[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes
Le sang glacé d'angoisse de Pelage de Brume pulsait dans ses tempes comme le tonnerre qui précède la violence de l'orage. Ses pattes qui voulaient fuir étaient animées de spasmes nerveux et ses griffes inopérantes lacéraient la terre et l'air sans parvenir à atteindre son adversaire. Sa respiration affolée était si rapide que l'oxygène lui brûlait les naseaux et la gorge.
« Lâche-moi !! Feula t-elle d'une voix déformée par une colère teintée de peur, qui s'accentuait avec son sentiment croissant d'impuissance. Car bien qu'elle se débattait de toute la hargne que la panique jetait dans ses veines, la prise de l'agile chat roux était trop forte pour qu'elle puisse s'en défaire par de simples protestations.
Cette position de faiblesse lui était insupportable. Faisant écho à ses déboires passés, cela ravivait des souvenirs trop douloureux à sa mémoire mentale et corporelle. Cette sensation était horrible, mais en dépit des émotions qui s'éveillaient en elle, elle n'était plus une enfant, elle n'était plus cette apprentie tétanisée par la peur. Aujourd'hui elle était une guerrière. Et ce chat du Clan du Lac ne perdait rien pour attendre !
Ayant prit le temps d'étudier les points d'appui que le rouquin appliquait sur elle, elle se contorsionna d'un coup sec pour lui faire perdre son emprise, cherchant l'opportunité de le repousser loin d'elle. Mais le félin anticipa sa tactique et raffermit sa prise pour qu'elle ne puisse pas lui filer entre les pattes.
Rien à faire, il était redoutable. Il la maîtrisait aussi aisément qu'il l'aurait fait d'un papillon agitant vainement ses ailes sous ses coussinets.
Lui dont elle ne pouvait voir ni le visage ni les expressions qu'il arborait, se pencha alors sur elle, approchant son museau au plus près de son oreille. Et, très calmement, sur un ton dénué de toutes émotions, lui murmura :
« Calme-toi. Écoute attentivement. Des chats nous suivent. Ils nous traque depuis longtemps déjà. »
Pelage de Brume feula de plus belle. Elle ne souhaitait rien entendre de ce qu'il s'amusait à lui dire. Réduite à l'immobilité, elle ne pouvait que lui gronder sa colère dans un râle aussi menaçant que vain. Elle fermait les yeux, s'attendant à recevoir un coup de croc ou de griffes d'un instant à l'autre. Mais le temps passait et rien ne se produisait.
Que faisait-il ? Était-ce un petit jeu pervers pour se jouer d'elle avant de la tuer, comme le chaton s'amuse du mulot avant de le croquer ? La réputation des guerriers du Lac n'était donc pas volée. Ces chats avaient réellement un goût malsain pour la tricherie et le sadisme ? Elle les maudissait tous. Et celui-ci, qui jouait avec ses nerfs, plus que nul autre ! Qu'il soit dévoré par des rats !
« Garde ton calme, lui susurra t-il de nouveau sur un ton ferme et grave. Ils sont là, à nous épier. J'en compte au moins trois. Il nous ont suivi jusqu'ici. Je penses qu'ils ont l'intention de nous attaquer. »
C'est alors qu'un bruissement vint soudain briser le silence des alentours. Les oreilles de Pelage de Brume se dressèrent sur sa tête malgré elle. Elle rouvrit ses yeux dorés voilés d'angoisse et se tordit le cou pour regarder dans la direction d'où cela provenait. Il y eut d'autres bruits. Quelqu'un... du mouvement... une seconde personne....Plusieurs chats... Elle les entendait.... là tout proche...Des guerriers du Lac ?
Le Lieutenant qui la surplombait s'était tendu à l'extrême. Ses traits crispés d'intensité balayaient nerveusement les bosquets alentours dans l'ombres desquels évoluaient les êtres qui les espionnaient.
- Ca y est....murmura Sang d'Erable comme pour lui même. Ils passent à l'action... »
Pelage de Brume, toujours maintenue par le poids du rouquin, le dévisagea avant de reporter son attention sur les buissons qu'il ne quittait plus des yeux.
Soudain, un chat émergea d'un amas de ronces. Un chat horriblement maigre. Sale. Si sale que l'hypothétique couleur jaunâtre de son poil était maculée d'une couche de crasse brune et grise qui rendait son motif indéchiffrable. Son œil gauche aux paupières encroûtées était révulsé et visiblement invalide. Son apparence était plus terrible encore que le regard qu'il lançait de son œil unique et glauque.
Il y eut un nouveau mouvement sur leur gauche, et un autre chat révéla sa présence.
Un second mâle, trapu, plus petit, plus jeune, dont la fourrure de brun sombre possédait de nombreuses pelades et dont les pattes anormalement archées lui donnaient une démarche très étrange.
Il ne s'agissait pas de guerriers du Clan du Lac. Non, en aucun cas. Jamais Pelage de Brume n'avait vu de félins aussi négligés et dans un état aussi pitoyable. L'odeur qui se dégageait d'eux était d'une puanteur sans commune mesure. Quand cette odeur, rance, fétide, infecte, percuta sa truffe, lui assurant que non elle ne rêvait pas ce qu'elle voyait, elle dut retenir un sursaut de nausée. Le Lieutenant du Lac ne mentait donc pas en lui décrétant qu'ils étaient suivi ? Mais alors, qui étaient ces chats ? D'où venaient-ils ? Et surtout, comment ces individus avaient-ils réussit à se dissimuler tout ce temps, avec une telle senteur émanant de leurs corps ?
Pelage de Brume, plus décontenancée que jamais, essaya de se redressé et cette fois-ci, Sang d'Erable n'émit pas de résistance et la laissa faire. Elle se leva lentement sur ses pattes, ne quittant des yeux les inconnus qui les avaient rejoint sous les frondaisons des arbres frémissants de vent froid.
Dans leur dos, le troisième individu annoncé par le Lieutenant du Lac apparut sur le tronc du chêne, s'y dressant en les toisant avec défiance. Il s'agissait d'une femelle, plus amaigrie encore que les deux autres chats bien que cela soit à peine croyable. Son poil clair était parsemé d'une myriade de grains noirs, comme d'autant d'œufs et de crottes de puces qui devaient s'ébattre à travers son pelage. La chatte ne pouvait d'ailleurs pas tenir plus de trois secondes sans se secouer la tête d'un tic nerveux, témoignant que ses oreilles elles aussi devaient être infestées de parasites.
Les deux mâles commencèrent à s'approcher avec saccade, exhibant leurs crocs jaunes et leurs poils hérissées par le vent et l'agressivité.
Elle ne comprenait rien. Qui étaient ils ? Que voulaient ils ? Ce n'était pas des chats du Clan Lac, c'était impossible ! Ils ne pouvaient pas être des guerriers !
Et puis, d'un seul coup, comme une évidence, elle comprit enfin :
« D...des Sans-Clans...articula t-elle, bégayant d'horreur et de sidération. Ce sont des Sans-Clans...
- Ils vont essayer de nous encercler. Décréta le Lieutenant du Lac, sa queue fouettant l'air de nervosité et tous ses muscles bandés, prêt à servir. Si nous fuyons séparément, ajouta-il très gravement, et qu'ils nous prennent en chasse, ni toi ni moi n'aurons la moindre chance contre eux, pas à trois contre un.... »
Pelage de Brume, elle, n'en croyait pas ses yeux. Même durant ses longues nuits les plus sombres et cauchemardesques, son esprit tourmenté n'avait jamais osé lui faire entrevoir une telle rencontre. Elle avait toujours voulu ignorer ces histoires, qui n'en étaient pas vraiment, qu'elle entendait chuchoter petite. Ces histoires qui prétendaient que des Sans-Clans sillonnaient toujours les terres de la Vallée. Qu'ils étaient là, qu'ils avaient toujours été là, vivant cachés, tapis dans l'ombre des forêts. Non, cette idée n'avait jamais pu s'imposer à son esprit.
Mais pourtant... c'est bien de la patte de Sans-Clans que sa propre tante, la précédente Lieutenant du Feu avait périt il y a des années. Cela lui revenait maintenant. Petite, elle n'y avait pas vraiment prêté attention. Et plus tard, devenue adulte, elle s'était refusée à cette idée. Refuser de prendre pleinement conscience que ces êtres viles et barbares qui avaient prit la vie d'une noble Lieutenant de Clan, que ces êtres sans morale aucune, pourraient un jour croiser sa route. Maintenant que leur tangibilité s'imposait à ses yeux fuyants, tout ce qu'elle s'était efforcée à garder loin de sa conscience la percuta de plein fouet.
Elle plongea ses prunelles incrédules dans celles de ces chats redoutés, ces Sans-Clans. Elle y rencontra alors un regard terrible. Un regard à faire blanchir le poil tant la haine qui y grondait était terrifiante.
- Ils....ils vont nous tuer.... Affirma t-elle dans un souffle hagard, pensant à voix haute en tremblant d'horreur. Je le vois dans leurs yeux....
- Nous n'avons pas le choix, ajouta alors Sang d'Erable. Si nous voulons leur échapper, soit nous combattons ensemble, soit nous fuyons ensemble. »
Soudain un quatrième chat, tout de noir vêtu, jaillit des broussailles adjacentes qui dissimulaient jusqu'alors sa présence, pour se jeter de toute sa masse sur l'échine de Sang d'Érable. Le guerrier du Lac, attaqué dans son angle mort, eut tout juste le temps de réagir pour ne pas se faire saisir à la gorge par la puissante mâchoire aux canines effilées. Les deux mâles roulèrent ensemble sur l'humus, dans une boule de poils hérissée de griffes et de feulements déchirant l'air. Les feuilles mortes volaient autour d'eux en tous sens, projetées par la violence de leur affrontement. Le Sans-Clan noir, auquel il manquait une bonne moitié de queue qui se finissait en un moignon touffu, se battait avec enragement et ruse, Pelage de Brume entendait ses mâchoires claquer en essayant d'atteindre le guerrier roux.
Dans la cohue du combat Sang d'Érable chuta sur le dos, le matou noir au dessus de lui prenant l'avantage. Le Lieutenant du Lac, saisissant l'instant où l'autre dressa ses griffes pour lui en lacérer les entrailles, rassembla ses membres postérieurs sur son abdomen et les propulsa en un coup aussi violent que rapide dans le ventre de son agresseur. Le chat noir fut projeté en arrière et tandis qu'il se redressait pour revenir à l'assaut, Sang d'Érable avait déjà, roulant sur lui-même, sauté sur ses pattes.
Les deux autres mâles de la bande se précipitèrent alors sur lui dans un même élan. Mais avant qu'une seule de leurs griffes ne s'abattent sur son poil auburn, le guerrier du Lac, léger comme un pinson, avait bondit dans les airs pour les esquiver, laissant ses attaquants entrer en collision les uns dans les autres. Il atterrit sur l'humus à quelques foulées d'eux et dressa vivement sa tête de droite à gauche pour chercher Pelage de Brume du regard.
Mais celle-ci avait déjà fuit le combat, s'éloignant ventre à terre entre les arbres, tâche claire zigzagant entre les écorces brunes et le tapis orange de la forêt.
Le guerrier roux s'élança dans sa direction, esquivant au passage l'attaque de la Sans-Clan au poil beige descendu du tronc de chêne.
Pelage de Brume filait sans se retourner. La chatte famélique lui avait barré la route vers son territoire en essayant de s'en prendre à elle. Attaque qu'elle avait simplement balayé d'un coup de patte et d'une ruade mais qui l'avait contrainte à fuir dans une direction inconnue. Elle s'enfuyait à présent au hasard de ses foulées empressées. Son cœur lui hurlait pourtant de rejoindre les terres du Feu et la sécurité de son camp au plus vite, mais son corps, ses pattes, ses muscles, eux ne cherchaient plus qu'à mettre un maximum de distance entre elle et la horde de Sans-Clans.
Le Lieutenant du Lac qui avait réchappé de son duel finit par la rattraper, galopant à sa suite. Elle courait à en perdre haleine, se rendant à peine compte d'où elle allait. Derrière, leurs quatre assaillants les avaient prit en chasse.
« Nous ne devons pas nous séparer ! Lui cria Sang d'Érable, ne la lâchant pas d'une semelle dans sa cavalcade. Si nous faisons chemins séparés et qu'ils nous rattrapent, ils nous massacreront ! Écoutes moi ! »
Dans l'affolement de sa course, elle dérapait sur le linceul de feuilles mortes. Ses pattes lui firent contourner un bosquet de houx.
« Pas par là ! Avertit le Lieutenant avec autorité. Les eaux de la Vive vont nous couper la route ! Nous ne pourrons pas traverser ! Ils nous tiendront !
- Je ne connais pas les lieux ! » Lui aboya t-elle alors dessus sans ménagement, pour lui rappeler que, n'étant pas sur son territoire, elle n'avait pas la moindre idée de la direction qu'elle empruntait.
L'autre se mit alors à réfléchir à toute vitesse. Puis, le visage crispé par l'effort, il accéléra en se jetant en avant pour prendre la tête de leur duo de fugitifs.
- Suis-moi ! » Lui somma t-il sans se retourner, avant de virer vers le sud en traversant une futaie de fougères.
Pelage de Brume, sentant les Sans-Clans qui accouraient à leurs trousses se rapprocher toujours davantage, ne se donna malheureusement d'autre choix que de le suivre. Elle avait tout sauf confiance en ce guerrier du Lac, mais ses paroles étaient censées et constituaient pour l'heure son seul gage de sureté. De plus, elle n'osait imaginer ce qu'il adviendrait d'elle si elle avait le malheur de se laisser attraper par ces créatures tout droit sortit d'un cauchemar....
Le Lieutenant du Lac devant elle les conduisait avec détermination. Pelage de Brume le scrutait avec révolte. Devoir se laisser guider aveuglement par cet inconnu, qui quelques temps plus tôt l'avait attaqué sans vergogne et sans raison, lui était particulièrement désagréable.
- Si c'est un piège... le menaça t-elle en tout désespoir de cause, tu le regretteras ! »
A ces mots le guerrier roux tourna ses yeux acérés vers elle, la dévisageant un instant entre incrédulité et circonspection. Puis, se détourna vivement d'elle pour regarder de nouveau devant lui, dans un grognement dédaigneux, ses oreilles rabattues en arrière comme d'indignation.
Oui, à la première occasion qui se présentera, elle lui fauchera compagnie. Et le plus tôt sera le mieux, ce dit-elle.
Le paysage boisé de la forêt défilait sous ses yeux tandis que ses coussinets fauchaient l'humus humide au fil de sa course. Le rythme était de plus en plus dur à tenir. Et derrière, les Sans-Clans s'étaient à peine laissé distancer. Les Étoiles savent comment leurs maudits corps décharnés trouvaient l'énergie de les poursuivre ainsi !
Elle se fatiguait vite. Elle n'allait pas pourvoir maintenir cette cadence encore longtemps. Rejoindre le camp du Feu à ce rythme était tout bonnement impossible. Pareil pour le camp du Lac qui était trop loin. Le rouquin devait le savoir aussi. Alors, où les conduisait il comme ça ? Il semblait parfaitement savoir où il allait.
« Où va t-on ?! » Finit-elle bientôt par lui demander.
Celui-ci ne lui répondit rien, et se contenta de se concentrer davantage sur le chemin qui n'était visible qu'à ses yeux. Pelage de Brume gronda intérieurement d'irritation. Et alors qu'elle s'apprêtait à exiger de lui une réponse sur un ton que cette fois-ci il n'aurait pas pu ignorer, la forêt devant eux se fit de plus en plus clairsemée. Et le toit végétal de la canopée s'ouvrit sur le ciel au soleil couchant. Droit devant, le bois prenait fin sur une vaste clairière aux arbrisseaux éparses.
Et une odeur âcre, autoritaire, de mise en garde, entra alors de front dans les narines palpitantes de Pelage de Brume. Son esprit reconnu ce parfum frontière en un instant. Un des tous premiers qu'on lui avait apprit à reconnaître, qui s'était depuis cette époque gravé dans sa mémoire comme la grêle perfore le limbe des feuilles.
Elle se mit à freiner des quatre fers, scrutant de ses yeux troublés l'horizon qui lui était prohibé.
L'odeur était nette et puissante, délimitant l'entrée de la clairière comme la surface ondoyante d'un étang sépare le monde des airs de celui des eaux.
« U...une Terre de Sang... C'est une Terre de Sang...Articula fatalement la guerrière, la voix empreinte d'un désespoir pétrifié. Je...je n'ai pas le droit d'entrer ! »
Le rouquin qui avait ralenti sa course en la voyant s'arrêter, lui asséna avec emportement :
- Ce n'est pas le moment d'avoir des relents de culpabilité ! »
Le visage crispé par l'urgence et la queue battante, il agitait nerveusement ses yeux gris entre la guerrière immobile et le groupe de Sans-Clans se rapprochant de seconde en seconde.
« Tu n'as pas d'autre choix ! » La bouscula t-il d'une voix qui se voulait d'une évidence persuasive, mais que le stress rendait de plus en plus agressive.
Les pensées se heurtèrent violemment dans la tête de Pelage de Brume. Que devait-elle faire ? Briser l'ancestral serment ? Périr sous les griffes des Sans-Clans ? Souiller cette terre maudite de ses pattes de guerrière du Feu ? Se faire écorcher vive ?
Sang d'Erable ne pouvant l'attendre d'avantage, finit par lui crier, se remettant à courir en l'abandonnant à son impossible et personnel dilemme :
« Préfères-tu mourir ici ?! »
Et tandis que le Lieutenant du Lac prenait la fuite sans elle, leurs assaillants n'étaient maintenant plus qu'à quelques foulées de l'atteindre, sa fourrure grise et blanche promise en pâture à leurs griffes et leurs crocs avides. Le sol diffusait les vibrations de leur course effrénée jusque dans ses propres pattes.
Elle rabattit avec intensité ses paupières sur le doré de ses prunelles et, alors que le sang battait dans ses tempes à la rendre sourde, elle s'élança en avant, franchissant d'un bond l'ancestrale frontière que ceux de son Clan avaient promit de ne jamais profaner de leur présence.
Sang d'Érable qui n'avait cessé de l'observer en coin, se laissa rattraper pour se retrouver de nouveau à sa hauteur. Les trois Sans-Clans étaient tous proches. Pelage de Brume puisa dans les dernières forces de ses pattes pour se remettre à accélérer. Le rouquin partit à l'assaut d'une colline dénudée de la clairière. Elle le suivit machinalement.
Au fond de son cœur serré elle ne souhaitait pas s'enfoncer plus loin sur ce territoire qui lui était interdit, mais sa raison lui donnait trop peur pour lui faire faire demi-tour. Mais alors que ses pas foulaient cette terre maudite que jadis ses propres ancêtres avaient abreuvé du sang de tant de guerriers, elle sentait son malaise et sa nausée grandir. Elle avait l'impression que le bout de ses pattes la brûlait à chaque fois qu'elles apposaient leurs empreintes en ce lieu. C'était comme si la terre elle-même, gorgée des souffrances et des pleurs du passé faisait retentir une plainte lancinante à son passage. Elle courrait sur cette plaine, et s'étaient un champ de cadavres resurgis du passé que ses coussinets piétinaient.
« Derrière ces collines... informa soudain le Lieutenant du Lac dont l'essoufflement commençait à paraitre, la faisant revenir à la tension du présent. Il y a d'anciennes galeries de garennes... nous allons pouvoir les y semer... »
Pelage de Brume tendit son regard vers le dos herbeux de la butte qui coupait l'horizon. Bientôt, comme annoncé, se dessina au bas du versant qu'ils venaient de grimper, de nombreuses ouvertures de terriers s'enfonçant dans la terre comme d'autant de boyaux. Les lapins avaient la réputation de creuser des galeries aux architectures plus complexes que les ramifications tortueuses d'un chêne centenaire. C'était une cachette idéale qui pouvait leur permettre d'échapper à la vue des Sans-Clans et de les y perdre.
Sans perdre un instant de plus, les deux guerriers dévalèrent le flanc de la colline à toute hâte, zigzagant entre les jeunes arbres et les buissons juvéniles qui faisait lentement reprendre ses droits à la forêt sur la prairie.
Mais alors qu'ils s'appétaient à s'engouffrer dans l'obscurité protectrice du terrier le plus proche, le quatrième Sans-Clan, celui au poil embrunit de crasse, déboula en trombe sur leur flanc droit pour leur couper la route. Celui-ci avait visiblement deviné leurs intentions et, les devançant, avait entreprit de contourner la colline pour les prendre en tenaille tandis que ses trois comparses prenaient soin de les pousser jusque dans ses griffes.
Le Sans-Clan, surgissant d'entre les ombres d'un petit buisson, se précipita sur Pelage de Brume qui, prise par surprise, n'eut pas le temps de réagir assez vite pour échapper à son brutal assaut. Le mâle la renversa sur le côté et ses crocs se plantèrent dans la chair de son épaule avant même qu'elle n'ait touché le sol. Il l'écrasa pour la bloquer à terre, venant coller sur elle son poil poisseux de poussière et de saleté
Le choc du plaquage la sonna un instant, faisant vibrer le monde autour d'elle. Mais l'intense douleur qui lui déchira l'épaule lui fit reprendre ses esprits presque aussitôt. Elle feula avec hargne sous le coup de la souffrance, de la colère et de la peur se mêlant les unes aux autres en une seule et terrible émotion qui lui fouetta le sang tout entier. L'effroyable matou dont le corps sec comme du bois mort ne manquait pourtant pas de force, n'hésita pas à resserrer cruellement sa gueule sur sa prise, gueule d'où s'échappait une haleine aux relents de pestilences insoutenables. Leurs regards se croisèrent. Il lui adressa alors une œillade plus mauvaise et affreuse encore que celle que lance la corneille à l'œil qu'elle s'apprête à arracher de son orbite pour le gober.
Un frisson électrique traversa Pelage de Brume de part en part. C'était la seconde fois qu'on la plaquait à terre en bien trop peu de temps, alors non. Pas cette fois-ci, non ! Elle se contorsionna pour dégager l'une de ses patte antérieure et lui envoya aussitôt ses griffes archées avec l'agressivité et l'empressement des animaux acculés. Le matou dut relâcher sa morsure pour esquiver le coup de patte d'un vif mouvement de tête en arrière. Et, presque sourire en coin, dénuda ses canines pour la saisir de nouveau.
C'est à cet instant que Sang d'Erable, qui avait fait volte-face, se rua sur lui, le percutant de plein fouet. Sous la brusquerie de l'élan, le Sans-Clan fut déstabilisé à son tour. Il n'en fallut pas plus à Pelage de Brume pour se dégager de ce sordide corps à corps, tandis que les deux mâles culbutèrent entre les herbes silencieuses de la prairie.
Sang d'Érable manœuvra aussi vite qu'il le put pour retrouver son équilibre et se remettre en position de combat, se servant de sa queue comme d'un balancier pivotant comme un fouet dans l'air. Mais l'autre fut plus rapide et revint aussitôt à la charge, profitant cette fois-ci de l'opportunité d'attaquer le Lieutenant du Lac.
Le sang échaudé de la guerrière du Feu ne fit qu'un tour. Et, toutes les heures d'entraînement au combat ayant conditionner sa chair aux fils des années de pratique, ses muscles se tendirent d'eux mêmes. Son corps attisé de violence se mouva instinctivement, semblable à une branche qui soudainement cède avec fracas sous la puissance du vent qui tempête.
Elle bondit presque en même temps que le Sans-Clan. Plongeant par réflexe que son corps et son esprit avait apprit à mettre en œuvre ensemble, par un angle d'attaque contre lequel le matou fut impuissant. Arrivant sur lui en plein saut, elle l'agrippa de ses griffes, s'arrimant à lui comme l'oiseau saisit sa proie et lui prit la nuque entre ses crocs grignant de rancœur. Elle se projeta à terre, utilisant le poids de son propre corps pour faire basculer le mâle avec elle. Placée ainsi dans son dos, hors d'atteinte des armes tranchantes, elle l'enserra fermement de ses pattes avant refermées en tenailles sur son abdomen et, de ses postérieurs lui envoya des coups nerveux et rapides dans les jarrets et les reins pour l'empêcher de trouver un appuie pour se redresser.
Il était prit. Le matou, beuglant comme une nuée de choucas, eut l'instinct de se débattre, en vain. Pelage de Brume serra davantage sa mortelle étreinte et, les yeux obscurcie de colère, tira sèchement sur la peau de sa nuque pour lui renverser la tête en arrière. Exposant ainsi au ciel strié des lueurs pourpres du crépuscule, la gorge du mâle qui était l'une des seules zones de son pelage à arborer leur teinte jaunâtre d'origine. Sang d'Erable, de nouveau en pleine possession de ses moyens, ne perdit pas une seconde, et d'un coup de patte à la vélocité implacable trancha de ses griffes acérées comme la serre du faucon la gorge tendre et sans défense offerte à sa merci.
Pelage de Brume laissa choir le Sans-Clan convulsé de spasmes et de hoquets sanguinolents. Et ne prenant pas même le temps de considérer les éclaboussures de sang sur sa fourrure, reprit sa fuite sans un regard en arrière pour celui qu'ils venaient de saigner. Abandonnant derrière eux le corps inerte du chat sans allégeances dont le sang, s'échappant en écœurants gargouillis de sa gorge ouverte, sa gueule et son museau, se répandait sur la prairie comme un ruisseau tiède. Ses yeux exorbités offrant leur miroir à la lumière incandescente du ciel crépusculaire, se remplissant de ses rayons tandis que tout éclat de vie y disparaissait.
Les trois autres membres de la bande qui avaient dut, durant leur descente du versant de la colline, assister au combat et à la mise à mort, arrivèrent alors jusqu'à eux. Sang d'Erable s'engouffra dans le tunnel sombre et Pelage de Brume, s'y précipitant à sa suite, eut le temps avant de quitter le monde de la surface pour les ténèbres de la galerie souterraine, d'apercevoir le Sans-Clan noir bondir par dessus le cadavre encore chaud de son comparse pour se jeter toutes griffes en avant après eux.
Compressée dans le tunnel de terre elle fit appel à ses dernières ressources et à l'ensemble des muscles de son corps pour se hisser en avant, rampant derrière Sang d'Erable qui avait comme elle tout le mal du monde à se mouvoir dans l'étroitesse du boyau de terre. Sentant le mâle noir arriver comme une furie sur ses talons, elle n'hésita pas à pousser de sa tête sans douceur aucune l'arrière train roux du guerrier du Lac qui n'avançait pas assez vite. Elle ne songeait plus qu'à échapper aux coups de griffes et de crocs du chat qui lui arrivait par derrière alors qu'il lui était impossible de se retourner pour s'en défendre.
Alors que sa queue agitée de panique allait recevoir les premières et redoutées griffures de l'ennemi, le sol se mit à trembler. Et comme les flancs d'une énorme bête qui s'ébroue, la galerie fut secouée de toute part en grondant. Les parois terreuses du tunnel se mirent à s'affaisser. La terre s'effondra sur eux en une pluie de poussière et de gravats.