle venait de tuer ce Sans-Clan, avec le recours de ce chat si dédaigneux, mais… Le Sans-Clan… saigné comme un vulgaire lièvre… tout était allé si vite… Aurait-il pu en être autrement ? Bien sûr que non. Un Sans-Clan, seul, contre deux guerriers aguerris et en pleine possession de leurs moyens, ce sombre fou n’avait pas eu la moindre chance de s’en sortir.

Ah oui elle avait combattu comme une grave guerrière du Feu ! Fidèle à ses leçons ! Mais quel exploit, contre ce tas d’os galeux qu’était son ennemi ! Un chaton en aurait fait de même tant il était faible et amaigri. Privé de la force du groupe ce chat s’était révélé aussi fragile que la feuille morte qui se craquelle au vent. L’avoir faucher avec tant d’aisance ne lui procurait aucune fierté. Allait-on encore la porter en triomphe pour ce brillant exploit ?

Elle eut le goût amer du sang sur sa langue tandis qu’elle lapait ses poils souillés de pourpres d’éclaboussures.

Oui, un demi Sans-Clan décharné, il lui fallait bien cela comme adversaire pour pouvoir se montrer à la hauteur de la glorieuse réputation auréolant ses épaules.

Elle laissa échapper malgré elle un soupir abattu. Elle renifla sa fourrure tâchée en faisant remuer sa truffe rose. L’odeur infect des Sans-Clans avait laissé sa marque sur elle et l’avait accompagné jusque sous terre. Même celle du rouquin aurait été préférable à cette senteur de mort. Pelage de Brume sentit un fourmillement d’angoisse et d’incompréhension prendre alors possession de son esprit.

« Que faisaient-ils ici… ? » Murmura t-elle le regard perdu dans ses effrayantes pensées où ne résonnait désormais plus d’un seul mot. Des Sans-Clans… jamais de ma vie je n’aurais cru en voir un jour… d’où pouvaient-ils bien venir ? Et que nous voulaient-ils ? »

A ces mots le Lieutenant du Lac avait stoppé sa toilette pour regarder à son tour dans le vide, ses yeux couleur d’acier agités par la réflexion.

- Nous tuer. Rien de moins, conclu t-il sans ambages.

- Mais pourquoi ? Tu as dit qu’ils nous suivait. Alors quoi : nous avons eu la chance de nous trouver sur leur chemin et ils ont sauté sur l’occasion de s’offrir la peau de deux guerriers ?

- Cela n’a rien avoir avec la chance…

- Ne m’en parle pas, rumina t-elle avec dépit. Se laisser prendre par la tactique de Sans-Clans, quelle honte. Si…

- Tu ne comprends pas, la coupa t-il alors avec gravité. Les Sans-Clans m’ont pas de tactique. Les Sans-Clans ne vivent même pas en groupe. Ils ne vivent que dans l’instant, errant sans cesse en se cachant dans l’ombre de nos Clans en espérant subsister un jour de plus. Pourquoi crois-tu que tu n’en a jamais vu avant ce jour ? Ce sont des fantômes, des fantômes qui fuient les Guerriers comme le mal vert. Et se craignent entre eux presque autant qu’ils ne nous craignent nous.

- Que crois tu que ces quatre là faisaient ensemble alors ? Si tu les connais si bien ? L’interrogea t-elle, pour le moins surprise.

- Je l’ignore… Mais je crois qu’ils ne nous suivaient pas par hasard. Ils ont attendu que nous nous éloignons du camp pour nous attaquer, et si le vent ne m’avait pas été favorable en me révélant leur présence, je me serais laissé surprendre tout comme toi.

- Où veux-tu en venir ? Le pressa t-elle.

- Je crois… je crois que nous n’étions pas des cibles opportunes… Je crois que c’est nous qu’ils voulaient, nous et personne d’autre. Enfin, l’un d’entre nous, pour être plus précis…. »

Un voile d’effarement mêlé de scepticisme passa sur les yeux de Pelage de Brume à l’entente de ces propos.

- Plus j’y pense, reprit-il avec toujours autant de sérieux, pensant plus à voix haute que s’adressant vraiment à elle. Et plus leurs intentions me paraissent évidente : si je ne les avaient pas repérés, ils auraient attendu que nous nous séparions. Toi quittant le territoire du Lac et moi faisant demi-tour pour regagner mon camp; Et c’est à ce moment qu’ils auraient attaqué. Peut être moi, peut-être toi, je ne sais pas. Mais nous aurions alors été seuls contre eux quatre, loin de chez nous et sans aucune chance de nous en sortir. »

Une chape de plomb tomba sur le terrier. Pelage de Brume entendait les mots se répéter dans son esprit en sinistre écho. Ils auraient voulu la tuer ? La tuer elle ? Pourquoi ces créatures souhaiteraient-elles sa mort en particulier ? Elle n’avait jamais rencontrer ces quatre chats de sa vie. Non, cela n’avait aucun sens !

Elle se renfrogna. Elle devait rester prudente. Ce n’est pas parce qu’ils avaient donné la mort ensemble, que le Lieutenant du Lac était digne de confiance. Loin de là. Et il n’était pas encore dit que celui-ci n’essayait pas de lui tendre un piège. Chose improbable, au vue de la tournure qu’avaient pris les événements, mais pas impossible. Il fallait donc qu’elle reste mesurée et garde ses distances avec ces propos. D’ailleurs, le rouquin ne tenta pas de la convaincre de la pertinence de sa théorie, se contentant de poursuivre ses réflexions dans une muette introversion. Et elle, aurait tout le temps de soumettre cette histoire aux lumières avisées de son chef quand elle rentrerait enfin chez elle. En attendant, la modération était de mise.

Même si.... sur son cœur pesait désormais une étrange lourdeur… la sensation désagréable et sourde qui survient lorsque l’esprit veut se tenir éloigné d’une vérité trop redoutable pour être considérer comme telle.

Les Sans-Clans… Tandis que leur odeur âcre et pointue flottait encore dans l’air prisonnier du tunnel, Pelage de Brume revit leurs poils sales, leurs corps décharnés et surtout, leurs terribles yeux animés de cette terrifiante lueur…. Oui ces regards, d’où la lumière ne semblait ni entrer ni sortir, elle ne les oublierait pas de si tôt. Ainsi ils avaient tenté de la tuer… tout comme ils avaient tué sa pauvre tante Étincelle, la précédente Lieutenant.

Étincelle…fauchée en pleine jeunesse… Cette guerrière ne manquait pourtant pas de courage, ni de force. Car il en fallait à revendre pour être Lieutenant du Feu. L’histoire raconte que Étincelle surpris ce jour là une bande de Sans-Clans rodant clandestinement sur le territoire du Feu. Les bougres lui étaient tombé dessus par hasard, présument, lors d’une patrouille qu’elle menait loin du camp avec son jeune apprenti Lieutenant. Certains invoquèrent la malchance ou le destin, d’autres de plus sombres présages… Les Sans-Clans décidèrent de profiter de leur avantage numérique pour l’attaquer et, en dépit des qualités indéniables de combattantes d'Étincelle, ils la massacrèrent.

Le jeune et inexpérimenté Griffe Noire qui était son apprenti de l’époque, fut impuissant. Étincelle lui avait ordonné de fuir, de se sauver pour aller prévenir le Clan, sauvant ainsi la vie de son protégé. N’ayant d’autre choix que de l’abandonner à un horrible sort, Griffe Noire avait détalé, obéissant ainsi à l’ultime ordre que lui donna sa mentor et qui lui déchira le cœur en deux.

C’est sur le chemin du camp, en ce funeste et tragique jour, que dans sa fuite effrénée, le jeune Griffe Noire avait croisé Flambée Nocturne, le compagnon d'Étincelle. Celui-ci, prévenu par l’apprenti du péril dans lequel se trouvait sa compagne, était accouru à son secours. En vain. A son arrivée, Étincelle gisait déjà dans son sang. Emporté par le chagrin et la rage, Flambée Nocturne se jeta à corps perdu dans la bataille. Et, faisant honneur à son statut de guerrier du Feu, seul contre tous, réussi à prendre deux de leur vie. Mais malgré les renforts alertés par Griffe Noire, Flambée Nocturne fut lui aussi appelé par le Clan des Étoiles, succombant à ses blessures, si ce n’est à son chagrin.

Ce jour là le Clan du Feu perdit deux de ses guerriers, emportés dans la fleur de l’âge comme le vent du nord fauche d’une seule bourrasque les feuillages des plus grands arbres. Le choc fut immense et le Clan fut accablé de deuil des lunes entières. On constitua une escouade, mener par Croc Brisé le propre père de Flambée Nocturne fou de colère, pour traquer la bande de Sans-Clans et les saigner comme les rats qu’ils étaient où qu’ils aient eu le malheur de se cacher. Vengeance fut rendue. Les pleurs ne cessèrent pas pour autant. Et jamais plus on n’entendit parler de nouveau de Sans-Clans. Pourtant, la mort ne cessa pas pour autant de frapper le Clan du Feu…

- Les Sans-Clans…. Articula Pelage de Brume le front bas, alourdi de douloureuses pensées. Ils ont tués ma tante… qui était Lieutenant. »

Sa voix se fit plus faible que le dernier souffle de l’oisillon mort-né.

« Et ma mère aussi… je crois… »

Dans l’obscurité du terrier, elle perçut l’oreille de Sang d'Érable avoir un sursaut d’intérêt, comme si pour la première fois depuis le début de cette conversation, ces mots avaient éveillé en lui une réelle attention. Il tourna ses yeux luisants droit vers les siens pour demander :

- Tu n’en es pas sûre ? »

A cette question il y eut un grand vide qui s’empara du cœur de Pelage de Brume. Toutes émotions, toutes substances disparurent pour ne laisser place qu’au silence. Un silence absolu et caverneux. Et ses veines elles aussi se vidèrent, comme si tout le sang s’en était allé et qu’au travers de ses vaisseaux vides ne résonnait plus que l’écho des battements de son cœur creux. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas parler de sa mère….

Etait ce le fait qu’elle ne s’était plus confier à personne depuis des jours, des semaines, qui imposa à son âme le besoin de se défaire de ce poids, de cette fatigue, cette angoisse et ce trouble qui l'écrasaient ? Etait ce le petit espace rassurant et cloisonné de l’alcôve qui, l’enveloppant de ses ténèbres et son silence en dehors du monde et du temps, lui donna le sentiment protecteur que ces mots demeureraient là, conservé pour toujours par ce tombeau de terre et de racines ? Pourquoi elle s’était confiée ainsi, pourquoi elle avait dévoilé ses tourments les plus intimes à ce chat inconnu ? Un chat qui n’appartenait pas à sa vie et à qui elle n’accordait pas sa confiance. Mais quoi qu’il en soit, c’est ainsi qu’elle avait parlé, d’un souffle très bas, ne parlant que pour elle même, perdue dans les propres méandres intérieures :

- Personne ne connaît les circonstances de sa mort… ou, du moins, s’ils le savent personne n’a jamais voulu m’en faire part…. On l’a juste retrouvé morte. Toute seule. Loin du camp. Je n’avais que quelques jours de vie quand c’est arrivé. Ma mère…cette chatte…cette guerrière…. elle m’a mit au monde, mais tout ce que je sais d’elle c’est qu’on l’appelait Brouillard Ambré, et que j’ai ses yeux…

- Tu n’as jamais cherché à connaître la vérité ? Demanda Sang d'Érable avec une légère et inédite curiosité dans la voix.

- Petite on m’a appris que mon frère et ma sœur de lait étaient morts également, morts d’une maladie. Mais… le sujet de ma mère et de comment elle a quitté ce monde n’est jamais abordé au sein du Clan. Et mon père… et bien… il est assez peu expansif concernant ses émotions. C’est difficile de savoir ce qu’il pense ou ce qu’il ressent. Et… »

Elle déglutit péniblement. Une boule d’épines lui enserrait la gorge.

« Et quand on aborde le sujet de ma mère avec lui, il se ferme encore davantage. Je crois… je crois que rien ne le fait plus souffrir que de penser à elle.

- Ton père, Étoile Farouche ?

- Chef du Clan du Feu, oui. Annonça t-elle solennellement pour tromper sa tristesse, sans grand succès. Je suis son unique enfant, et parfois… j’ignore s’il est d’abord mon chef ou d’abord mon père. C’est un très bon meneur, et quelque part j’en suis fière… Mais… par moment il me semble si distant. Je ne sais jamais ce qu’il pense réellement. Par moment j’ai le sentiment de ne pas le connaître… »

Le guerrier roux demeura un temps pensif. Et de son timbre ferme et désinvolte retrouvé, annonça pour toute réponse à ces incongrues confidences qui venait de lui être faites :

- La vérité ne se mérite pas, tant qu’on ne se bat pas pour l’obtenir. »

Cette phrase, qui tomba comme une goutte d’eau sur la surface lisse d’un lac, fit sortir Pelage de Brume de sa personnelle introspection. Et c’est alors qu’elle mesura tout le saugrenu de son attitude et de ce qu’elle venait de dire. Troublée de gêne, elle s'agita sur ses pattes comme cherchant à retrouver une contenance, et à cette fin, voulu enchaîner sur autre chose pour noyer son inapproprié épanchement émotionnel dans les banalités d’une conversation :

- J… je ne devrai pas te dire tout ça…. T...toi, qui es ton père ? »

C’est tout ce qu’elle avait trouvé a dire. Les conversations n’était décidément vraiment pas son fort.

Et comme si la situation n’était déjà pas suffisamment pénible, le Lieutenant du Lac resta silencieux un long moment, provoquant un blanc terriblement gênant, avant de se décider à répondre simplement :

- On l’appelle Étoile Silencieuse. »

Pelage de Brume réalisa alors, honteuse, qu’elle se trouvait en face d’un fils de chef, tout comme elle. Et que celui-ci l’écoutait se plaindre de sa situation depuis tout ce temps alors qu’il partageait le même statut.

Sa surprise fut d’autant plus grande que d’ordinaire il n’est pas coutume que les meneurs de Clans prennent leurs propres enfants pour Lieutenant. Elle avait entendu dire que chez les chats du Lac le favoritisme et la course au statut régissaient la vie et les rapports au sein de leur Clan, mais elle n’aurait pas imaginé que cela puisse aller aussi loin.

Alors comme ça ils étaient tous les deux enfants de Chefs, songea t-elle mal à l’aise. Elle se sentait bête. Bête et ridicule. N’abandonnant pas pour autant, elle se hasarda à poursuivre, l’air de rien et avec grande maladresse, toujours dans le dessein de détourner l’attention :

- Et… qui est ta mère ? »

Sang d'Érable se renfrogna dans le même mutisme hésitant que précédemment, mais cette fois-ci, il n’en sortit pas. Ignorant purement et simplement la question posée. Quand Pelage de Brume comprit qu’il n’y répondrait pas, elle détourna la tête de lui, se repositionnant sur son assise. Elle ne tenta plus de le questionner. Elle ne savait même plus pourquoi elle essayait ainsi de le faire parler, en ne faisant que se ridiculiser davantage. Une chose était sûre, il était bien le fils de son père… aussi avares en paroles l’un que l’autre.

Les deux chats poursuivirent leur attente tapit dans le silence le plus complet et pesant, ne cherchant plus à interagir l’un avec l’autre de quelques façons que ce soit. Pelage de Brume se perdit dans les tourments de ses préoccupations, et ne pensa bientôt plus à l'antipathique mâle roux. Il s’écoula ainsi un temps indéterminable.

C’est alors qu’un bruissements de terre provenant d’une des embouchures de l’alcôve les fit soudain se redresser de concert, toutes griffes dehors.


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