[LGDC] fanfiction Le Temps des Brumes

Chapitre 20 : Chapitre 12

6336 mots, Catégorie: G

Dernière mise à jour 27/09/2020 20:02

Les griffes fraîchement nettoyées de Sang d’Érable crissaient sur la terre du tunnel tandis qu’il s’en approchait, ventre à terre, membres fléchit, avec une redoutable précaution, pareil à la buse s’apprêtant à fondre sur une vipère. Pelage de Brume s'était tendue de toute part et faisait rouler ses muscles bandés sous sa fourrure gonflée. Leurs yeux noirs de dilatation scrutaient les ténèbres de l'embouchure d'où avait surgi les bruits qui les avaient alertés.

Silence complet. Plus rien ne bruissait à présent.

Les deux guerriers échangèrent un regard silencieux. Probablement un pan de tunnel s'effondrant à son tour…

Ils rentrèrent leurs griffes mais ce simple son avait réussit à raviver irrémédiablement leur tension. Pelage de Brume se dirigea d’un pas décidé vers le tunnel de sortie.

- Quittons cet endroit. » Trancha la guerrière du Feu, à qui la lumière du soleil n'avait jamais autant manqué.

Sang d'Érable n'émit pas d'objection et prit sa suite sans un mot.

Elle grimpa dans le tunnel de sortie, les rayons de lumière qui y pleuvaient tantôt s'étaient désormais atténués. Dehors la nuit devait être en train de tomber.

L'air humide et froid de l’extérieur ne portait pas d'odeurs d'alerte. Pelage de Brume glissa sa tête par l'ouverture du terrier, le menton couché à terre et les oreilles rabattues. Elle fit circuler son regard aiguisé sur les environs. Personne. Le trou de lapin débouchait entre deux collines nues et courbés de vent. Dans le prolongement droit de leur vallée, le domaine de la forêt reprenait ses droits, délimitant les deux espaces par une lisière de jeunes arbrisseaux à la taille croissante.

Pelage de Brume s'était extirpée de la galerie et Sang d'Érable également. Au dessus de leurs têtes le ciel se paraît d'étoiles tandis qu'au loin, au travers du panache forestier de l'horizon filaient les derniers nuances bleutées du jour.

Au creux de la clairière ne résonnait que le froissement des herbes animées d'un vent muet.

« Ne restons pas à découvert » Finit par déclarer Pelage de Brume en s'élançant sans attendre vers le bosquet d’arbres le plus proche.

Sang d'Érable lui emboîtant le pas, ils franchir les rangs d'arbrisseaux qui grignotaient lentement les pentes dénudées de la prairie, bondissant tous deux entre les frondes et les lianes comme des lièvres. Dès l’instant où elle se retrouva de nouveau cernée de la végétation reine et de l'encombrante arborescence de la forêt, il y eu comme le poids d'une pierre qui se décrocha du cœur de Pelage de Brume. Elle retrouvait la sûreté et la sérénité offerte par les innombrable bras de la forêt, tendus contre les éléments, reliant la terre et le ciel dans un même espace. Elle retrouvait ses repères, elle retrouvait son univers.


Ils poursuivent sans ralentir, se déplaçant comme des ombres entre les broussailles et les fougères qu'ils effleuraient à peine de leurs corps experts dans l’art de se mouvoir dans la densité forestière. Pelage de Brume trouva un arbuste remué de vent sous les branches duquel elle alla se tapir. Oreilles en alerte, elle huma nerveusement les froides bourrasques qui lui ébouriffaient ses poils terreux. Rien ne semblait indiquer qu'ils aient été suivis. Les Sans-Clans avaient renoncé. Probablement…

Elle se dressa sur ses pattes, tendant bien droites ses oreilles en avant pour faire courir ses prunelles dilatées comme des baies sur les sombres silhouettes de la forêt se couvrant de nuit. Quelque part perché, un duc hululait noblement depuis les hauteurs de son royaume. Pelage de Brume réussi à situer l'endroit où ils avaient atterri. La frontière du territoire du Feu était toute proche, les Étoiles soient louées.


- Je n'ai pas l'impression qu'ils nous aient retrouvé, annonça sobrement Sang d'Érable. Mais prudence, ils nous ont déjà surpris une fois, ne faisons pas l'erreur de les sous-estimer.

- Nous ne devons pas leur laisser le temps de retrouver notre trace. » Ajouta-t-elle nerveusement.

Il approuva d'un mouvement de tête.

- Je vais partir de mon côté, indiqua t-il. En prenant un chemin détourné. Tu devrais sûrement faire de même, dans le cas où ils aient eu l'idée de nous tendre une nouvelle embuscade sur la route… »


Sang d'Érable s'ébroua vigoureusement à plusieurs reprises et entreprit d'étirer consciencieusement chaque partie de son corps raidit par l'immobilité prolongé dans le terrier, comme se préparant à une longue et éprouvante course à travers bois. Quand il eut terminé, il se redressa pour plonger ses yeux argentés dans ceux de Pelage de Brume. Les deux chats demeurèrent un temps ainsi, se dévisageant dans un étrange et lourd silence. L’un comme l’autre ignorait lequel d’entre eux était la véritable cible des Sans-Clans et de leur sournoise entreprise. Une seule chose était certaine : à la seconde où ils se retrouveraient de nouveau seuls et livrés à eux mêmes, leur vulnérabilité respective n’en sera que redoutablement dédoublée. Et ils en avaient parfaitement conscience. L’un d'eux ne regagnerait peut être jamais son camp.


Le vent tournoyait entre leurs deux corps immobiles, jouant avec le poil de leurs fourrures, tandis qu’ils échangeaient ce regard muet et si lourd de sens. Au loin une nuée de corneilles invisibles sur le noir des cieux survola la forêt en faisant retentir l’écho criard de leurs mélancolique présage.

Enfin, Sang d'Érable pivota dans la direction du territoire du Lac. Son constant timbre de voix apathique et morne fit vibrer l'air nocturne :

« C’est ici que nos chemins se séparent. »

Il fit glisser par dessus son épaule ses prunelles grises et luisantes comme des éclats d’acier pour jeter un ultime regard et salut à son alliée de circonstance :

« Bonne chance. »


Et il avait bondi en avant, galopant à toute allure. Fendant les herbes folles et les sombres broussailles comme un éclair rouge.

Ainsi, sur ces brèves paroles lancées à la lune pour seul témoin, s'était achevée l'étrange et insolite collaboration de la Guerrière du Feu et du Lieutenant du Lac.

Pelage de Brume s'était elle aussi remise en route, dans la direction opposée pour franchir la frontière de son territoire, disparaissant à son tour dans l’épaisseur de la nuit.


Ses pas furtifs et pressés l'entraînaient enfin vers la sécurité et la chaleur de son chez elle mais, à présent, le moindre buisson, la moindre futaie lui paraissait menaçante et hostile. Comme si chaque recoin de sa forêt natale étaient désormais en mesure de la trahir en laissant jaillir d’entre leurs ombres une de ces horribles créatures nommées Sans-Clans. Le conseil du Lieutenant du Lac qui n’étant pas sans pertinence, et dans le dessein de tromper une éventuelle embuscade de ces maudits félins, elle choisit d'emprunter une sente secondaire qu’elle n’arpentait que rarement, qui n’était certes pas le chemin le plus direct pour regagner le camp du Feu, mais qui était certainement plus sûr.

Alors qu’elle avançait sur cette dernière ligne droite qui mettrait enfin un terme à ce cauchemar, l'épuisement d’un jour complet de lutte et de stress intense l'accabla cruellement. Elle ne se souvenait plus à quand remontait son dernier temps de sommeil. Garder les yeux ouverts et l’esprit affûté était un véritable calvaire. Sa tête lui faisait mal comme si elle s’en trouvait prise entre les serres d’un rapace. Tandis qu’elle forçait sur ses pattes endolories pour maintenir la cadence, le parfum des siens venait petit à petit lui caresser ses narines avivées d'essoufflement. Cette odeur… l’odeur des Guerriers du Feu, elle aurait été incapable de se la décrire mais d’entre toutes les senteurs portées par le monde c’est bien celle qu’elle reconnaitrait toujours. Et c’est cette odeur, cet appel en avant qui lui donna la force de ne pas s'arrêter, de ne pas faillir sur ses membres douloureux qui n'en pouvaient plus d’effort et de crampes.

La route fut encore longue. Longue et plus éreintante que jamais. La tension du à sa peur de se faire surprendre par une attaque des Sans-Clans la plongeait dans une paranoïa constante. Son sentiment de faiblesse accentué par sa lutte contre la fatigue pour maintenir son attention et ses sens aux aguets lui éreintait les nerfs. Alors qu'elle contournait l'antique bosquet des Arbres aux Chouettes, déserté depuis longtemps, le ciel se mit à pleuvoir. Une pluie froide et drue d'automne qui lui trempa la peau et acheva de souiller son poil maculé de terre. Mais elle ne s'en abrita pas et préféra poursuivre, son escapade n'avait que trop duré déjà. Si cela pouvait au moins la laver de cette senteur de chats étrangers qu’elle charriait avec elle depuis les flancs de la clairière…


Alors que les abords de la combe rocheuse du camp du Feu se dessinait derrière le mouvant mur végétal, des fourrées sur sa gauche se mirent à frémirent avec vacarme et, alors que son cœur fit un bond de panique dans sa poitrine, un chat en sortit avec empressement. Elle se ramassa sur elle même dans un sursaut de panique, se voyant déjà morte, la gorge broyée entre les mâchoires du terrible mâle noir à la demi-queue.


- Pelage de Brume ? C’est toi ? S'enquit la voix familière de Griffe Noire où perçait des accents d'inquiétude. Tu vas bien ? Ne te voyant pas revenir Étoile Farouche m’a envoyé à ta recherche. Que s’est-il passé ? »


Elle ne fut même pas en mesure d’articuler une réponse à son Lieutenant, tant la surprise l’avait crispé. Griffe Noire avança vers elle, faisant briller sa fourrure brune striée de rayures noires plus nettes que des balafres en passant dans un rayon de lune.


Et c’est là qu’il sentit.


A la seconde où le parfum qui se dégageait d’elle arriva jusqu’au museau de Griffe Noire, lui dont la maîtrise de soi et la stricte contenance ne faillissait jamais, une expression de terreur pure voila le miroir rond de ses prunelles. Le parfum des Sans-Clans. Cette odeur qui jamais ne saurait être oublié, sembla raviver en un instant les pires cauchemars du Lieutenant, le jetant en pâture aux démons acérés de ses souvenirs, qui se tapissaient au plus profond de son être depuis ce jour de pleurs où sa mentor se fit massacrer par cette ignoble engeance.

Il eut un mouvement de recul précipité qui, se prenant les pattes les unes dans les autres, le fit trébucher sur son arrière train, comme si la seule idée qui liait encore son corps et son esprit ensemble était celle de fuir. Gueule-bée il dévisagea Pelage de Brume de ses yeux exorbités d’horreur, yeux derrières lesquels les pires images semblaient défiler en horrifiques résurgences.

Il savait. Elle ne lui avait encore rien dit des épreuves qu’elle venait de traverser et de la sordide rencontre qu’elle avait faite de l’autre côté des bois, mais il savait. Car lui-même avait vécu la même chose. Sinon pire encore.


Pelage de Brume ne sut quoi dire. Elle n’osait imager le traumatisme qui se ravivait en lui, par cette simple odeur qui lui avait sauté ainsi au visage. Et tout cela par sa faute, en quelque sorte. Elle ne put que lui adresser un regard triste et profondément désolé.

La première vague du choc passée, elle le vit peiner à retrouver ses moyens. D’une voix de fantôme il articula enfin :

- A… attends là.... »

Et d’un pas un peu chancelant, il repartit en direction du camp.

Pelage de Brume eut un soupir attristé. Jusqu’à présent elle s’était figuré son retour comme un grand moment de soulagement et de joie retrouvée, mais désormais la réalité la rattrapait sans ménagement : elle s’en revenait avec les pires nouvelles qui soient.

Abrutie de fatigue, gelée jusqu’aux os, le pelage trempé et boueux, l’échine basse et le cou rentré dans ses épaules, elle priait pour que cela ce règle au plus vite.


Étoile Farouche surgir alors avec hâte d’entre les futaies. Quand son regard agité se posa sur elle, elle sentit l’éclat tranchant de ses yeux luisants scruter avec empressement la moindre parcelle de son anatomie. Il accouru jusqu’à elle, le visage fermé et tendu comme sous l’effort de fortes émotions qu’il essayerait de réprimer.


Elle savait qu’elle n’aurait pas put s’y soustraire, qu’elle devait forcément en passer par là, mais… que son père la voit ainsi, dans cet état… cela lui souleva le cœur.

- Que s’est-il passé ? » Questionna-t-il de sa puissante voix grave en poursuivant de l’inspecter de toute part et de la renifler compulsivement.

Son visage se fronça durement quand il découvrit la plaie ouverte sur son épaule. Il se tourna vivement vers Griffe Noire qui l’avait alerté et conduit jusqu’à elle pour lui sommer :

« Vas chercher Fougère Dorée. »


Le Lieutenant du Feu demeurait figé, sans réagir, fixant toujours Pelage de Brume de ses yeux arrondis de trouble et d’épouvante.


« Griffe Noire ! »


Jamais, non jamais Étoile Farouche n’avait jusqu’alors eut besoin de répéter un de ses ordres à son Lieutenant. Pelage de Brume ne savait plus si elle grelottait de froid ou d’angoisse.

Le mâle brun finit par revenir à lui et s’éclipsa de nouveau. Étoile Farouche reporta son attention sur sa fille et demanda :

« Qui t’as fait ça ? Ta mission a t-elle échouée ?

- N… non… je… j’ai rencontré Étoile Si...Silencieuse, bégaya t-elle sans parvenir à empêcher ses mâchoires de claquer. I...il accepte l’alliance… »

Elle déglutit, plissant ses paupières sur lesquelles l’eau glacée de la pluie dont son pelage était gorgé ruisselait.

« Et…à…à la frontière j’ai été a…attaqué avec le Lieu…Lieutenant du Lac. Pa...par des Sans-Clans… »


A la prononciation de ses mots, elle crut percevoir le visage tout entier de son père se contracter atrocement durant une fraction de seconde, comme sous l’effet d’une rage intense qu’elle ne lui connaissait pas. Mais elle n’était plus sûre de rien, l'épuisement lui faisait tourner la tête. Et elle ne fut plus en mesure de soutenir son regard. Une seule idée lui emplissait désormais l’esprit : l’avait-elle déçue ?


Elle n’eut pas l’occasion de lui poser la question car Fougère Dorée arriva à son tour.

A partir de cet instant, les choses se firent floues pour Pelage de Brume. Sa fatigue physique et mental était telle que tout autour d’elle, les sons, les images et les odeurs lui parvinrent comme étouffés et de plus en plus lointains.

Elle sentit vaguement que la Guérisseuse l'ausculta et lui procura elle ne sait quels soins à l’aide de plantes qui lui piquèrent le nez.

Puis qu’elle avait été emmené. Elle perçu simplement qu’on lui fit contourner l’entrée principale du camp et qu’elle en fut soulagée et reconnaissante, car elle redoutait que Cœur de Cendre ou quiconque d’autre ne l'aperçoive ainsi. On lui fit grimper le Rocher par l’arrière et elle fut installée dans la tanière du Chef. Étoile Farouche lui apporta une proie pour qu’elle se nourrisse et la fit se coucher sur sa propre litière. Là, écroulée sur le lit sec et tiède de mousse et de duvet de plumes moelleuses, chaque douleur, chaque raideur de son corps remonta en surface pour l’assaillir. Étoile Farouche lui adressa des phrases dont elle ne perçut pas tout. Au sujet de la mission, de repos et du lendemain. Il déposa également une feuille de plante près de son museau en lui expliquant quelque chose à propos de ses bienfaits et de l'apaisement. La plante sentait bon. Un fumet très agréable qui donnait irrésistiblement envie de la mordiller. Se qu’elle fit. Alors que son esprit bourdonnait comme un essaim d’abeilles, une sensation de bien-être l’envahit doucement. Et une lourde torpeur s’empara d’elle. A travers ses prunelles mi-closes, la grotte n’était plus qu’un épais nuage d’ombres et de textures mouvantes.


Elle eut à un moment l’impression que quelqu’un était là, assis à son chevet à la regarder en la surplombant et à lui murmurer des mots tout bas. On lui parlait avec une belle voix grave, similaire à celle de son père. On lui lécha le front. Et la présence s’en alla. Elle se retrouva seule. Agitée d’images et de sensations confuses et insaisissables. Puis, lentement, elle sombra. S’enfonçant dans un sommeil opaque et profond comme les ténèbres.



*


Les yeux jaunâtres de Fougère Dorée s’ouvrirent sur la blancheur de la brume en suspension. Partout autour d’elle, les volutes éthérée d’un brouillard sans fin se liaient et se déliaient en une valse cotonneuse et muette. Il n’y avait ni odeur, ni son. Ni ciel, ni terre. Ni vent, ni chaleur. Seulement la brume, englobant toutes choses, nimbée d’un évanescent halo de lumière diffuse.

Fougère Dorée patienta quelques instants et bientôt, un picotement familier vint lui chatouiller les moustaches. L’air se fit comme plus dense et agité. Et une silhouette bien connue fit lentement son apparition au cœur des vaporeuses fumerolles. La fourrure grise discrètement zébrée de brun d’une chatte émergea d’entre les buées, et alors que sa présence se faisait de plus en plus tangible et palpable, ses paupières closes s’ouvrir sur des yeux plus verts que les premières feuilles du printemps et plus brillants que les premières gloires de l’aube. Il émanait de son corps, au très dense poil lustré, une douce et timide aura aux rassurantes vibrations. Assise sur son arrière train, elle adressa un regard animé d’une affection touchante à Fougère Dorée, lui souriant de toute la profondeur de ses prunelles rondes. Fougère Dorée retourna à sa consœur un petit mouvement de tête pour salut, ne pouvant réprimer son sourire.

« Je vois que la Guérisseuse du Lac daigne enfin nous honorer de sa présence avant que nous ne tombions en poussière ! » Avait-elle alors déclamer avec des accents volontairement puérils et exagérés.

Cela eut pour effet de provoquer chez la chatte grise un petit rire franc et amusé, au écho un peu enfantin. Elle prit à son tour une expression faussement désinvolte pour répliquer :

- La Guérisseuse du Feu n’est pourtant pas connu pour son indéfectible ponctualité.

- La Guérisseuse du Lac semble de toute évidence mal connaître la Guérisseuse du Feu.

- Et bien, loin l’idée à la Guérisseuse du Lac de vouloir risquer un incident diplomatique, mais il faut dire que la Guérisseuse du Feu à l’esprit plus changeant que celui d’une linotte au soleil ! »

Les chattes se mirent toutes deux à glousser, échangeant un regard complice. Fougère Dorée sentit son cœur se faire un peu plus léger. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas purement et simplement rit de la sorte, juste pour la plaisir de rire.

Elle observa Verte Faine, la Guérisseuse du Clan du Lac, du coin de son œil pétillant. Cela lui fit du bien de la voir, cela lui réchauffait un peu l’âme. Fougère Dorée aimait sa gentillesse et sa simplicité naturelle, sa modestie et sa timidité fébrile dont elle ne se faisait pas toujours maître, son visage doux et expressif malgré-lui ou subsistait encore les lignes candides d’une certaine naïveté conservées depuis l’enfance.


« Tu as l’air d’aller mieux, remarqua Verte Faine gentiment de sa voix toujours un peu basse et réprimée. La lune dernière tu semblais si préoccupée… »

Les traits de Fougère Dorée s’affaissèrent un peu et son iris perdit de son éclat.

- Ah…Oui, en effet… »

Elle laissa échapper un soupir.

« Mais tu sais, en vérité les choses ne s’en portent pas mie... »


Elle s’interrompit.

Une nouvelle présence en approche fit imperceptiblement vibrer les vapeurs de blanche fumée qui nimbait l’espace à trois longueurs de queue d’elles. L’amas de brume se mit à scintiller avec légèrement plus d’intensité et le corps frêle d’une minuscule chatte apparu. Strictement immobile, assise bien droite sur ses longues pattes aussi fines que des tiges de marguerites, son poil de couleur crème à la longue queue rayée de gris pâle se fondait presque parfaitement dans l’épaisseur du brouillard. Gardant ses paupières scellées sur la porte de ses yeux, elle dressa ses interminables oreilles en avant, tournant la tête de droite à gauche comme cherchant à déceler la présence de quelqu’un.

Ne la voyant toujours pas ouvrir les yeux, Fougère Dorée et Verte Faine échangèrent un regard interloqué. Et, les faisant toutes deux sursauter, la très jeune chatte aveugle fit résonner sa voix fluette mais étonnamment assurée :

« Salutations à vous, Verte Faine, Guérisseuse du Clan du Lac et Fougère Dorée, Guérisseuse du Clan du Feu.


- Salutations, répondit avec douceur Verte Faine au bout de quelques secondes d’hésitation.

- Toi, tu dois être Œil de Nuit, poursuivit Fougère Dorée.

- Œil de la Nuit, trancha aussitôt la petite sans ciliée en appuyant chaque sonorité de son nom. Mon élévation de Guérisseuse et Prophétesse a été sacré sous le regard du Grand Guerrier depuis les plaines célestes. Je représenterai donc à compté de ce jour le Clan de la Lune au sein du Cercle des Guérisseurs. »

Le port altier, Œil de la Nuit tournait tour à tour son visage aux yeux clos pour toujours vers l’une et l’autre de ses aînées. Ces dernières l’observèrent en silence, non sans une pointe de pitié. Observèrent son joli visage tout de délicatesse, observèrent la fine ligne à peine visible, bordée de poils pâles, de ses paupières qui ne s’étaient jamais ouvertes sur le monde. Condamnant cette enfant à une vie d’éternels ténèbres.

- Ravis de te rencontrer, articula doucement Fougère Dorée. Nous sommes heureux de t’accueillir au sein du Cercle. Cela doit te…

- Le Cercle est incomplet, indiqua alors la jeune chatte en la coupant assez froidement mais sur un ton toujours aussi poli et formel. Le Guérisseur du Clan des Neiges n’est pas encore présent. Nous devons attendre qu’il arrive.

Fougère et Verte Faine s’interrogèrent du regard, un peu surprises et légèrement embarrassées. Fougère finit par hausser les épaules et consentir :

- Très bien… »


Les trois chattes patientèrent donc, les vapeurs spectrales flottaient autour d’elle dans un silence complet, semblant glisser sur leurs pelages sans même les effleurer. Œil de la Nuit demeura parfaitement stoïque et plus immobile d’une pierre gelée. Verte Faine avait une mine un peu peinée et soucieuse, elle jetait des petits regards discrets tour à tour à l’une et l’autre de ses consœurs. Fougère Dorée, elle, avait au fil de l’attente fait réapparaître son air morose et blasé.

L’attente se poursuivit ainsi, dans un silence à la limite de l’irréalité.

« Bien, je propose que nous commencions. » Finit par annoncer Fougère Dorée qui se balançait imperceptiblement sur ses pattes depuis un moment déjà, venant briser le silence.

- Non, rétorqua la petite chatte crème avec l’aplomb de l’évidence. Tous les Guérisseurs doivent êtres présent. Le Cercle ne peut pas débuter tant que…

- Ce vieux grincheux de Patte de Bois ne montrera pas ses moustaches, lui assura alors de but en blanc Fougère Dorée. Il ne viendra pas. Pas plus qu’il n’est venu la fois dernière, ni la fois d’avant. Crois moi, tu ne le rencontrera pas de sitôt. »


Si Œil de la Nuit fut contrarié par cette annonce, elle ne le fit pas remarqué. Elle sembla réfléchir quelques instants. Puis se redressa avec dignité.

- Soit. A qui ne nous trois l’honneur revient en ce jour de proclamer le serment du Cercle ?

- Et bien, je ne vois pas d’objection à ce que ce rôle te revienne. » Répondit Verte Faine avec gentillesse.

La petite ne se fit pas prier davantage et, après s’être raclée la gorge en bondant le poitrail, entreprit de réciter la litanie qu’elle avait apprise :

- Moi, Œil de la Nuit, Guérisseuse du Clan de la Lune, héritière de la sagesse des Neuf Grands et de la clairvoyance du Grand Guerrier Céleste, proclame que nous, Guérisseurs de la Vallée, faisons le serment sacré d’avoir une fidélité sans faille à notre Clan et de ne jamais lui porter préjudices au sein du Cercle. »


Verte Faine et Fougère, qui n’avait put s’empêcher de lever les yeux au ciel en faisant un grimace, miaulèrent en chœur, pour accompagner Œil de la Nuit, comme le protocole l’exigeait.

« Je proclame que nous, poursuivit la petite, Guérisseurs de la Vallée, faisons le serment qui ne saurait être rompu, d’offrir nos savoirs et notre dévouement au Cercle. Et de préserver à jamais son caractère sacré et exclusif aux Guérisseurs de Clans et de toujours le tenir éloigné des conflits et de l’abêtissement de l’ambition qui ne prennent pas de sens en son sein. »

Les miaulements furent de nouveaux émient. Et le Cercle des Guérisseurs put enfin débuter.

Il s’en suivit des échanges d’une extrême formalité et d’un grand ennui, où les différentes représentantes des Clans exposèrent à tour de rôle des informations concernant leurs devoirs de soigneuse au sein de ces derniers. Il fut question d’éventuels symptômes de mal blanc, de l’invasion de coléoptères sur les pousses de verveine, de l’avancée de la saison froid qui se faisait de plus en plus tôt chaque année. Œil de la Nuit, malgré son évidente attache pour la bien-séance et le respect des règles, fut particulièrement évasive et lacunaire quand il vint son tour d’aborder le contexte et les nouvelles au sein du Clan de la Lune. Et d’une manière générale, elle demeura très froide et réservée durant tout le temps des échanges protocolaires.

Verte Faine voulu lui donner quelques conseils sur les plantes médicinales utiles qui poussaient en cette saison et comment les trouver afin de pouvoir les stocker pour le reste de l’année. Mais le jeune chatte ne sembla pas se montrer très réceptive à ce partage de savoir, l’ignorant presque.

Au final, cette réunion du Cercle des Guérisseurs s’acheva très rapidement. Œil de la Nuit qui avait inaugurer la séance, la clôtura avec le même sérieux. Sans plus attendre, elle salua très dignement ses consœurs. Après quoi, sa présence se fit de plus en plus lointaine et transparente. Et la petite silhouette famélique de la jeune chatte s’estompa en une nuée de volutes blanches.


Fougère Dorée et Verte Faine se retrouvant de nouveau seules dans l’intimité de leur tête à tête, adoptèrent aussitôt des postures plus détendues et familières.

- Et bien… cela promet… marmonna la Guérisseuse du Feu avec un petit hoquet de dépit.

- J’avais entendu des rumeurs concernant ses yeux, indiqua Verte Faine. Mais je ne m’attendait pas à cela…

- Voilà une jolie petite souris bien fragile et obéissante, pff ! Ils n’ont pas tardé à lui faire apprendre ses leçons ! Maugréa Fougère de plus belle. Vas savoir de quoi ils lui remplissent la crâne, ces enlunés ! Je pouvais les entendre parler à travers elle comme s’ils étaient là !

- Pauvre petite… » Soupira Verte Faine tristement.

- Enfin… nous verrons bien comment elle évoluera… et de toute façon, que pouvons nous faire ? Ils la gardent jalousement comme leur bien le plus précieux, je suis même étonnée qu’ils aient acceptés de la laisser participer au Cercle !

- Ce sont les traditions… ils ne se donnent pas le choix que de les respecter.

- Espérons alors que leur obsession pour les traditions soit au moins un peu bénéfique à cette enfant ! Je n’aurai pas l’énergie de m’inquiéter en plus pour les pauvres âmes qui ne font pas partie de mon Clan. »


Les oreilles de Verte Faine frémirent. Avec une certaine inquiétude transparaissant dans ses yeux, elle demanda :

- Et toi, as tu eu de nouvelles visions ? »

Fougère se mit à regarder dans le vide, intensément pensive.

- Non… prononça-elle avec morosité. Pas depuis la dernière fois…

- Mais ? » Anticipa son amie en la scrutant tête penchée sur le côté, sourire en coin.

Cela réussit à illuminer d’amusement le visage de Fougère l’espace d’une courte seconde, avant que l’angoisse et le désarroi qui étaient ses réels états d’esprit ne reviennent au galop :

- Mais… mon impression demeure la même… Poursuivit-elle. Tu sais… au début je ne voulais pas t’en parler… j’avais peur que même toi tu ne puisse pas me croire… Je voulais l’ignorer, tout simplement, comme si tout cela venait de mon imagination, mais… les jours passés et la sensation persistait, s’accentuait. A tel point qu’aujourd’hui je ne peux penser à rien d’autre… Je peux à peine dormir… »

Son cœur se serra.

« Et… et je n’ai pas la moindre idée de ce que je suis sensé faire ! Je suis Guérisseuse, j’ai été choisi pour recevoir le savoir de centaines de générations de soigneurs qui m’ont précédé, et j’ignore quoi faire ! »

La Guérisseuse du Lac, touchée au vif par la détresse de son amie eut le réflexe d’amorcer un pas pour s’avancer vers elle, mais se ravisa. La nature même de ce lieu en dehors du monde physique ne lui permettait pas de soutenir son amie par ce biais. Elle contempla Fougère Dorée de son visage au traits un peu naïf, affligée d’une sincère sollicitude et d’une regrettée impuissance.

- Fougère… » murmura t-elle peinée.

- Quelque chose arrive, Faine. Quelque chose qui nous concerne tous. C’est comme un orage qui gronde au loin, et que je suis la seule à entendre.

- As tu de nouveau interroger le Clan des Étoiles depuis ce fameux rêve ? Questionna la chatte grise avec maladresse.

- Non. Enfin oui, répondit-elle en soupirant, la tête basse. Mais c’est du pareil au même. Au début, je m’attendais à recevoir une réponse, un nouveau signe, quelque chose… mais depuis mon rêve, rien ! Je ne sais pas ce que cela signifie. Ce qu’ils essayent de me dire... Où est ce que la foudre va frapper ? Je peux juste te dire qu’elle va frapper, c’est une certitude. Je peux le sentir, c’est comme des frissons sous ma fourrure. »

Elle leva des prunelles déboussolées vers son amie, sa voix se brisa :

« Je n’ai jamais ressenti ça de ma vie, Faine. Est-ce que je deviens folle ? »


Verte Faine posa des yeux affligés sur son amie. Elle déglutit, et avec un timbre de voix plus sérieux et affermi que jamais lui répondit, plongeant son regard vert droit dans le sien :

- Non, tu n’es pas folle. Tu vois des choses dans ton sommeil, tu présents des choses dont personnes d’autre n’a conscience, tu communique simultanément avec des chats qui se trouvent à l’autre bout de la Vallée. Tu n’es pas folle, Fougère. Tu es Guérisseuse. »


La chatte brune et tigrée ouvrit des yeux ronds de surprise à l’entente de cette phrase. Verte Faine soutint son regard avec sérieux. Et, prisent de tremblements, les deux chattes se mirent à rirent aux éclats à gueules déployée.

- Ah… soupira longuement Fougère quand son fou rire s’estompa, venant se frotter vigoureusement la joue de sa patte gauche. Qu’allons nous bien pouvoir devenir ?

- L’avenir nous le dira bien…assura la Guérisseuse du Lac avec optimisme. En attendant, j’interrogerai moi aussi le Clan des Étoiles à ce sujet. Si je reçois le moindre signe, la moindre information, tu seras la première au courant ! Je te le promets. »

La chatte du Feu lui sourit avec tendresse.

- Merci, Faine. »

Fougère inspira fortement en gonflant ses poils hirsutes. Elle se renfrogna. Elle devait se renfrogner. Elle détestait perdre pieds de la sorte en public, même s’il s’agissait de Verte Faine. Elle se contracta toute entière, poussa sa boule noire d’angoisse tout au fond de sa gorge et vint appliquer son fameux masque d’assurance et de désinvolture sur son visage et son âme.

« Bien, je vais devoir partir à mon tour, annonça-t-elle d’un air mutin. Ne doute pas que j’aimerai rester discuter en ta compagnie mais, tu sais bien… le devoir nous appelle !

- Oui, j’ai du retard moi aussi dans mes tâches, déclara la chatte grise en souriant. Mais… tu sais… si tu as besoin d’aide…

- Ne t’en fais pas. » Lui assura vivement Fougère avec résolution.

Verte Faine hocha la tête, lui adressant un petit regard timide.

- A bientôt alors... »


L’aura de la chatte du Lac commença à faiblir et elle disparue dans un pâle nuage aérien.

Fougère Dorée, dans la solitude de l’infini brouillard, baissa son front lourd de fatigue, d’impuissance et d’inquiétude, et laissa filer un soupir mort. Elle ferma les yeux, fit le vide dans sa tête et se laissa partir.


Elle s’éveilla dans la lumière jaune et tamisée qui s’infiltrait par les interstices éparses du bois. Allongée sur le sol terreux et sec où perçait de petits brins d’herbacées folâtres, l’odeur musquée et enivrante des herbes séchées lui emplissaient encore le museau et lui faisait tourner la tête. Petit à petit, le brouillard dans ses yeux se dissipa, et le monde physique retrouva toute sa netteté et sa tangibilité. Elle se leva lentement sur ses pattes alors que son environnement tanguait de moins en moins autour d’elle. Elle s’étira et s’ébroua avec un claquement d’oreilles. Un éternuement lui picota la truffe. Elle se dirigea vers une pierre creuse remplie d’eau claire qu’elle lapa longuement pour apaiser sa gueule sèche et faire passer le goût amer de plante qu’elle avait sur la langue. Puis, elle entreprit de ranger les herbes et feuilles séchées restantes pour une prochaine utilisation en les ré-enterrant entre deux cailloux plats enfoncés dans la terre de l’abri.

Devant se mettre en route pour regagner le camp, elle ne traînassa pas davantage. Elle s’extirpa de sous le tronc de hêtre renversé sur le sol de la forêt, en dessous duquel elle avait creusé cette tanière. Elle protégea l’entrée en rebouchant sommairement de terre et en remplaçant les branchages et les débris de feuilles qui dissimulaient l’entrée. Et partit en direction de l’ouest.

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